Par Jean Paul Angelelli
La Grande Guerre, du professeur François Cochet de l’université de Metz, est un livre à la fois complet et original. L’auteur, spécialiste du conflit, décrit en plus de cinq cents pages les opérations militaires et l’évolution des sociétés civiles, dans des chapitres qui se suivent et se complètent. Ne se contentant pas des opérations en France mais traitant aussi d’autres théâtres d’opérations comme l’Afrique, l’Orient etc. C’est vaste, clair et vivant, d’autant qu’au fil des pages il donne son point de vue.
Ainsi, il juge inexacte la fraternisation entre combattants ennemis montrée souvent à la télévision dans un esprit antimilitariste. Dans son introduction, « Pourquoi la guerre », il réfute la thèse marxiste sur la responsabilité du capitalisme. La responsabilité des hommes politiques et des nationalismes est plus solide. Et, surtout, la décision de l’Allemagne devant se battre sur deux fronts de mettre rapidement la France hors de combat en envahissant la Belgique. Sans oublier une grande illusion très partagée : en raison de la puissance des armements, la guerre serait courte. Terminée à Noël…
Les fronts militaires
Le premier front de 1914, c’est « l’été meurtrier ». La bataille de la Marne a arrêté les Allemands. Ce n’est pas qu’un succès français car, en face des offensives russes, les Allemands durent diviser leurs forces. Ensuite le front s’est stabilisé à cause du système des tranchées. Pour un temps court (six mois) les pertes sont énormes. 300 000 hommes mis hors de combat, et en 1915 le même bilan. Dans la mémoire collective ce sont les combattants du front, les Poilus, qui deviendront le symbole de la guerre. Ils connaîtront des conditions pénibles : la pluie, la boue, la chaleur, le froid, les percées qui sont souvent des échecs sanglants. D’où la véracité des descriptions, « les corps en miettes », « la viande d’hommes ». Car l’artillerie est entrée en jeu pour écraser l’ennemi avant les attaques directes. Il y a aussi des armes nouvelles à tir courbe comme les crapouillots, les combats souterrains pour faire sauter les tranchées, les gaz utilisés pour la première fois par les Allemands dans l’Yser. Le courage, l’héroïsme, la ténacité sont indéniables et vont nourrir l’opinion dans la presse. Mais cela deviendra vite un « bourrage de crânes », qui révoltera ceux qui sont au contact.
L’auteur se livre à une étude serrée du front. Il y a un arrière critiqué pour le mauvais ravitaillement, les transports trop lents des blessés. Il y aura des améliorations. La permission deviendra obligatoire en 1915, elle jouera un rôle capital. L’auteur réfute une autre légende, les généraux carnassiers sacrifiant leurs troupes. Ce cliché alimente encore les dessins de Tardi, dont l’œuvre aurait mérité une analyse critique. Que nous tentons.
Excellent dessinateur mais d’extrême gauche, Tardi souscrit dans l’Express à la vision que la guerre « fut une gigantesque manipulation des masses par les nantis ». Dans son optique « classiste », Tardi oublie que le prix du sang fut surtout payé par les paysans et les classes moyennes. Les ouvriers, devenus « affectés spéciaux », furent transférés dans les usines de l’arrière. On peut rappeler aussi que la mortalité chez les officiers fut supérieure à celle des hommes de troupe. Lors des assauts, ils étaient à l’avant. Et citer qu’à Verdun le général Pétain (honnêtement traité) institua un système de relève qui, par la Voie Sacrée, retirait du front les unités combattantes épuisées. Le général Pétain fut aussi celui qui remplaça le général Nivelle, sanctionné après le terrible échec de l’attaque du Chemin des Dames. François Cochet réfute les accusations contre Nivelle, qui avait été jusque-là un brillant combattant.
Mais il s’en suivit un drame, objet de controverse ou désinformation que l’auteur critique. Certes, Guy Perdoncini les avait bien étudiées cependant il y a encore des recherches à mener, car bien des archives restent inexploitées à Vincennes. Les mutineries ont été très larges. Durement réprimées mais par des tribunaux militaires (avec avocats pour les accusés). 500 condamnations à mort mais 50 exécutions. Il faut aussi préciser qu’il y avait par jour des centaines de combattants tués. Leur cause ? En haut lieu, on crut à la trahison et au défaitisme. Ce fut plutôt le désespoir, la colère devant l’ampleur des pertes, les permissions retardées. On sait comment le général Pétain sut apaiser les passions.
L’auteur salue les zouaves et les « petits Blancs venus d’Algérie », renfort de réserves venues de l’Afrique du Nord et de l’Empire Qui les composent ? On a reconnu les Pieds Noirs. Dans la péninsule arabique contre les Turcs, aux côtés des Anglais et des tribus arabes animées par le colonel Lawrence, il y avait un petit détachement français où se trouvait un lieutenant-colonel polytechnicien Cadi Cherif, français par naturalisation. Exemple unique qui impressionna. Au fil des pages, on trouve comme cela de nombreux et curieux détails.
Les fronts intérieurs
« Pourvu qu’ils tiennent – Qui ça ? – Les civils. » C’est un dessin célèbre que Forain publia début 1915. Il voyait loin. En France, les civils ont tenu même si, comme le fait remarquer François Cochet, il est difficile d’étudier leur comportement, car il n’y a pas de sondage à l’époque. Il n’y a pas eu de pénurie alimentaire. L’agriculture fonctionna grâce au travail des femmes. L’opinion reste « antiboche », et cléricaux et anticléricaux rivalisent en patriotisme. Mais les « embusqués » existent et sont honnis.
Sur le plan politique, le régime parlementaire fonctionne mais chez les socialistes, à la gauche du parti, il y a un courant pacifiste et certaines grèves en 1917 se font au nom de la « paix par la négociation ». Ce n’est pas la majorité. Il y a de journaux défaitistes et des affaires d’espionnage.
Un point noir (mais il est resté peu connu jusqu’en 1918) ce sont les dix départements occupés par les Allemands, du Nord à l’Alsace-Lorraine. En surveillance très stricte du côté allemand, qui a la hantise des francs-tireurs (souvenir de 70). La résistance est difficile, il y a des réseaux. Ils ont entraîné des arrestations, des procès et des exécutions (Louise de Bettignies). Il y a principalement des corvées, des réquisitions, des brutalités et même des envois de main-d’œuvre en Allemagne. La population civile souffre mais s’accommode. Guillaume II ne fut pas Hitler.
Le pays qui connaît un désastre, c’est l’immense Russie. Les batailles sont perdues. Les millions de « soldats paysans » désertent. Au sommet, le tsarisme s’effondre. Lénine intervient et s’empare du pouvoir par un coup de force. Il a promis la paix et se hâte de la signer en 1918, même au prix de calamités.
1918 : retour de flamme
Cette année-là verra la victoire des Alliés. Mais il fallu passer par une violente offensive allemande qui arriva même à une certaine distance de Paris. Ce qui déclencha une panique dans une population qui n’avait connu la guerre que de loin. En réaction, il y eut aussi la création d’un commandement unique dirigé par le général Foch, qui prépara la riposte. 1918 n’est pas 1914. C’est une guerre moderne qui préfigure 1940. Avec utilisation massive des chars et de l’aviation. Sur le plan effectif les Américains, dès le printemps, arrivent en nombre mais il faut les former car, ignorant la puissance des armes à feu comme les mitrailleuses, ils auront des pertes sévères. Il faudra que Français et Anglais les entraînent. A l’été, ils seront efficaces et « leur sang neuf » arrivera au bon moment.
Les généraux allemands n’avaient pas d’illusions sur leur coup de boutoir. Ils n’avaient plus de réserves. En Allemagne, on mobilise à dix-sept ans. La contre-offensive alliée est décisive. Même s’il y a encore de grosses pertes, elle permet de libérer les territoires occupés et, à l’automne, une grande offensive peut arriver jusqu’en Allemagne. C’était le souhait de Foch et de Pétain. Cependant le professeur François Cochet est sceptique. L’armée allemande a reflué, mais en ordre. D’où la légende du « coup de poignard dans le dos ». Surtout Américains (indispensables) et Anglais ne veulent pas que la guerre se prolonge. Et l’opinion française aurait-elle suivi ? C’est l’armistice du 11 novembre 1918. Ne pas oublier que c’est dans les Balkans, avec l’offensive du général Franchey d’Esperey, que le front a craqué avec la défaite des alliés de l’Allemagne, Hongrie et Bulgarie. Ce qui n’a pas été souligné dans l’opinion en France. Puis furent signés les traités dont le plus important fut le traité de Versailles. Le livre en donne l’essentiel, mais il est dommage qu’il oublie de citer et de commenter le livre prophétique de Jacques Bainville sur Les Conséquences politiques de la paix.
Quatre empires ont disparu, l’allemand, l’austro-hongrois, le russe, l’ottoman. A noter que, souvent négligés dans l’euphorie de novembre mais bien traités par l’auteur, les combats continuent. En Irlande, en Pologne où les Bolcheviks en route pour Berlin (le rêve de Lénine) sont battus. D’autant qu’à Berlin la révolution spartakiste est écrasée « dans le dos ». En Turquie, où les anciennes colonies grecques sur la côte ouest sont expulsées sauvagement, le Moyen Orient avait été partagé entre Anglais (le plus gros morceau) et Français. Ceux-ci hériteront du Liban et de la Syrie. Mais, dans ce dernier territoire, il faudra affronter des années durant les révoltes de tribus très combatives comme les Druses et les Alaouites. D’un autre côté il y aura, ayant fui la Russie, les Tcherkesses qui nous seront fidèles jusqu’en 45. Abandonnés dans la Syrie indépendante en 45, ils seront massacrés comme les harkis. Sapin Lignières, agent français du renseignement sur place, l’a raconté.
En France, il faut démobiliser une masse de cinq millions d’hommes. En commençant par ceux qui sont sous les drapeaux depuis 1913 (application de la loi de trois ans). Ils deviendront les anciens combattants, dont le poids humain sera considérable dans l’entre-deux-guerres. D’autant qu’ils sont encore jeunes. Des divisions politiques apparaissent avec les associations. La principale est l’Union Nationale des Combattants (UNC) patriote et à droite. En face, minoritaire, l’Association Républicaine des Anciens Combattants (l’ARAC). Les communistes français, après 1920, vont la dominer, utilisant l’anti-militarisme et la lutte des classes.
Dans le pays, il y aura le poids obsessionnel de la guerre, avec l’érection des monuments aux morts, les blessés (les « gueules cassées »), les veuves et les orphelins. Le professeur Cochet discute sur une interprétation récente de la guerre : « la banalisation du mal ». Il remarque que, s’il est certain que c’est 14-18 qui est à l’origine, dans l’ordre, du communisme, du fascisme et du nazisme, comment expliquer la cruelle guerre civile qui eut lieu de 36 à 39 dans une Espagne neutre de 14 à 18 ? De même, établir la filiation 14-18 et 39-45 est une « tautologie », mais aussi « une reconstruction gaullienne et mémorielle remontant à la Libération ».
La guerre avait accumulé les destructions – maisons et paysages, qui furent ensuite reconstitués. Mais pas partout. Il en reste qui seront sans doute exploités sur le plan historique dans l’année en cours. Avec une surprise désagréable peu connue mais révélée en fin de livre : en 2011, près de Douai, des obus à gaz enfouis dans le sol, rongés par l’érosion, laissèrent échapper leur dangereux contenu. Curieuse réapparition d’une guerre qui, jusque-là, ne survivait que dans les mémoires.
• La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un siècle, 518 pages. Cartes, notes, index. 25 euros. Perrin et ministère de la Défense.