« Je pense aujourd’hui qu’il n’existe pas un seul être humain honnête de sexe masculin en Amérique. » ! L’autobiographie de Mark Twain

A la fin de sa vie, l’auteur des “Aventures de Tom Sawyer” décide de dicter son autobiographie, destinée aux lecteurs… du XXIe siècle. Le deuxième tome, qui vient de paraître, est l’événement de cette rentrée littéraire.

Qu’est-ce qui poussa Mark Twain à composer, durant les quatre dernières années de sa vie, une somme autobiographique de plusieurs milliers de pages ? On ne sait pas. Le génial écrivain américain avait toujours aimé parler de sa vie – son roman les Aventures de Tom Sawyer contient de nombreux éléments tirés de sa propre existence -, mais il choisit brusquement vers 1906, à l’âge de 71 ans, de s’installer dans son lit et de dicter tous ses souvenirs à son secrétaire, sans plan ni méthode. Sans nombrilisme non plus : Twain avait en fait décidé de décrire son époque, dans tout ce qu’il y voyait d’insensé et de ridicule. Tout y passait, de la laideur des habits masculins à la destruction inutile d’un bel immeuble, d’un mariage princier à des expériences de chiromancie. Projet moderne s’il en est : tout dicter, guidé par la libre association des idées, comme lors d’une cure psychanalytique ; tout dire, sans filtre ni reconstruction, comme si des paragraphes décousus pouvaient contenir toute l’entropie du monde. « Je ne suis pas en vie. Je suis mort. J’aimerais que le lecteur n’oublie pas ce fait important. Si j’étais vivant, j’écrirais une autobiographie selon les codes habituels. […] Depuis la tombe, je peux parler plus franchement que ne le feraient la plupart des historiens. » La rédaction d’un tel livre ne pouvait s’achever qu’avec la mort physique de l’écrivain. Elle arriva en 1910. Mais les contemporains de Mark Twain ne purent encore découvrir ce qu’il avait écrit sur eux : l’écrivain avait ordonné qu’on lise son chef-d’œuvre cent ans après son décès. Il écrivait pour nous donc, gens du XXIe siècle.

Qu’est-ce qui poussa les éditions Tristram à publier en 2010 le premier tome de cette autobiographie ? Qu’est-ce qui les pousse à publier aujourd’hui ce deuxième tome, totalement inédit ? On ne sait pas. Traduit par l’un des meilleurs connaisseurs de Twain, Bernard Hœpffner, et édité par un véritable écrivain, Jean-Hubert Gailliot (on lui doit notamment le Soleil, prix Wepler 2014), c’est en tout cas un formidable pied de nez à la rentrée littéraire. Quel écrivain actuel pourrait rivaliser face à Mark Twain ? Le livre événement de cette rentrée, ce n’est donc peut-être pas Christine Angot tuant symboliquement son père, encore moins Laurent Binet tuant symboliquement Roland Barthes, mais bien Mark Twain tuant tous les symboles de l’Amérique, c’est-à-dire déconstruisant le mythe de la liberté d’expression, souriant de la devise « In God we trust », rappelant les lobbies et les massacres qui permirent sa fondation. Ces milliers de pages sont en fait des mémoires qui mêlent l’histoire et l’homme, et qui feront grincer des dents parce que l’auteur jamais n’y mâche ses mots. Il faut s’habituer à l’ironie qu’il distille dans chaque phrase, comme à son écriture oblique. Mais attention : sans débordement. Sans éclat de rire. Mark Twain : un pince-sans-rire. « Si vous pouvez rire tout en racontant une blague, ceci est un signe que ce n’est pas drôle – pour les autres. […] Quand la poule a pondu une blague, c’est elle qui rit. Certains êtres humains sont tout aussi vulgaires. » C’est peut-être cela qui rend Twain comme son livre si modernes : un refus froid de l’illusion de supériorité. Qu’il cite un article de journal presque hagiographique ou la lettre trop favorable d’un ami, on dirait que Twain jamais n’y croit. Il semble ancré dans l’ère du soupçon. Il écrit comme un détective. Et nous lisons enfin son enquête.

Qu’est-ce qui poussa Barack Obama à déclarer, lisant le premier tome de cette autobiographie : « Depuis que je lis ce livre, je comprends mieux mon pays » ? Là, on ne sait absolument pas. On sèche. Mark Twain est un écrivain irrécupérable. Son goût pour les hommes politiques est lié à son dégoût de la parole mensongère. Qu’il parle du général Grant ou de Theodore Roosevelt, des droits d’auteur bafoués ou des guerres pleines de bons sentiments (« Le meilleur moyen de s’enrichir rapidement, dans le royaume terrestre du Christ, est d’inventer un fusil capable de tuer plus de chrétiens à chaque coup que tous les autres fusils existants »), Twain dénonce toujours la parole vide des politiciens, le storytelling des journaux, les électeurs dupes et dupés. On ne sait si le président des Etats-Unis lira ce deuxième tome, ni même s’il communiquera sur cette lecture ; mais, s’il ouvrait ce nouveau livre de témoignages et qu’il se mettait à le lire, vraiment, nul doute que beaucoup de choses changeraient en Amérique. Offrons-lui en tout cas une dernière phrase de Twain, qui devrait à tous mettre l’eau à la bouche : « Je pense aujourd’hui qu’il n’existe pas un seul être humain honnête de sexe masculin en Amérique. » Aïe ! On se demande si Barack Obama hochera la tête, en lisant ce jugement sans appel d’un des plus grands écrivains américains.

L’Autobiographie de Mark Twain, l’Amérique d’un écrivain, t. II, Tristram, 850 p., 29,95 €. 

Morceaux choisis

Ce que l’Europe apprit de l’Amérique

Il y a un peu plus d’un siècle, nous avons donné à l’Europe les premières notions de liberté qu’elle ait connues et nous avons ainsi largement et heureusement contribué à l’avènement de la Révolution française, et nous revendiquons une partie de ses résultats bénéfiques. Nous avons depuis lors donné de nombreuses leçons à l’Europe. Sans nous, l’Europe aurait pu ne jamais connaître la technique de l’interview ; sans nous, certains Etats européens n’auraient sans doute jamais connu les bienfaits des taxes extravagantes ; sans nous, le cartel européen de la nourriture n’aurait sans doute jamais acquis l’art d’empoisonner le monde pour de l’argent ; sans nous, ses syndicats d’assureurs n’auraient sans doute jamais compris la meilleure façon de faire des profits sur le dos de la veuve et de l’orphelin ; sans nous, la renaissance tardive du journalisme corrompu en Europe aurait sans doute dû attendre des générations et des générations.
Theodore Roosevelt, un vrai gentleman
Nous sommes de très loin la nation – civilisée ou sauvage – la moins bien élevée sur cette planète aujourd’hui, et notre président nous représente tel un monument colossal visible depuis toutes les extrémités de la Terre. Il est terriblement dur et grossier là où un autre gentleman se montrerait gentil et délicat. Récemment, quand cette chose visqueuse qu’il a créée, ce médecin dévoyé, ce gouverneur de Cuba déshonoré qu’un tour de passe-passe a transformé en général de division – Leonard Wood – a enfermé 600 sauvages sans défense dans un trou et les a massacrés les uns après les autres, sans permettre à une seule femme ou à un seul enfant de s’échapper, le président Roosevelt – représentant du gentleman américain, premier gentleman américain – a mis le cœur et l’âme de toute notre nation de gentlemen dans le hurlement de plaisir qu’il a câblé à Wood pour le féliciter de cet « éclatant fait d’armes » et pour le remercier d’avoir « si bien défendu l’honneur du drapeau américain ».

Liberté d’expression ?
L’Angleterre et l’Amérique aiment se vanter avec autosatisfaction du fait que chez elles les hommes sont libres d’exprimer leurs opinions, quelles que soient leurs nuances, mais il s’agit là d’une des hypocrisies de la race humaine ; la liberté de parole n’a jamais existé dans aucun pays, et la liberté de parole n’existe pas en Angleterre ou en Amérique lorsque plus de quatre personnes sont réunies ; et encore faut-il que les quatre aient le même credo politique et religieux.

Morale publique, morale privée
Notre devise publique est « En Dieu, nous avons foi », et quand nous lisons ces mots gracieux sur la pièce de 1 dollar de commerce (valeur, 60 cents), ils paraissent toujours trembler et pleurnicher de sentimentalité pieuse. C’est là notre devise publique. Il semblerait que notre devise privée soit : « Quand un Anglo-Saxon veut une chose, il se l’approprie. » Notre morale publique est résumée de façon touchante dans cette devise majestueuse, mais aussi gentille et douce, qui indique que nous sommes une nation de frères aimables, affectionnés et innombrables qui ne font qu’un – « E pluribus unum ». Notre morale privée est, elle, illuminée par une phrase sacrée : « Allez, on se dépêche ! »

ENTRETIEN

“Le livre d’un homme sans préjugés”

Bernard Hœpffner, l’un des meilleurs traducteurs de la langue anglo- saxonne, a permis la version française de cette autobiographie magistrale.
Marianne : Comment en vient-on à traduire Mark Twain, et surtout son autobiographie ?
Bernard Hœpffner : Huck Finn est mon compagnon d’enfance et le Mississippi, le fleuve de mes rêves, il était tout naturel que je traduise les Aventures de Tom Sawyer et les Aventures de Huckleberry Finn, ainsi que, par la suite, No 44, le mystérieux étranger, et ses textes politiques (pour les éditions Agone). Alors, quand le premier volume de l’Autobiographie de Mark Twain est sorti, en 2010, les éditions Tristram et moi, nous ne pouvions que nous lancer dans cette nouvelle aventure.

Mais tout de même : cent ans d’attente… Que craignait vraiment Twain ?
Le délai de cent ans avant la parution de l’autobiographie était, je pense, surtout destiné à permettre à Samuel Clemens (le vrai nom de Mark Twain) d’écrire en toute liberté, et d’écrire sur lui-même – tout comme Montaigne a écrit : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies », Samuel Clemens annonce : « Mon autobiographie est un miroir, et c’est moi que j’y regarde tout le temps. » Quelques ennemis ont droit à une volée de bois vert, mais il est vrai que, un siècle plus tard, cela ne nous fait plus frémir. La personne qui s’en sort le moins bien est son frère Orion, avec qui Twain a des comptes à régler. Quelques autres personnes, ainsi que leurs descendants, auraient pu ne pas apprécier certaines remarques : Olive Logan, Charles Webb, J.W. Paige, Charles Webster, Bret Harte, etc. Comme il l’a expliqué à un journaliste en 1899 : « Un livre qui ne sera pas publié avant un siècle apporte à un écrivain une liberté qu’il ne pourrait jamais obtenir par d’autres moyens. Dans ces conditions, il est possible de dessiner un homme sans préjugés, exactement comme on l’a connu sans pourtant craindre de le blesser, ni de blesser ses fils ou ses petits-fils. »

L’éditeur vante « la véritable autobiographie de Mark Twain ». Il y en aurait donc des fausses ?
On peut dire cela puisque, malgré le délai de cent ans imposé à la publication, quelques textes avaient été imprimés dans les journaux par Twain lui-même ; après sa mort, en 1910, des extraits ont été publiés en 1924, d’autres en 1940, puis en 1959, chaque fois un peu plus épais. Ce n’est qu’en 2010 que le premier volume est sorti aux Etats-Unis, tel que Twain voulait qu’il existe (les éditions précédentes avaient reclassé les extraits chronologiquement), tel qu’il l’avait rédigé. Le deuxième volume a été publié en 2013, et nous attendons toujours le troisième volume, que je traduirai dès sa sortie aux Etats-Unis.

Pourquoi ce titre, Autobiographie ? Le lecteur sera déçu s’il cherche ici les secrets d’un écrivain.
Twain appréciait par-dessus tout l’autobiographie de Benvenuto Cellini. Je ne crois pas qu’il ait jamais pensé divulguer son atelier d’écrivain, bien que, par la bande, on en apprenne beaucoup sur sa façon de travailler. Ses premières tentatives d’autobiographie datent de quarante ans avant sa mort. Comme il l’écrit en 1906 : « Pour finir, à Florence, en 1904, je suis tombé sur la bonne façon de faire une autobiographie : la commencer à un moment qui n’a rien de particulier dans sa vie ; se promener librement dans toute sa vie ; ne parler que des choses qui sont intéressantes à l’instant ; laisser tomber dès que l’intérêt commence à baisser et diriger la conversation vers la nouvelle chose bien plus intéressante qui s’est introduite entre-temps dans l’esprit. »

Serait-ce anachronique de lire Twain en espérant comprendre notre époque ?
Twain produit avec ces textes un portrait ironique de son époque, laquelle n’est qu’un avatar de la nôtre. Ce n’est pas pour rien que Barack Obama a annoncé que c’était son livre de chevet ! La façon qu’a Twain d’étriller l’impérialisme américain s’applique tout autant aujourd’hui, les hommes politiques sont aussi critiquables qu’au début du XXe siècle.

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