Que retient-on aujourd’hui du trotskisme ? (Vidéo)

 Une doctrine de la révolution plus universaliste que celle de Staline (et même, dans une certaine mesure, que celle de Lénine) ; la tactique de « l’entrisme », qui nous a valu en France un Jospin Premier ministre (mais abandonnant toute pratique révolutionnaire) ; et, dominant le tout dans l’imagination du grand public (comme le tableau de David immortalisant Marat), l’assassinat à coup de piolet par un agent de Staline en août 1940.

Comme souvent, les commencements sont finalement plus intéressants que cet aboutissement. Trotsky lui-même l’avait bien compris, qui s’attarde sur son enfance dans son autobiographie publiée pour ses 50 ans, en 1930, Ma Vie.

J’ai sous la main le Trotski de Nicolas Tandler (Pardès, 44 rue Wilson 77 880 Grez ; 2009, 12 euros) et le Trotsky de Michel Renouard (Folio-biographie n° 139 ; 2017, 9 euros). Le second est plus axé sur la vie privée. Il répertorie bien toutes les résidences françaises de Trotsky en exil. Vous trouverez aussi tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les deux compagnes successives de Lev Davidovitch Bronstein, Aleksandra et Natalia, les deux filles qu’il eut de la première, les deux fils qu’il eut de la seconde… et sur les multiples passades du grand homme. Mais Renouard est aussi un littéraire, linguiste de surcroît. C’est lui qui explique les divers pseudonymes de Bronstein : Antid Oto, Pero (la Plume) et, en 1902, Trotsky, où il y a l’idée de rébellion (Trotz). Alors que Lénine (l’homme de la Léna, fleuve sibérien près duquel il connut un premier exil) et Staline (l’homme d’acier) avaient vu plus large : tout de suite les grands éléments, les gros matériaux… Mais pourquoi Renouard adopte-t-il le Y, alors que Tandler a préféré le I, plus logique ? « Parce que l’intéressé lui-même, nous dit-il, a préféré cette fioriture en finale de sa signature, de même qu’il agrémente son prénom francisé d’un coquet accent aigu. »


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D’Orwell à Souvarine
C’est sur une indication de Renouard aussi que je me suis reporté au livre d’Orwell où Trotsky est représenté sous la figure de Boule de neige (avec quelques éléments de Lénine). Il est en effet l’un des cochons révolutionnaires de La Ferme des animaux, finalement chassé pour ses innovations électriques astucieuses mais jamais tout à fait au point, non sans avoir auparavant obtenu le titre de Héros Animal de Première Classe. Car Orwell ne fut jamais trotskiste : c’est par un « pur concours de circonstances », a-t-il écrit, qu’il se retrouva engagé en Espagne dans les troupes du POUM, parti trotskiste, plutôt que dans une autre formation. Mériam Korichi le reconnaît dans son édition de La Ferme des animaux (Folio Plus classiques, n° 94, 2007). Pourquoi faut-il que cette jeune agrégée de philosophie, faisant le tour des grands écrivains français qui prirent parti dans la guerre civile de nos voisins, attribue à Claudel une « Ode à Franco » ? Claudel a publié en 1937 un poème « Aux martyrs espagnols » où le nom de Franco n’est pas prononcé – ni d’ailleurs celui de Trotsky, malgré une énumération d’ennemis de l’Eglise romaine : « Robespierre, Lénine, et les autres Calvin, ils n’ont pas épuisé tous les trésors de la rage et de la haine ! / Voltaire, Renan et Marx, pas encore ils n’ont touché le fond de la bêtise humaine ! »

Le rapprochement de Robespierre et Lénine s’imposait : Trotsky, qui n’était pourtant pas Danton (mais plutôt Lazare Carnot), l’avait fait dès août 1904 dans un texte cité par Nicolas Tandler : « Maximilien Lénine, dont le caractère méchant, soupçonneux, moralement antipathique, est la pâle caricature de l’intolérance tragique du Jacobin. » On trouvera en effet dans le livre de Tandler quantité de détails concernant les relations des divers chefs communistes entre eux, et beaucoup de photographies étonnantes, comme le veut la collection Qui Suis-je ? En outre, Tandler a connu Boris Souvarine (1895-1984), né à Paris et premier Français membre du Komintern (à Moscou en 1921), puis exclu du parti communiste en 1924, fondant en 1931 la revue La Critique sociale et publiant en 1935 sur Staline le premier livre critique venu de gauche (il ne trouva qu’un éditeur de droite, Plon, pour oser l’imprimer). Trotzky le jugea « d’une grande pauvreté intellectuelle ». Souvarine lui rendit la monnaie de sa pièce en 1939, raconte Tandler, quand l’exilé du Mexique publia à son tour un Staline.

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De Malraux à Breton
Parmi les Français qui ont un peu fréquenté Trotsky, il y a Malraux qui, en 1933, a pu parler avec lui de ses propres romans et de Louis-Ferdinand Céline (tous deux avaient aimé Voyage au bout de la nuit), mais pas beaucoup d’Eisenstein : Trotsky n’avait pas vu Le Cuirassé Potemkine (1925) ! Et encore moins Octobre évidemment, dont la sortie fut retardée de six mois pour couper les scènes où apparaissait le personnage de Trotsky (exilé à Alma Ata en janvier 1927).

Il y a aussi André Breton, arrivé au Mexique en mai 1938 comme conférencier appointé par le ministère français des Affaires étrangères : Trotsky mettra au point avec lui le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant ». Quel changement depuis les années 1920 où il s’opposait à l’art futuriste, sa compagne Natalia Sedova (ancienne étudiante en histoire de l’art à Paris) devenant une sorte de sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts.

De Pierre Pascal à Victor Serge
On oublie qu’un autre intellectuel français avait pu observer Trotsky en pleine action, dès 1917. Mais qui se souvient de Pierre Pascal (1890-1983) ? L’éditeur du Journal de Gide le confond avec Pascal Pia. Heureusement que le regretté Dimitrijević a publié, de Pierre Pascal, Mon Journal de Russie (quatre volumes de 1975 à 1977 aux éditions L’Age d’Homme). Elève de la rue d’Ulm en 1910, passionné de la Russie orthodoxe sous l’influence de l’abbé Portal, agrégé de lettres mobilisé en 1914, sous-lieutenant d’infanterie plusieurs fois blessé au front (d’Alsace, puis d’Orient), Pascal fut finalement affecté en 1916 à la Mission française de Russie, et passa aux soviets en 1919… tout en restant un pieux catholique (« Tout ça doit faire une jolie kacha [bouillie] », lui déclara Lénine).

En janvier 1920, il est bluffé comme tout le monde par les « armées du travail » de Trotsky et par son train spécial (qu’il envisage seulement sous l’aspect de la propagande, avec son imprimerie, son cinéma, etc.). Mais, surtout, il a vu Trotsky, même s’il n’a pu lui parler comme à Lénine : « Séance du Soviet au Grand Théâtre, salle comble, le 25 janvier. Sûreté de parole et ton martelé de commandement. Interminable discours (plus de deux heures), où il traite tous les problèmes économiques. »

Certains se demanderont peut-être comment Pascal s’est tiré de là ? Après avoir été, en mai 1922, interprète à la conférence de Gênes (où il put revoir son père), il vécut, peu à peu marginalisé, à Moscou. En 1933, Edouard Herriot obtint son rapatriement, car sa compagne Evgenia Roussovkaia, dont la sœur était elle-même la compagne du fameux Victor Serge, se trouvait menacée.

Romain Rolland obtint en 1936 la libération de Victor Serge après trois ans de Goulag (né de parents installés en Belgique, c’était un écrivain de langue française). Serge put ainsi gagner le Mexique en 1941, où il aida Natalia Sedova à rédiger Vie et mort de Trotsky. Pascal, devenu professeur en Sorbonne, se contenta, lui, de traduire désormais Gogol, Tolstoï, et surtout Dostoïevski, plutôt que les communiqués du Politburo…

P.-S. : Tandler est également l’auteur de biographies de Staline (Pardès, 2007), Krasucki, Marchais, et des Secrets de Lénine (Dualpha, 2006) ; Renouard d’un Lawrence d’Arabie (2012) et d’un Joseph Conrad (2014) en Folio-biographies.

Robert le Blanc – Présent

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