Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis

 

Roy Lewis est né en 1913 en Angleterre. Après une formation en sociologie, il est devenu journaliste et sociologue spécialiste en économie. Il a notamment travaillé pour The Economist et le Times. Il s’est intéressé à l’anthropologie et aux origines de l’espèce humaine, ce qui lui a inspiré ce roman qu’il a écrit en 1960. Il est mort à Londres en 1996. Ernest, le narrateur, est un pithécanthrope vivant dans le pléistocène moyen. Autrement dit, c’est un homme préhistorique d’Afrique, d’Ouganda précisément, où il vit avec toute sa famille dans une caverne.

Édouard, le père d’Ernest, est un grand inventeur. Dans la période préhistorique, être un inventeur signifie refuser de vivre dans les arbres, devenir omnivore, se mettre sur ses pattes arrière afin de mieux chasser dans la prairie… Mais surtout, Edouard apporte à sa famille de quoi gagner tout le confort nécessaire à l’aménagement de la caverne et une protection contre les bêtes en tout genre installées sur le même territoire qu’eux : le feu.

Roy Lewis ramène tous le progrès marquants de cette lointaine époque à une seule génération. Ernest et sa famille découvrent le feu, les armes de bois que l’on rend solides à la chaleur de la flamme, la cuisson des aliments qui deviennent faciles à manger, l’art figuratif… Édouard pousse ses fils dans une course au progrès toujours plus obsessionnelle, dans un objectif, voir la fin du pléistocène avant sa mort : « Les temps ont changé, dit père. Ou plutôt, se reprit-il, ils n’ont pas changé, voilà le malheur ! Nous sommes plus en retard que je n’imaginais. Nous n’allons pas éternellement poireauter comme des contemporains de l’hipparion ! Non, ça ne peut plus aller, en tant qu’espèce nous sommes stagnants, c’est la mort. Nous avons du feu, mais nous ne savons pas le fabriquer. Nous tuons la viande, mais nous perdons notre temps à la mastiquer. Nous avons des lances trempées au feu, mais la portée n’en dépasse pas cinquante mètres… » (p. 85).

Mais Édouard rencontre beaucoup de récalcitrants au progrès autour de lui. En particulier en la personne de son frère Vania, cantonné dans sa position de végétarien vivant dans les arbres, qui aime néanmoins profiter d’un bon feu les jours de pluie et manger de bons repas de carnivore, n’en déplaise à ses intestins d’herbivore.

Et puis Édouard veut que tous profitent des ses avancées, sa famille comme les meutes alentour, pour pouvoir enfin sortir du pléistocène. Mais il en demande trop, veut avancer trop vite, et provoque un immense incendie qui brûle toute la végétation et fait fuir la faune à travers l’isthme de Suez, laissant la meute sans aucun moyen de subsistance. Demander à ses fils de donner le feu gratuitement aux autres tribus, par pur altruisme, dépasse les limites pour ses enfants, déjà échaudés par ce terrible accident. Ainsi survient le premier parricide de l’humanité juste après qu’Édouard a mis au point une nouvelle arme de pointe, merveilleuse pour la chasse, qu’il a nommée « arc ».

Langage et humour

Ce qui marque à la lecture de ce roman, c’est en premier lieu la langue utilisée, dans la narration comme dans les dialogues. Ces pithécanthropes pas encore sortis de leurs cavernes, s’expriment avec un vocabulaire extrêmement riche et dans une syntaxe parfaitement maîtrisée… et totalement anachronique.

Ce langage très riche, ajouté aux prénoms des personnages du roman (pour n’en citer que quelques-uns : Hedwige, Griselda, Ian, Oswald, ou encore Gudule), donne un ton très décalé au livre, et un pouvoir comique indéniable, d’autant plus remarquable que le livre regorge de bons mots.

Les pithécanthropes ont parfaitement conscience de leur évolution en cours et Édouard, lancé dans cette course au progrès, semble un personnage tout à fait contemporain.

Une organisation moderne.

Le ton décalé et original de ce roman lui est également conféré par toutes les petites obsessions des personnages, qui pourrait être parfaitement replacées de nos jours.

Dans cette famille les rôles des hommes et des femmes, par exemple, sont distribués exactement de la même manière qu’ils pouvaient l’être au XXème siècle : les femmes sont au foyer, elles cuisinent (c’est Hedwige, la mère de famille, qui découvre la cuisson des aliments… inspirée par l’odeur alléchante du pied de l’oncle Vania lorsqu’il se brûle sur une braise incandescente), et s’occupent des petits en bas âge. Les hommes quand à eux cherchent à progresser sans cesse, taillent le silex, partent à la chasse, ramènent à manger…Chacun a un rôle bien spécifique, un talent particulier qui s’avère indispensable à l’évolution de l’humanité, et qui peut également être rapproché de beaucoup de familles contemporaines.

Une histoire de clivage entre progressistes et conservateurs.

Édouard s’est lancé dans une course effrénée au progrès dans le but d’évoluer rapidement, et rencontre l’hostilité de son frère Vania. Ce roman est donc aussi l’histoire du conflit entre ceux qui se satisfont de ce qu’ils ont et ceux qui veulent aller toujours plus loin.

De prime abord, les avancées d’Edouard semblent bénéfiques à tous, même Vania bien qu’il répète sans cesse : back to the trees ! Pourtant ces avancées vont parfois trop loin. Des brûlures en série à un gigantesque incendie il n’y a qu’un pas, et la maîtrise du feu encore toute relative ne permet pas de lutter contre ce mal qui apporte la désolation et conduit à l’exode de cette famille pourtant bien installée. C’est d’ailleurs avec une arme qu’Edouard vient tout juste d’inventer qu’Ernest tue son père.

Le progrès demande sacrifices et efforts que l’oncle Vania refuse de fournir, parce qu’une évolution trop rapide lui semble contre nature. Ce clivage donne lieu à un certain nombre de disputes qui jalonnent le livre. Par exemple page 53 :

« – Eh oui, cette fois tu as passé les bornes Edouard ! rabâchait oncle Vania tout en mastiquant à belles dents une épaule de cheval, le dos au feu.

– Tu l’as déjà dit, fit remarquer père qui, lui, s’attaquait à une côte de bœuf dans le filet. Qu’est-ce qui ne va pas avec le progrès, je voudrais le savoir ?

– Progrès, progrès, c’est toi qui lui donnes ce nom, dit oncle Vania. Par-dessus son épaule il jeta dans le foyer un cartilage définitivement incomestible. Moi j’appelle ça de la rébellion. Aucun animal n’a jamais été conçu dans le but de dérober le feu au sommet des montagnes. Tu as transgressé les lois établies par la nature. Oswald, passe-moi un morceau d’antilope, j’en prendrai volontiers.

– Moi je vois la chose au contraire comme un pas en avant, persistait père. Peut-être un pas décisif. Évolution n’est pas révolution. Pourquoi serait-ce de la rébellion ? »
Ce conflit serait-il à replacer dans une situation contemporaine ? Quand le progrès a eu des effets si nocifs et irrémédiables ? Beaucoup ont rapproché l’immense incendie de la bombe atomique et de son utilisation à Hiroshima et Nagasaki. Cette course infinie au progrès semble être celle de toute l’humanité, à la fois sa spécificité et son plus grand mal. L’homme lutte sans cesse contre la spécialisation qui signifierait sa mort, tout comme de nos jours les entreprises pour croître diversifient leur champ d’activité. Pourtant le progrès ne signifierait-il pas à terme la fin de l’humanité lui aussi ?

Un péché originel chez les pithécanthropes ?

À la lecture de ce livre, j’ai cru voir se dessiner un récit qui tiendrait presque du texte biblique en parallèle de cette histoire venant tout droit de la théorie de l’évolution. Certains éléments semblent en effet rappeler la chute d’Adam et Ève.

En tout premier lieu la famille d’Ernest descend des arbres, que Vania nomme d’ailleurs « l’Éden ». Puis, en arrivant dans la plaine, ils connaissent les chasses infructueuses et la supériorité des animaux. Leur vie devient de plus en plus difficile, ils doivent chasser pour se nourrir, n’ont plus rien à portée de main.

Avec le début de l’exogamie et la rencontre avec la famille de Griselda, la femme d’Ernest, les pithécanthropes apprennent à se cacher sous des fourrures.

Ainsi, certains événements de ce récit semble se rapprocher d’un récit biblique, jusqu’à aboutir au premier parricide de l’humanité qui pourrait faire penser au meurtre d’Abel par Caïn, premier fratricide de l’histoire dans l’Ancien Testament.

Ce roman, outre son aspect comique, est bien construit et très riche. C’est une lecture tout aussi instructive qu’agréable.

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