A la fois romancier, nouvelliste, essayiste, poète, journaliste, dandy et polémiste, Barbey d’Aurevilly ne s’est pas posé de questions quant à la rédaction d’un journal. Bien au contraire et assez jeune il consigne, souvent de manière télégraphique, les impressions, les couleurs de son Moi qu’il destine d’emblée à être lues. Une température de corps en surchauffe après l’ingurgitation de coquetels à sa façon, un cerveau en ébullition après une courte apparition de Louise, sa muse du moment, premier amour de jeunesse qui s’avérera impossible. Mais ne nous égarons pas dans un quotidien propre à tout un chacun. Le génie de l’auteur s’affirme au fil des pages, par son acuité, sa verve, ses emphases ou ses dégoûts.
Porté par sa conscience de l’existence, du temps qui passe, qui s’enfuit déjà, la question reste en suspens : combien vit-on dans la vie ? Si l’on s’arrête à une de ses journées types, pas grand-chose pourrait être sa réponse : « Lu dans mon lit. – Levé. – Pas déjeuné. – Descendu au salon. – Causé et lu les journaux. – Spleenétique toute la journée. » Et pourtant le voilà toujours plein de pensées qui débordent. Son mépris pour le bavardage sans esprit et les manières pleines de prétention, « toute sa conversation respire le catinisme des canapés de velours », son ironie mordante en font un diariste de qualité, méprisant les évolutions et les valeurs d’un siècle bourgeois, épinglant les ridicules – « Vous esjouissez vos nerfs avec le plaisir des petites trahisons. » Un homme de salon nostalgique de ses vagabonderies en Normandie, de l’Océan, père des choses, et de ses rivages ; un cœur simple mais torturé par la passion et la chair. Il lui faut se construire une carapace ou mourir, se reprendre en sous-œuvre, faire intervenir la raison dans les exigences des passions et se résigner, au nom de l’orgueil, à la souffrance des désirs trompés, « N’est-ce pas plus beau que le facile coup de pistolet ou l’engloutissement d’un calice d’opium ? » Si l’auteur est très dur avec les autres, il n’en est que plus impitoyable avec lui-même, jugeant la vie avec son esprit et la sentant avec son cœur, récoltant le mépris pour lui-même et l’amertume pour les autres. Sans concession, pourrions-nous dire, mais ce serait aller bien vite en besogne. Barbey d’Aurevilly reste en quête d’absolu malgré l’ennui qui le tenaille, la solitude qui le poursuit, « Ô fragiles amitiés de la terre ! », les caprices de son âme sont aussi nombreux que les plis de la mer.
Individuel et sceptique, égoïste et solitaire, le temps semble l’engloutir, comme un sable mobile. Reste un jeune homme ambitieux, polémiste-né, impertinent à la plume de feu. D’une inébranlable fidélité au Trône, à l’Autel, au dandysme, et par-dessus tout au style.
Patrick Wagner – Présent
Barbey d’Aurevilly, Memoranda, Editions Bartillat, 2016. 466 pages, 28 euros.