Il s’agit d’une histoire fictive. Le récit ne se veut pas un ouvrage historique. Si bon nombre de personnages y apparaissant ont bel et bien existé comme le Dauphin Charles, Yolande d’Aragon, Arthur de Richemont, Jeanne d’Arc (nous dirons ici Jehanne), Tugdual de Kermoysan, Philippe le Bon et d’autres, il en demeure de fictifs comme le personnage principal ; Aldric de Proilhac. Cependant, l’effort est mis sur le contexte politique, social et religieux de l’époque pour que le lecteur puisse avoir un aperçu sur la vie du Royaume de France alors en plein déchirement de la Guerre de Cent Ans. Enfin, bien entendu, l’accent est aussi mis sur l’évocation, des armes, des costumes et même de la cuisine de l’époque.
CHAPITRE II
On frappa à la porte. Yolande d’Aragon demanda que l’on entre et le Valet d’Arme obéit en gardant son allure de coq. Comme avec Aldric il se rangea sur le côté de la porte pour laisser entrer une servante au visage caractérisée par de grosses joues et un nez plat. Elle portait juste une cotte de lin recouverte d’un tablier blanc et était coiffée d’un bonnet de laine à lacets. Ses mains potelées tenaient un plateau garni de quatre coupes d’argent, d’une corbeille de fruits et d’une bouteille à la robe noire et au bouchon de cire couleur ocre.
– « Veuillez déposer le plateau sur la table Perrine » lui dit Yolande d’Aragon d’une voix monocorde. La servante s’avança en silence et déposa le plateau comme sa maîtresse le lui avait ordonné. Avant de sortir de la pièce, elle fit une révérence un peu pataude qui fit arracher un mince sourire à Chastel et Aldric, mais la Duchesse d’Anjou la remercia d’un petit signe de tête et lui fit comprendre de la main qu’elle pouvait se retirer. La servante leur tourna le dos sans dire mot et repassa la porte que le valet referma immédiatement dans un grincement de charnières. Jehan Juvénal des Ursins se permit alors de déboucher la bouteille et versa un liquide rouge dans chacune des coupes.
«- Du vin de Loire » dit-il alors de sa voix grave, « Dieu merci, notre Dauphin a encore des vignes sous sa Couronne qui nous permettent de pouvoir goûter à ce nectar. » Derrière son aspect de gros bonhomme lugubre et placide, Juvénal des Ursins – ou Jouvenel des Ursins –, était un homme politique plutôt avisé dont la carrière avait pris son départ sous le règne du Roi Charles le Fou. Fils d’un magistrat de Champagne, il avait été avocat à Troyes et au Parlement de Paris ainsi que Prévôt des Marchands. En 1408, il avait réussi à obtenir du Parlement de Paris qu’Isabeau de Bavière assure la régence du Dauphin. Mais lors de l’insurrection cabochienne à Paris en 1413, il avait été emprisonné par les hommes de Jean Sans Peur envers lequel il éprouvait une sévère aversion. Après avoir échappé aux massacreurs du Duc de Bourgogne qui traquaient les partisans d’Armagnac dans la capitale, il avait fui l’Île-de-France avec sa femme pour rejoindre le Dauphin. Celui-ci l’avait nommé Président de la Cour des Aides, en plus d’occuper la charge de Président du Parlement de Poitiers. Enfin, en 1386 il avait épousé Michelle de Vitry qui était réputée être « Dame de très grande piété et vertu. » Elle ne donna pas moins de seize enfants au foyer.
Juvénal des Ursins tendit tour-à-tour les coupes de vin que les trois autres prirent volontiers. Après avoir chacun levé leur coupe, ils la portèrent à leur bouche. Le vin était frais et agréable. Aldric qui sentit que son ventre lui rappelait qu’il n’avait rien avalé depuis l’Angélus, ne se pria pas pour saisir une poire de bonne taille et la croquer. Elle était sucrée et succulente.
« – Votre Ecuyer s’est aussi vu porter une coupe et quelques fruits » déclara Yolande d’Aragon au chevalier Gascon qui la remercia, ayant soudainement oublié que son cousin attendait encore dans l’antichambre. La Duchesse d’Anjou reprit alors son air sombre et demanda à Juvénal de poursuivre le récit de l’affaire qui les intéressait. Après s’être assis sur un large tabouret à gros coussin de velours qui semblait avoir été confectionné pour lui, le corpulent magistrat champenois reprit donc son discours qu’il interrompait parfois en croquant dans une pomme jaune et en avalant quelques gorgées de vin.
« – Connaissez-vous Messire le Comte de Richemont[1], Chevalier de Proilhac ? Non ? Nous nous en doutions. Mais sachez que cela ne saurait nous porter offense. Messire le Maréchal du Chastel a été bien avisé de ne pas mentionner son nom dans la missive, si celle-ci serait venue à tomber dans de mauvaises mains d’ici à la Gascogne. Il faut dire que Jean de Lancastre et le duc Philippe se plaisent à envoyer certains de leurs agents payer des brigands qui se postent sur nos routes pour détrousser nos messagers et courriers. Ce forfait permet évidemment de créer tourments et désordres dans l’administration et les Etats de notre Souverain. Mais passons ! Je vais tenter de vous narrer brièvement les faits qui concernent Messire le Comte.
Voyez-vous Chevalier, Messire Arthur de Richemont est le frère cadet du Duc Jehan de Bretagne qui est actuellement en bonne entente avec Lancastre et Bourgogne. Bien que cadet sans fortune, il est un guerrier fort courageux, habile et fidèle à Notre Dauphin. Il nous a rendu moult services dans les années passées en battant plusieurs fois Anglois et Bourguignons à la tête de ses soudards bretons. » Juvénal des Ursins adressa alors un regard ironique à Tanneguy qui lui répondit par un rictus narquois. Juvénal glissa ensuite ses petits yeux de ceux du Maréchal à ceux d’Aldric avant de poursuivre :
« – Mais Messire de Richemont est aussi animé par un tempérament de feu, une obstination sans borne et il n’est guère étranglé par les scrupules, du moment que son ambition soit satisfaite. C’est également un homme tout à fait capable de brutalité gratuite s’il fallut qu’il plaise à Notre Souverain. Alors que vous étiez sur vos terres de Gascogne du temps de la paix fragile entre notre pauvre Royaume et le Parti d’Angleterre et Bourgogne, Messire de Richemont a été Connétable de Notre Dauphin avant de tomber en disgrâce au profit de ce fourbe Pierre de Giac. » Juvénal des Ursins s’arrêta de parler quelques secondes pour boire une petite gorgée. Il avait accentué ses derniers mots avec un empreint de rage, de dégoût et de désarroi.
« – Mais avec la complicité de l’actuel Grand Chambellan La Trémouille[2], Richemont est allé jusqu’à débusquer le Comte de Giac dans son propre lit et l’avait occis en le jetant dans une rivière cousu dans un sac[3]. Peu de temps après, Richemont et La Trémouille s’associaient une nouvelle fois pour exécuter l’ancien Maître des Ecuries et Grand Chambellan, l’arrogant Jean Vernet Le Camus de Beaulieu. » A l’évocation de ce nom, ce fut au tour d’Yolande d’Aragon d’afficher une expression à la fois féroce et satisfaite. Visiblement la mort de ces deux personnages, dont Aldric entendait parler pour la première fois, ne semblait guère avoir affecté la Duchesse d’Anjou, bien au contraire.
« – Seulement Chevalier, Si Messire de Richemont s’est montré être une brute aux hauts faits d’armes, il a été aussi d’une duplicité sans égale. Voyez-vous, après s’être servi de lui pour se charger de ses plus basses œuvres, La Trémouille a accouru auprès de Notre Dauphin pour le faire tomber en disgrâce. Et Notre Souverain, qui en ces jours n’a guère le cœur vaillant, a suivi les conseils de La Trémouille. Alors aujourd’hui, il ne fait donc plus que l’écouter et satisfaire ses caprices. Cependant, le Grand Chambellan a lui aussi commis une erreur ; celle de ne pas avoir fait disparaître Messire le Comte de Richemont. » Juvénal des Ursins s’arrêta encore une fois pour croquer dans sa pomme. Après avoir mâché quelques instants, il reprit le fil de son récit :
« – Comme vous pouvez vous en douter, après avoir subi tel abus, Messire le Comte est entré dans une rage folle. Il s’est donc enfermé dans sa place de Parthenay[4], a réuni son Ost[5], recruté des mercenaires et s’est entendu avec Mon Seigneur le Comte de Clermont[6] pour réparer l’affront. En conséquence, Richemont et La Trémouille se sont livrés une guerre privée des plus féroces en Poitou, en Touraine et en Berry. La Trémouille étant moins bon chef de guerre, Richemont l’aurait occis dans Bourges si Notre Souverain n’était pas venu au secours de son favori, obligeant le Comte à rebrousser chemin. Pour ainsi dire, Messire le Comte ne se considère pas en guerre contre Notre Dauphin. Et si Dame Yolande n’avait pas été là pour négocier une trêve[7], Messire de Richemont aurait immédiatement repris les armes contre la Trémouille et d’autres malheurs s’en seraient suivis. Seulement il a décidé de prouver sa fidélité envers Notre Dauphin malgré sa disgrâce. Il tente de réunir plus de six-mille soudards pour aller tourmenter le duc de Bedford en Maine et en Normandie.» Juvénal des Ursins marqua une pause pour achever de transformer sa pomme en trognon et la Duchesse d’Anjou prit alors la parole d’un ton désabusé.
« – Ainsi Chevalier de Proilhac, nous avions déjà si fort à faire face à l’alliance entre Angleterre et Bourgogne, que nous nous ne pouvions souffrir de subir les affres et misères de cette guerre privée. L’harmonie de Notre Royaume est détruite. Mon Beau Fils s’en rend bien compte, mais il est tombé dans une telle désespérance qu’il est prêt à n’écouter que la canaille Trémouille, qui le conseille pourtant si mal dans les affaires de Guerre. Ses caprices coûtent fort cher au Trésor Royal qu’elles nous empêchent de lever un Ost digne de ce nom. Nous ne pouvons reposer que sur les mercenaires, sur des barons angevins prêts à se battre pour notre cause et sur ces biens braves La Hire-Dieu et Saintrailles. Bien entendu, cela ne suffit guère… Le duc Philippe vient même nous narguer à nos frontières sans que nous puissions lui adresser réponse. Laval et le Mans sont tombés. Et comme si cela ne suffisait, Talbot assiège la Bonne Ville d’Orléans et nous tardons à envoyer une armée de secours. Mais Dieu Merci, Dunois empêche la catastrophe mais jusqu’à quand pourra-t-il tenir ?» Aldric écoutait toujours attentivement, comprenant peu-à-peu où le Magistrat et la Duchesse voulaient l’amener. Ce fut alors Tanneguy du Chastel qui parla après être resté silencieux jusque-là.
« – Voyez-vous Aldric, depuis quelques temps nos informateurs nous ont appris que Messire le Comte et ses Bretons s’apprêtent à agir dans le revers du duc de Bedford. Celui-ci a dû lancer Falstof et Salisbury vers l’ouest pour y maintenir l’ordre. Il a même demandé l’assistance du Duc de Bourgogne qui a consenti à lui fournir des hommes d’armes en échange de bons subsides. Evidemment l’Asseuré[8] a accepté, trop content de trouver de quoi remplir davantage les caisses de son Duché. Mais passons et revenons-en au fait qui nous préoccupe ! Nous avons un espion à la Cour de Bourgogne qui observe les allers-et-venues au palais du Duc à Dijon et nous transmet ses informations par l’entremise de pigeons. Notre homme étant maître dans l’art de surprendre les conversations, il a réussi à écouter un bref entretien discret entre le Grand Chambellan du Duc, Jean de Jonvelle[9], son âme damnée Villiers de l’Isle-Adam et un dernier larron qu’il ne put reconnaître. Notre espion ne put tout saisir de la conversation, mais il retint trois mots qui éveillèrent nos craintes : Richemont, troupe et tuer. Moins d’une semaine plus tard, par l’entremise d’un valet soudoyé, il apprit qu’une troupe s’apprêtait à se réunir pour chevaucher vers la Bretagne. Judicieusement il observa pendant quelques jours tous les faits et gestes de Jonvelle et Villiers de l’Isle-Adam. Puis tout aussi discrètement, il suivit ces deux fourbes qui se rendirent à près d’une lieue hors Dijon. Là, il les vit donner des instructions à une troupe de soudards bourguignons. Et puis, d’iceux ne portait les bannières ducales. Nous pensons donc que cette dernière doit être secrète pour ne pas éveiller certains soupçons, quitte à faire passer les routiers de Bourgogne pour des brigands ou de vils soldats désœuvrés. Aussitôt après cela, nous avons demandé à notre espion de suivre la troupe secrètement. Mais pour ne pas éveiller certains soupçons, il a dû prendre chemin quelques jours après le départ des soudards. A l’heure qu’il est nous ne savons pas où il se trouve… et s’il a pu les rattraper»
Le Maréchal du Chastel se tut et s’assit sur un tabouret en vidant sa coupe de vin. Amaury de Proilhac avait dès lors tout compris. Ce que lui demandaient Juvénal des Ursins, Yolande d’Aragon et Tanneguy, c’était de retrouver le Comte de Richemont au plus vite et empêcher que l’on lui nuise. Et cela devait être fait dans la plus grande discrétion, voire le plus grand secret, le Dauphin lui-même ne devait pas être au courant. Mais pourquoi lui et personne d’autre ? Après tout, Yolande d’Aragon aurait pu payer une bande de routiers qui auraient fait la besogne. Il se risqua alors à prendre la parole, en prenant une voix grave qui faisait davantage ressortir son accent du Pays de Langue d’Oc.
« – Ma Dame. Je sais donc que c’est le Seigneur du Chastel qui m’a recommandé à vous, mais à vrai dire, je ne suis absolument pas un familier du Duc et je ne connais personne qui l’eût connu hormis vous. Et puis, je ne suis qu’un Homme d’Armes de Gascogne qui ne fait que prêter son épée au Dauphin, ainsi qu’à Dieu Notre Seigneur et qui ne connaît fort point la vie de cour.
– C’est bien pour cela que nous vous avons choisi ! Parce que personne ne vous connais ici, à part nous trois dans cette pièce ! Vous avez aussi une réputation de courage, de vaillance et de droiture. Imaginez. Si j’avais chargé de cette mission quelqu’un d’autre à mon service qui est connu en ce château. Il aurait été vite observé par les hommes proches de La Trémouille qui l’auraient fait suivre. Et si j’avais eu à devoir payer un petit groupe de soudards, qui ne dit pas qu’ils auraient perdu du temps en rapines ou autres méfaits. Non, je n’avais que si peu de choix que j’ai préféré vous faire mander. »
Le propos sonnait à la fois comme un ordre et un avertissement. Aldric de Proilhac aurait pu refuser, mais il aurait sans doute perdu toute la confiance de Tanneguy qui ne se serait pas privé d’en avertir Barbazan. Du coup, il serait passé pour un couard ce qu’il n’était évidemment pas. Et puis, n’était-il pas au service du Dauphin, de même qu’Yolande, Tanneguy ou Richemont ? Il réfléchit un court instant, appuya sa main droite sur le cœur et lâcha d’une voix solennelle :
« – J’accepte la mission que vous me confiez Ma Dame. Ma Foi, j’espère être digne de la confiance que vous m’accordez, ainsi qu’encore de la vôtre Tanneguy. Je vous fais donc le Serment devant Dieu et sur les Saintes Ecritures que je ne vous trahirai point, ainsi que Notre Seigneur Jésus Christ et Notre Dauphin. » Yolande d’Aragon garda son visage fermé, mais Aldric vit qu’une lueur de satisfaction avait brillé dans ses yeux de louve. C’est alors que Jean Juvénal des Ursins ouvrit la bouche en joignant ses deux grosses mains.
« – Fort bien Chevalier ! clama-t-il. Mais il y a aussi une chose que vous devez savoir. Nous ne connaissons pas exactement le commanditaire de cette tentative d’assassinat sur Messire le Comte de Richemont. Notre espion à Dijon n’ayant pu tout saisir de la conversation dont vous a fait état Messire du Chastel, nous ignorons qui tire les ficelles de ce méfait. Philippe de Bourgogne ? Pourquoi pas. Richemont peut être un adversaire de taille pour ses armées. Bedford ? Il a de très bonnes raisons, mais il reste homme d’honneur et préférerait affronter Richemont dans une bataille. Mais il y a une troisième personne à qui la mort de Richemont serait évidemment très profitable…
– La Trémouille ! » lâcha Aldric, content d’avoir pu comprendre les enjeux malgré son absence de culture intrigante. Il se permit d’interroger Juvénal des Ursins.
« – Le Maréchal pourrait-il donc comploter avec le Duc Philippe ?
– Assurément Chevalier. Tanneguy vous a parlé tout de suite de Jean de Jonvelle, le Grand Chambellan de Philippe de Bourgogne. Eh bien ! Il n’est autre que le frère de La Trémouille. Et cette canaille peut aisément envoyer des hommes à lui à Dijon porter des messages à son frère en échange de quelques passe-droits à des soudards de Bourgogne. » Amaury fut alors brusquement secoué. La Trémouille pourrait donc comploter avec l’Anglois et le Bourguignon dans le dos de son Souverain, sur qui il exerçait une influence presque démoniaque. Décidément se dit-il, cet homme pouvait être bien plus dangereux qu’il ne le pensa. Yolande d’Aragon reprit la parole.
« – Nous ne savons pas si c’est bien réellement La Trémouille qui est derrière tout cela, mais nous faisons en sorte de surveiller certains de ses proches, puisque nous ne pouvons l’approcher. Mon Beau Fils le protège avec un dévouement qu’il pourrait utiliser à d’autres desseins.
– Mais ne pourrions-nous en informer le Duc Jehan de Bretagne ? Après tout Messire de Richemont est son propre frère et je doute qu’il ne permette ce méfait, même s’il veut rester neutre ? », demanda Aldric.
– Point n’en faut Chevalier ! Jehan de Bretagne a certes beaucoup d’attachement pour son frère mais il pourrait faire le jeu d’Angleterre et Bourgogne en retenant le Comte en les places de Rennes, Fougères ou Vitré[10], sous prétexte d’œuvrer pour sa protection. » Yolande d’Aragon baissa les yeux et devint encore plus sombre, avant de redresser la tête qu’elle tourna vers la bibliothèque.
« – Crochet ! » héla alors la Duchesse d’Anjou d’une voix claire et forte. La petite porte située à gauche de la bibliothèque s’ouvrit et un homme de taille moyenne entra en pliant les épaules pour franchir le pas. Il se baissa davantage pour saluer les quatre autres avant de relever la tête. Aldric réprima un rictus tant le nouveau venu était d’un aspect effrayant. Des cheveux bruns ébouriffés coiffaient une tête triangulaire au front très large et au menton pointu. Un nez aquilin était planté au milieu du visage et deux petits yeux lugubres profondément enfoncés dans les orbites fixaient le Chevalier de Proilhac sans ciller. Les lèvres du sinistre personnage étaient barrées par une cicatrice oblique qui remontait presque jusqu’à l’oreille gauche. Et sur le côté droit du crâne, on pouvait voir une autre balafre qui avait sérieusement abimé le cuir chevelu. Cependant, si l’homme avait un visage des plus repoussants, il se tenait sur de fortes jambes et possédait de larges épaules, ce qui lui donnait presque la silhouette d’un sablier. Il était vêtu d’un simple tabard derrière lequel on pouvait distinguer un gippon noir à col bas et portait deux gants épais en peaux de sanglier. Enfin, une dague à large lame pendait à son côté. Aldric n’eut aucun mal à comprendre que l’homme qui se tenait devant lui était taillé pour la guerre et l’embuscade mais aussi pour la violence et la brutalité.
« – Chevalier de Proilhac, voici Maître Jehan Crochet », dit Yolande d’Aragon. « Il a été au service de plusieurs de nos chefs bretons dont le Comte de Richemont. » Ravalant son appréhension, Aldric salua Crochet de la tête qui lui répondit de même sorte.
« – Il a été au combat maintes fois contre Angloys et Bourguignons mais a le grand mérite de très bien connaître les routes d’Anjou, du Maine, de Bretagne et de Normandie. Et puis, il est extrêmement rusé. Il vous sera donc d’une aide précieuse, Chevalier de Proilhac. Bien entendu, votre écuyer sera aussi de votre voyage. » Jehan Crochet continuait à fixer Aldric en restant immobile. Le Gascon opina et demanda à Yolande d’Aragon quand devaient-ils partir.
« – Vous partirez après-demain à Mâtines. Je vous donnerai un laisser passer pour que les gardes du château ne vous importunent point. Cela-dit, vous et votre écuyer logerez à la Tour du Moulin au Fort du Coudray. Vous avez une petite chambre à votre disposition, les trois gens d’armes qui l’occupent d’habitude sont partis en chevauché en ne reviendront que dans quatre jours. Vous pouvez prendre vos aises et j’ai mis quelques servantes à votre disposition qui vous apporterons ce dont vous aurez besoin. Je vous demanderai juste de quitter la tour seulement lorsque mon Beau Fils partira pour ses parties de chasse quotidiennes. Cette canaille de La Trémouille l’accompagne toujours et il est bien plus prudent qu’il ne vous remarque pas. D’autre part, il vaut mieux que vous soupiez dans la salle commune de la Tour du Moulin, il est inutile que vous paraissiez au repas donné en le donjon ce soir. Je vous prie de m’accorder pardon pour ne pas respecter la préséance et la courtoisie qu’il vous sied. Mais vous comprendrez les raisons j’en suis sûre. » Amaury hocha la tête en signe d’approbation. Visiblement Yolande d’Aragon savait être très prévoyante. Après avoir remercié la Dame d’Aragon, Aldric demanda si l’on voulait encore de sa présence.
« – Jehan viendra vous porter des messages à votre chambre de la Tour du Moulin si cela est nécessaire. Sinon, nous nous retrouverons la nuit de votre départ pour vous donner les dernières instructions. Vous pouvez donc prendre congé maintenant. Et… J’ai oublié de vous prévenir, vous avez croisé quelques jouvencelles dans l’antichambre avant d’entrer ici… Ce sont toutes des Dames de compagnie de ma fille Marie en qui j’ai entièrement confiance. Elles ne parleront donc de votre venue à quiconque. » Aldric se retrouva quelque peu déstabilisé par le propos, tellement la Duchesse d’Anjou lui donna encore plus l’impression qu’elle ne laissait vraiment rien au hasard. Aldric soumit une dernière question à la Duchesse d’Anjou.
« – Ma Dame, où mon écuyer et moi pourrions-nous entendre la messe avant de partir accomplir la mission que vous nous avez confiée ? »
« – A la Chapelle Saint-Martin qui se trouve dans le Fort du Coudray. Ce sera aisé pour vous de vous y rendre. Si vous le désirez, un office est donné demain puisque nous serons dimanche. Mon Beau fils et La Trémouille se rendent quant à eux avec les conseillers et gentilshommes à la Chapelle Saint-Melaine qui se trouve juste en bas de ses murs. »
Aldric s’inclina alors bien respectueusement et recula de plusieurs pas en arrière. Yolande d’Aragon, Tanneguy du Chastel, Juvénal des Ursins et Crochet s’inclinèrent à leur tour. Le valet d’arme ouvrit alors la porte et Amaury tourna les talons pour en franchir le pas. Il descendit le petit escalier et repassa l’autre porte qui formait le passage de l’antichambre à la pièce. Il tomba alors face un amusant spectacle ; Guillaume était en train de s’entretenir avec deux des jeunes dames. L’une coiffée d’un fronteau de soie[11] rouge foncé et vêtue d’un habit vert à décolleté triangulaire, semblait regarder l’écuyer de Roquestoile avec une attention toute particulière. Elle avait un joli visage rond que venait égayer deux grands yeux d’un bleu profond. Des cheveux d’un noir d’encre serrés par le fronteau descendaient jusqu’en dessous de ses épaules. La second Dame était un peu moins attirante du fait d’un nez trop démesuré pour un visage fin. Comme Yolande d’Aragon elle portait un habit noué à la taille par un demi-ceint, mais sa coiffe était une templette[12] de métal autour de laquelle s’enroulaient des tresses brunes. Guillaume racontait aux deux jouvencelles d’où il venait et sa qualité d’écuyer. Aldric s’approcha et dit d’une voix enjouée en faisant ressortir son accent du Midi :
« – Eh bien mon Cousin ? Récites-tu donc les vers de Guillaume de Machault à ces Demoiselles ? Ou bien leur contes-tu l’histoire du Roi Saint Louis à la Croisade ? » Complètement surpris, Guillaume ouvrit la bouche et bredouilla.
« – Euh… Je… Je narrai l’histoire de ma famille… et de notre fief en Astarac, mon cousin. Rien de vilain, je vous le jure… » Aldric ne put s’empêcher de sourire et dit :
« – Mais je te crois mon Cousin. » Il se tourna alors vers les deux jeunes Dames et s’inclina.
« C’est un grand honneur pour moi de vous rencontrer gentes Demoiselles. Je suis le Chevalier Aldric de Proilhac. Guillaume est mon Cousin et Ecuyer. Nous venons des Terres de Gascogne. » Les deux jeunes dames lui répondirent par deux gracieuses révérences. Elles se présentèrent chacune à leur tour. Elles se nommaient Agnès de Cholles et Mahaut de Grignal. Agnès était la plus petite au visage rond coiffée du fronteau. Après s’être présentée, elle dit d’une voix mélodieuse.
« – Nous sommes aussi honorées de vous rencontrer Chevalier de Proilhac. Nous sommes Dames de Compagnie de Notre Reine Marie. » A ces mots elle baissa la tête, mais il sembla à Aldric que ses beaux yeux bleus balayaient Guillaume du regard. Et celui-ci regardait fixement en face de lui, comme s’il était gêné par l’attention que l’on paraissait lui porter. C’est alors que le Valet d’Armes reparut dans l’antichambre et dit de son ton toujours prétentieux : « Chevalier de Proilhac, j’ai ordre de vous mener à votre logis en la Tour du Moulin. Vos bagages y ont été apportés. » Il se tut et resta planté là en attendant qu’Aldric et Guillaume daignent le suivre.
« – Pardonnez-nous Mes Dames, mais nous devons nous retirer. Nous sommes fourbus et devons nous reposer. Je souhaite de tout cœur de nous entretenir une prochaine fois. Je vous souhaite le bon jour. » Il prononça ses derniers mots d’un ton courtois mais il ne croyait pas à ce qu’il disait, tellement la mission confiée le préoccupait avant tout. Aldric et Guillaume saluèrent Agnès et Mahaut qui leur firent révérence. aldric fit alors signe au Valet d’Arme qu’il pouvait passer devant pour leur montrer le chemin. L’homme à l’allure de coq se pressa sans daigner les regarder et s’engagea dans l’escalier. Aldric l’imita, suivi de Guillaume qui adressait un dernier regard en direction d’Agnès et Mahaut. Les trois hommes descendirent alors l’escalier pour se retrouver dans la cour du Château du Milieu. Là, toute une foule de garçons de cuisine, de lavandières, de valets, de pages et soudards s’affairait dans un joyeux chahut. De fortes femmes portaient deux à trois volailles égorgées dans chaque main tandis que d’autres transportaient de grands paniers de linge blanc. Plusieurs femmes et jeunes filles vêtues de cottes de lin sombre et coiffées de bonnets à lacets ou à turban remuaient du linge dans de grandes bassines d’eau chaude, tandis que d’autres frappaient vigoureusement sur des draps à l’aide de battoirs. Un petit groupe de soudards oisifs, vêtus de brigantines et adossés à un mur, semblait prendre un certain plaisir à observer les lavandières… et surtout leur corsage. A l’opposé, devant la porte de la Chapelle Saint-Melaine, trois moines cisterciens encapuchonnés reconnaissables à leur robe de bure blanche et leur scapulaire noir conversaient en toute quiétude. A côté d’eux, un abbé habillé avec distinction échangeait quelques mots avec un gentilhomme recouvert d’un manteau et coiffé d’un chapeau en fourrure.
Aldric et Guillaume continuèrent de suivre le valet qui les emmenait vers la courtine ouest. Ils franchirent un porche et débouchèrent dans la cour du fort du Coudray. L’ambiance changea du tout au tout. A la place de l’agitation bon-enfant qui régnait dans la cour du Château du Milieu, l’atmosphère qui dominait la cour du Fort du Coudray était bien plus martiale. Plusieurs pages et écuyers bardaient de lourds chevaux avec des picières, des culières et des chanfreins[13]. Un sergent en brigantine et coiffé d’un chapel de fer aboyait ses ordres à une dizaine de soudards qui s’exerçaient au maniement de la pertuisane[14], de la hache et du fauchon. Un petit groupe de Capitaines en complet harnois s’exerçaient au combat à l’épée en de courts engagements. Leurs bassinets ou salades étaient fermés et un tabard[15] à leurs armoiries cachait juste la cuirasse de leurs armures de plates pour laisser apparaître, grèves[16], cuissots[17], genouillères, solerets[18], spallières[19], poignets, cubitières et gantelets. L’utilisation de l’armure de plate en combat nécessitait force et endurance, puisque chaque capitaine pouvait porter jusqu’à quarante kilogrammes sur lui. Les engagements étaient certes de courte durée mais très violents. Deux autres Capitaines maniaient chacun une Claymore : cette épée écossaise à deux mains qui pouvait être longue de cinq à six pieds[20]. L’un charpenté comme un ours portait un tabard noir frappé de trois grappes de vignes d’argent et l’autre une tunique blanche avec croix de gueule et lions d’argent. Les deux moulinaient et battaient leurs lames de manière savante, avant que celui à la tunique blanche ne lance un coup dit en couronné sur le flanc droit de son adversaire. Celui à la tunique aux grappes de vignes para alors le coup d’un violent revers qui déséquilibra le premier. Celui-ci réussit toutefois à se rétablir de justesse, mais l’autre se rua en avant en poussant un rugissement de fauve qui résonna dans le casque. D’un coup direct, il réussit à placer sa lame à hauteur du gorgerin de son adversaire qui demanda immédiatement à cesser le combat reconnaissant ainsi sa défaite. Aldric et Guillaume s’étaient contentés d’observer discrètement la scène avec intérêt. Les deux Capitaines se saluèrent et relevèrent la visière de leur armet. L’homme aux grappes de vignes d’argent laissa alors découvrir une impressionnante face de dogue, des lèvres épaisses tailladées et un gros nez plat. Dans un rugissement à l’accent de Langue d’Oc, il lança à son adversaire qui semblait être aussi son ami :
« – Pourfandiou Saintrailles ! Si tu donnes toujours des coups sans réfléchir, je comprends mieux pourquoi tu t’es fait prendre par l’Anglois à Cravant ! Ventradiou ! Sache que si tu ne te bas pas mieux qu’une jouvencelle, je ne te prendrai pas à la prochaine battue pour aller traquer cerf et sanglier !
– Parle La Hire ! Parle donc fieffé chien enragé de Comminges ! Si tu te fais prendre et que l’on demande rançon pour libérer ta carcasse, je paierai. Mais pour que l’Anglois ou le Bourguignon te garde et te laisse pourrir dans une fosse jusqu’à ton trépas !
– Si tu me fais ça Saintrailles, je te retrouverai en enfer et te poursuivrai jusque dans l’antre du Diable pour t’arracher les os un-à-un ! Tout bon Gascon que tu es aussi ! Mais bon, avant que je ne t’inflige un tel tourment, allons-nous rassasier de ton vin de Languedoc. Avoir encore croisé le fer avec toi m’a donné grand soif. »
Dans un fort éclat de rire qui aurait pu faire trembler les murs du fort, celui qui se nommait Saintrailles donna alors une grande tape de gantelet dans le dos de son compère qui vacilla sous le coup. Ce à quoi la brute épaisse répondit par une puissante bourrade dans la cuirasse du second qui recula de manière déséquilibrée, avant de se rétablir en s’accrochant à un poteau heureusement planté là. Si Saintrailles[21] était tombé, il aurait pu se relever (contrairement à une idée répandue) mais le poids de son armure lui aurait causé quelques difficultés. En temps de guerre ces difficultés lui auraient été fatales. Saintrailles jeta un coup d’œil vers Amaury et Guillaume qui avaient suivi la conversation sans ciller ni lâché un rire. Amaury avait lui aussi connu ses franches rebuffades amicales pendant qu’il s’était formé au combat et tout le temps où il était parti en guerre. Saintrailles remarqua les armoiries cousues sur les tuniques et Guillaume et d’Amaury. Il salua le Chevalier de Proilhac et son écuyer comme s’il les connaissait, ce qui les surprit. Saintrailles était d’une moindre corpulence que son compère La Hire[22], mais le métier des armes l’avait lui aussi rendu fort robuste et très bien bâti. Il avait un visage carré au teint hâle, des cheveux sombres qui retombaient jusqu’au cou et un menton bien affirmé. Ses yeux noirs surmontés d’épais sourcils lui donnaient un air particulièrement féroce, ce qu’il était très certainement. Amaury et Guillaume rendirent courtoisement le salut à Saintrailles qui alla ensuite retrouver La Hire près d’un râtelier en bois où étaient disposés des armes et des casques. Là, plusieurs pages les aidèrent à se défaire de leur armure de plate, ce qui pouvait durer une bonne dizaine de minutes.
Aldric et Guillaume ne s’attardèrent pas et suivirent le Valet d’Armes d’Yolande d’Aragon vers l’entrée de la Tour du Moulin. Celle-ci était haute de plus de 60 pieds[23] et très bien pourvues en meurtrières et mâchicoulis. C’était l’une des tours les mieux défendues du château de Chinon. Le Valet, Amaury et Guillaume entrèrent dans la Tour du Moulin par une porte carrée. Ils débouchèrent alors sur un couloir et un escalier. Le couloir semblait mener à une salle éclairée par des torches et des chandeliers tandis que l’escalier montait et descendait en tournant. Le valet s’engagea dans l’ascension de l’escalier aussitôt suivi d’Aldric et de son écuyer. Ils gravirent alors les marches en pierre jusqu’à un petit vestibule qui donnait sur trois portes disposées en U. Là, un petit homme voûté tout de noir vêtu et coiffé d’un bonnet attendait assis en tenant un trousseau de clé dans sa main. En silence, le valet d’arme désigna la porte du fond au portier qui s’y dirigea en boitillant. L’homme plaça une grosse clé en fer dans la serrure qu’il ouvrit. De sa voix toujours aussi nasillarde, le valet d’armes lança aux deux Gascons :
« – Voici votre chambre Messires ! La Dame d’Aragon espère que vous vous y serez à vos aises. Vos chevaux se trouvent dans l’écurie du fort et vous pouvez aller à oraison à la Chapelle Saint-Martin et vous restaurer dans la salle commune du rez-de-chaussée. Je vous prie donc d’accepter notre hospitalité. » Sur quoi, sans attendre le moindre remerciement il tourna les talons, sa main gauche toujours sur le pommeau de sa bâtarde et il redescendit l’escalier en ignorant superbement le portier. Amaury sortit trois sols de sa petite bourse en cuir et les lança au petit homme qui acquiesça d’un air sarcastique. Celui-ci se rassit sur son siège et psalmodia quelque chanson d’une voix basse.
Aldric referma la porte et observa la salle plus attentivement. Elle n’avait pas de cheminée et était faiblement éclairée par une lucarne qui donnait sur la cour du Fort du Coudray. Une petite table carrée et deux tabourets en bois étaient posés au centre sur le sol en pierre recouvert de paille. Une torche brûlait accrochée au mur et un chandelier de fer, dont les trois bougies étaient presque déjà consommées, se dressait sur la table. Enfin, deux paillasses étaient disposés le long des murs de droite et de gauche. Aldric et Guillaume constatèrent alors avec satisfaction que leurs bagages se trouvaient bien là, posés sur l’une des deux paillasses. Enfin, une grande bassine d’eau chaude bordée de quelques linges reposait sur le sol. Aldric et Guillaume entreprirent alors de vérifier si les valets ne s’étaient pas servis dans leurs bagages. Après quelques minutes durant lesquels ils retournèrent leurs couvertures et sacs, ils constatèrent avec soulagement que rien ne manquait. Les dagues, les arbalètes, les carreaux, les bottes et la cuirasse d’Aldric étaient toujours bien là. Les deux compagnons retirèrent alors quelques affaires, dont chacun une chemise, un gippon, des souliers lacés en cuir, une huque et un chaperon enroulé. Aldric se défit de sa cape, de son gambison puis de sa chemise en lin. Il laissa alors apparaître un tronc et des épaules musclés. Une cicatrice refermée lui entaillait le dos tandis que d’autres se croisaient sur ses côtes et son bas-ventre. Guillaume ne fut guère horrifié de voir ainsi les traces de combat de son cousin, il y était fortement habitué. Aldric était en sueur. Si le temps était frais, le fait d’avoir voyagé revêtu de sa cuirasse et son gambison l’avaient fait abondamment transpiré. Le Chevalier de Proilhac mit sa main dans l’eau de la bassine avant de prendre un morceau de savon posé dans une coupelle sur le rebord de la lucarne. Toujours penché au-dessus de la bassine il se rinça la tête avec une louche et se frictionna le corps pendant quelques minutes. Tout en se nettoyant, il expliqua à Guillaume les raisons de leur venue et la mission que leur avait confié Yolande d’Aragon. Guillaume ne put s’empêcher d’avoir une moue qui trahissait son appréhension et bon nombre de craintes que son cousin pouvait comprendre. Guillaume n’était pas mauvais combattant, était digne et courageux, mais il manquait d’expérience. La mission confiée par Yolande d’Aragon s’avérait dangereuse, mais elle pouvait procurer un plus grand apprentissage au jeune seigneur de Rosquetoile. Sa toilette achevée, Aldric se sécha avec un linge avant de revêtir sa chemise et son gippon. Décidant alors d’abandonner son caractère sombre, il dit à son cousin d’une voix beaucoup plus sereine.
« – Tout à l’heure, nous irons à oraison[24] avant de nous restaurer… Dis-moi, sais-tu d’où vient la Demoiselle de Cholles ? » Aldric avait alors pris un air à la fois taquin et ironique. Complètement surpris, Guillaume ne put s’empêcher de bredouiller.
« – Euh… ! Eh bien…. ! Elle m’a narré qu’elle était la fille cadette d’un seigneur du Limousin… Son père avait servi les Rois Charles le Sage et Charles le Fol… Il s’était bien distingué au combat alors… Et la Dame d’Aragon avait octroyé le privilège à Demoiselle Agnès de tenir compagnie à la Reine Marie… » Il termina sa phrase en gardant la bouche ouverte et les yeux exorbités. Aldric pouffa de rire dans sa manche avant de dire d’une voix joyeuse.
« – Pardiou ! Ne reste donc pas béat Jouvenceau ! Va donc faire comme moi te laver un peu ! Tu empestes la sueur et le cheval et je ne m’agenouille pas devant Notre Seigneur Jésus Christ avec une carcasse puante à mes côtés.
– Pourfandiou ! Parlez mon Cousin » se ressaisit Guillaume, « mais je vous rappelle que dans beaucoup d’églises, auberges et prieurés que nous avons visités, vous empestiez tellement que même le Diable n’aurait pas voulu que vous pénétriez chez lui s’il vous prenait vie ! »
– Ah je vois que tu peux avoir le verbe fort ! Un vrai Gascon ! Tu t’améliores. » Et Aldric envoya une grande claque dans le dos de son cousin qui faillit tomber en avant. Finalement, Guillaume se dévêtit et alla lui aussi se nettoyer pendant qu’Aldric choisit une dague qu’il glissa dans la ceinture nouant son gippon. Après que son écuyer eût achevé sa toilette, il se recouvra de sa cape. Aussitôt que Guillaume fut complètement habillé, les deux hommes se dirigèrent vers la porte dont Aldric releva le loquet. Le petit portier voûté se tenait toujours là en maugréant quelques propos. Amaury lui signala qu’ils descendaient à oraison avant d’aller souper. L’autre fit un signe de la main sans les regarder pour dire qu’il avait compris. Aldric et Guillaume descendirent donc les escaliers et se retrouvèrent dans la cour du Fort du Coudray. Ils virent alors que plusieurs Capitaines et hommes d’armes achevaient de ranger leur harnois et attirail du fait que la nuit tombait. Quelques dames, sans doute des épouses de gens d’armes, entraient dans la Chapelle Saint Martin. Guillaume et Aldric s’y dirigèrent. Ils passèrent le petit portail gothique de l’édifice pour aller se trouver un banc. Se voulant discrets, ils trouvèrent dans la rangée de droite un homme d’arme de la taille d’un colosse derrière qui ils se placèrent. Aldric observa si leur présence avait attiré l’œil. Il se rassura en voyant que personne ne se détournait pour les dévisager. Seul un homme d’arme qui avait une tête rappelant celle d’un marmouset[25] s’employa à les observer un court instant. Aldric et Guillaume lui répliquèrent en lui adressant chacun un regard sévère, ce à quoi le drôle répondit en baissant la tête d’un air penaud. Il avait bien compris qu’il n’avait aucun intérêt à continuer de fixer des yeux les deux compères gascons. Puis, l’assemblée s’agenouilla et un moine cistercien parut. Se penchant derrière son lutrin, il psalmodia pendant plusieurs dizaines de minutes. L’oraison fut rythmée par plusieurs prières en latin, quelques lectures de l’Ecriture, une Patenôtre et un Ave. Quand tout fut achevé, le moine se retira derrière le tabernacle en bois pour laisser la petite assemblée sortir de la Chapelle. Après être resté agenouillé un court instant, Aldric entraîna Guillaume à se mêler aux autres fidèles. A l’extérieur de l’édifice, bon nombre engagèrent la conversation entre eux. Amaury et Guillaume purent remarquer que les conversations concernaient le Roi, la chasse et quelques distractions banales. Profitant de l’indifférence des personnes présentes, les deux gascons se redirigèrent vers la Tour du Moulin. Ils repassèrent la porte et s’engagèrent dans le petit couloir pour gagner la salle commune où ils pourraient se sustenter. Après plusieurs pas, ils entrèrent dans la pièce éclairée par des torches accrochées aux murs et un candélabre à bougies. Six grandes tables étaient disposées en deux rangées le long des murs et une allée permettait de passer entre elles pour aller prendre place. Il y régnait une atmosphère joyeusement martiale. Des capitaines et soudards attablés ripaillaient en s’offrant de grosses bouchées de gibier, ainsi que de grosses rasades de vin et de bière. Dans la cheminée du fond, une grosse marmite était suspendue à une crémaillère et des broches de petits gibiers étaient tournées par un marmiton. Dans l’angle de la salle, une forte cuisinière et deux autres marmitons s’affairaient à disposer des mets dans des plateaux avant d’aller les servir sur les tables. C’est alors qu’un homme d’aspect féroce assis à une table près de la cheminée agita la main à l’adresse d’Aldric. C’était Crochet qui en train de vider une écuelle de soupe. Deux autres hommes d’armes au visage écorchés étaient assis à la même table et Crochet semblait échanger quelques mots avec eux. Ce n’était pas qu’Aldric était particulièrement heureux de devoir côtoyer le soudard au visage affreux, mais c’était le seul moyen de ne pas attirer sur eux des yeux suspects, si lui et Guillaume faisaient bande à part. Et puis, ils n’auraient pas eu le choix puisque toutes les tables étaient occupées malgré quelques places vides. Amaury et son écuyer traversèrent l’allée pour se rendre au fond de la salle. Crochet, qui était resté silencieux lorsqu’Amaury l’avait rencontré dans l’appartement d’Yolande d’Aragon, s’adressa au Chevalier de Proilhac avec une voix à la fois grinçante.
« – Chevalier de Proilhac ! Soyez le bienvenu dans cette salle ! Asseyez-vous donc en ma compagnie. » Aldric se dit alors que s’il avait un aspect vraiment des plus effroyables, Crochet ne devait pourtant pas être mauvais bougre. Du moins si on était de son côté. Mais il était certain qu’Yolande d’Aragon l’avait envoyé ici.
« – Merci Maître Jehan » lui répondit Aldric de manière courtoise. Puis il dit à Guillaume qui restait froid face à la nouvelle rencontre de son cousin :
« – Guillaume, j’ai l’honneur de te présenter Maître Jehan Crochet qui fut homme d’armes de Messire le Comte de Richemont. Il connaît aussi très bien notre ami Tanneguy du Chastel. »
Aldric remarqua qu’à l’autre bout de la table, les deux soudards à la face scarifiée l’avaient regardé un bref instant à l’évocation du nom du Maréchal breton, avant de replonger dans leur conversation en épluchant chacun un pigeon rôti à l’aide de leur dague.
« – Maître Jehan connaît aussi très bien l’endroit où nous devons nous rendre. Il sera donc notre guide. » Guillaume salua donc Crochet qui fit de même avant de porter son écuelle de soupe de cresson à sa bouche. Crochet invita alors les deux gascons à prendre place avec lui et à se servir dans les plats. Aldric et Guillaume s’installèrent en face du soudard à l’entaille au crâne avant que la corpulente cuisinière ne leur apporte chacun un petit bol de soupe de cresson. Aldric la remercia d’un signe de tête, mais la mégère leur avait déjà tourné le dos.
« – Diable » dit Guillaume dans une voix qui ressemblait à un murmure, « il y a ici de quoi nourrir au moins trois compagnies ! » Il regarda d’un air intéressé les brochets, truites, perdrix et pigeons qui s’étalaient sur presque toute la longueur de la table. Aldric et Guillaume avaient grand faim, se rappelant que les repas pris pendant leur périple n’avaient point été fameux. D’autres écuelles contenaient des pois, des mogettes, des navets, des choux et des poireaux. Aldric et son écuyer commencèrent par avaler leur soupe quand Crochet prit la parole de sa voix qui faisait presque penser à un grincement de pont levis que l’on actionne.
« – Vous ne craignez rien Messire, il n’y a pas d’hommes de La Trémouille ici ! Les deux bougres fielleux à face de charogne que vous avez là sont de bonnes connaissances » dit-il en désignant les soudards du bout de la table. « On a escorché de l’Angloy ensemble dans l’Ost de Messire de Richemont. N’est-ce pas ?
« – Parle pour toi Crochet ! Et ta taillade au crâne ? Dis plutôt que c’est une jouvencelle qui te l’a affligée parce qu’elle ne voulait pas de tes faveurs, vieille carcasse ivrogne ! » L’autre soudard se mit alors à rire la bouche pleine, laissant apparaître des morceaux de viandes de pigeon entre ses dents. Les deux soudards s’en retournèrent à leur ripaille pendant que Crochet reprit la parole à l’adresse des deux compères gascons.
« – Oui, vous ne craignez rien ici Messires. Tous les soudards et capitaines que vous voyez ici sont d’honnêtes serviteurs de la cause de Notre Dauphin. Les hommes de La Trémouille ne viennent jamais ici. Le Chambellan préfère loger ses bâtards dans la Tour du Chenil que vous avez peut-être vue en entrant dans le Château du Milieu. Diantre ! Entre nous, ces drôles sont à leur place avec les chiens des chasses royales ! Sinon, vous n’avez ici que des angevins, tourangeaux et gascons dévoués à la cause de Notre Dauphin, tous aux ordres de Messires Saintrailles et Vignolles. Peut-être demain rencontrerez-vous aussi des Castillans, des Italiens de Théaude de Valpergue[26], ou encore les fiers Ecossais de feu le Connétable Stuart[27].
– Nous avons aperçu nombre de soudards de Castille, d’Ecosse et d’Italie au campement sur l’autre rive Maître Crochet. Ils semblaient être de farouches hommes. Nous avons aussi eu l’honneur de saluer Messire de Saintrailles tout à l’heure, il me paraît être bon guerrier. Mais nous n’avons pas l’honneur de connaître Messire de Vignolles.
– Il se fait appeler La Hire ou La-Hire Dieu. Ce sont les Anglois qui le nomment ainsi tellement ils craignent sa fureur », dit alors Crochet avec d’un ton qui trahissait la férocité du personnage. « C’est l’un des meilleurs Capitaines de Notre Dauphin, un homme habile à la guerre et violent avec l’ennemi. C’est pour cela que des gens comme moi sommes prêts à servir sous ses ordres. » Les deux autres soudards présents à la table se tournèrent vers Crochet et hochèrent la tête en signe d’approbation. Le Chevalier de Proilhac prit alors un tranchoir et une truite grillée qu’il ouvrit de sa dague, avant de dire à Crochet :
« – Nous avons donc pu voir aussi Messire de Vignolles. Il s’entraînait en joute à la longue épée avec Messire de Saintrailles.
– Saintrailles est aussi un grand capitaine » répondit simplement Crochet en s’offrant un cuissot de lapin aux navets qu’il mordit à grandes bouchées. Aldric regarda alors brièvement son écuyer qui était en train d’éplucher un pigeon après s’être servi une écuelle de mogettes, l’air pensif. Il se demanda justement si la rencontre avec la Demoiselle de Cholles n’avait pas retourné les sangs de Guillaume. Il pensa alors que partir au plus tôt pourrait alors être bénéfique pour son cousin comme pour lui. Crochet reprit la parole :
« – Sur instruction de Dame Yolande vous ne devez quitter le Fort du Coudray demain après la première Angélus parce que Notre Dauphin quitte Chinon pour se rendre à la chasse. Il sera bien accompagné de La Trémouille, comme de coutume. Ensuite, si vous désirez monter vos chevaux où vous entraîner à joute, vous pouvez vous rendre dans un arrière fossé en bas du château. Vous n’aurez qu’à passer une poterne ouest et descendre en bas du rocher. Il y aura bien des hommes d’armes, mais ceux-là ne sont fidèles qu’à Notre Dauphin. La Trémouille garde toujours ses chiens à ses talons. »
C’est alors que tonna une voix qui ressemblait à un rugissement de chien monstrueux :
« – Ventradiou j’ai la panse vide ! Que l’on me porte à manger ! » Alors, une forte clameur s’éleva des rangs des hommes d’armes qui étaient attablés : « La Hire ! La Hire ! La Hire Terreur de l’Angloy ! Dieu avec Nous ! », crièrent-ils gaillardement en levant leurs coupes, gobelets et pintes.
– Va chercher ta pitance La Hire ! Ne crois pas que les tous honnêtes hommes ci-prêts à risquer leur vie pour toi sont tes valets », répondit alors une voix qu’Aldric et Guillaume reconnurent tout de suite.
– Saintrailles, même si j’allais mourir de soif tu ne daignerais même pas m’offrir une goutte de ton sang parjure !
– Crois-tu que je ferai couler mon sang pour étancher ta soif de chien enragé ! Alors que tu pourrais te repaître des flots du sang des Angloys et traîtres bourguignons !
– Bien parlé compère ! Allons donc mangeailler et que Dieu nous prête longue vie ! »
La Hire et Poton de Saintrailles se dirigèrent alors vers les tables où il restait de la place. Saintrailles remarqua alors la présence de Proilhac et Roquestoile et décida d’entraîner son compagnon de guerre vers la table du fond. Les deux capitaines étaient vêtus de chausses, de pourpoints et de hauts souliers lacés. Leurs têtes étaient nues. Même sans son bassinet le Seigneur de Vignoles paraissant vraiment effrayant. Des cheveux au bol coupés très courts surmontaient une tête complètement carrée, au nez plat écorché, aux grosses lèvres tailladée et à la mâchoire privée de plusieurs dents. De gros yeux verts emplis de hargne et de férocité balayaient la table où se trouvaient Crochet, Aldric et Guillaume. Les deux autres soudards avaient même ravalé leur fierté, se contentant de mâcher leurs lentilles et gober leur vin en gardant la tête baissée. Ce fut Saintrailles qui prit la parole le premier en s’adressant à Proilhac et Roquestoile d’une voix rauque à l’accent de Gascogne.
« – Bienvenue à vous Messers. Je suis Jean Poton Seigneur de Saintrailles et voici mon Compère d’armes Etienne de Vignoles, que nous nous plaisons à appeler La Hire, ou bien La Hire-Dieu. A votre convenance.
– Je suis le Chevalier Aldric de Proilhac, Messire et ce jouvenceau est mon écuyer et cousin, Guillaume de Roquestoile. Nous venons de Gascogne.
– J’avais reconnu les armoiries sur votre tunique Chevalier de Proilhac. Ne seriez-vous pas le fils du Seigneur Hugues de Proilhac ?
– Si fait Messire ! » Répondit Aldric quelque peu interloqué.
« – Mon père et le vôtre ont servi ensemble nos défunts souverains Charles le Sage et Charles le Fol. Votre père a accompagné le mien qui était blessé lors d’un retour de guerre. Le Seigneur de Proilhac a eu l’extrême bonté de s’enquérir de la santé de mon défunt père en rendant plusieurs visites à notre famille. Nous avons d’ailleurs conservé l’un de vos écus blasonnés en notre château.
– Je suis très heureux de l’apprendre Messire. C’est donc un honneur pour moi de savoir que nos deux familles se connaissaient… ou plutôt se connaissent » répondit Aldric d’une voix calme et monocorde, se souvenant alors que son père partait parfois quelques jours rendre visite à des compagnons d’armes. Aldric replongea un moment dans les souvenirs de sa jeunesse mais en fut immédiatement tiré par le rugissement joyeux du Seigneur de Vignolles.
« – Ventradiou ! Vous êtes donc Gascons vous aussi ! J’espère que vous faites honneur à notre manière d’aimer la guerre. Mais assieds-toi donc Saintrailles et continuons de converser autour d’une bonne pitance ! » Saintrailles ne se fit pas prier et saisit le pichet de vin ainsi que deux coupes qu’il remplit. Il en tendit une à La Hire avant de lui lancer :
« – Rassure-toi chien enragé, c’est du vin de Loire et non du vin de Beaune, il ne peut donc être empoisonné.
– Je l’espère bien ! Je conchie tout ce qui est bourguignon et encore plus le vin tiré du fiel du Duc Philippe ! » Et sur ce, il éclata d’un grand rire qui fit se dresser les cheveux de la tête des deux marmitons qui s’affairaient à la cheminée. La Hire et Saintrailles levèrent leurs coupes imitées par Aldric et Guillaume. Tous portèrent ensuite le vin à leurs lèvres et l’avalèrent d’un trait. Puis, tout en se faisant servir une pintade entière par la cuisinière, le Seigneur de Vignolles interrogea Aldric en le fixant de ses yeux menaçant.
« – Et qu’est-ce qui peut bien vous avoir mené en le château de Chinon Chevalier ? J’espère pour vous que ce n’est pas cette crapule fielleuse de La Trémouille qui vous a fait quérir ?
– Que nenni Messire, je vous le jure sur les Ecritures », répondit Aldric qui se sentait rassuré qu’il n’allait pas avoir à affronter l’hostilité de la brute épaisse. Cependant il se contenta de répondre sans tout lui révéler de sa venue, quitte à lui mentir sur certains points.
– Fort bien ma Foy ! Nous préférons souper ici avec nos braves soudards plutôt que de souffrir la présence de ce bâtard se repaissant aux côtés de Notre Souverain. La dernière fois que nous avons soupé en la présence d’icelui[28], il était d’une mine bien pâle et semblait se désintéresser de tout. Et ce vautour de La Trémouille qui ne cessait de faire le paon à ses côtés ! Pouah, ceci m’en retourne le cœur ! Dieu sauve notre pauvre Royaume et maudisse La Trémouille ! » Et il cracha par terre pour bien montrer son dégoût.
« – Nous sommes ici à la demande de Messire Arnaud Guilhem Chevalier de Barbazan qui voulait faire porter missive à son ami Messire Tanneguy du Chastel. » Déclara le Seigneur de Proilhac.
« – Pardiou ! Vous connaissez donc le « Chevalier sans reproches » ! J’ai joint mon épée à la sienne plusieurs fois », répliqua La Hire la bouche pleine d’un bon morceau de pintade.
– « J’ai eu aussi l’honneur de combattre à ses côtés Messire de Vignoles. Nous avons défendu Melun contre l’Ost du duc Philippe il y a deçà près de dix années[29]. Mais notre vaillance ne put suffire puisque le félon de Bourgogne a pu saisir la ville.
– Et vous êtes-vous fait prendre ?
– Non Messire, j’ai combattu même pendant que les Bourguignons étaient dans la cité. Mais avec quelques compagnons, nous avons pu nous échapper et avons chevauché sans répit en plein pays Angloy et Bourguignon jusqu’à ce que nous ayons atteint Bourges.
– Vous avez l’air d’être fin renard Chevalier ! » Répondit Saintrailles, « certains auraient préféré aller se jeter tout droit sur les vouges et pertuisanes bourguignonnes. N’est-ce pas ce que tu aurais fait bon brave chien enragé », dit-il en envoyant une tape amicale sur l’épaule de La Hire. Saintrailles questionna encore Aldric sur sa venue tout en découpant un lièvre cuit à la broche à l’aide de sa dague.
« – Alors comme cela vous veniez rencontrer Messire le Maréchal du Chastel. Avez-vous pu rencontrer Dame Yolande Duchesse d’Anjou. »
Amaury et Guillaume relevèrent les yeux pour fixer un moment Saintrailles qui semblait être un personnage bien plus fin et perspicace qu’il ne s’en donnait l’air.
« – Point s’en faut Messire de Saintrailles ! » mentit Aldric en conservant son calme, « nous nous sommes juste entretenus avec Messire Tanneguy du Chastel pour lui apporter la missive de Messire Arnaud Guilhem. Nous sommes restés avec lui le temps de donner encore quelques nouvelles du Chevalier et pour attendre que Messire du Chastel rédige puis scelle un parchemin de réponse. Enfin, nous avons pris congé et nous sommes installés en la Tour du Moulin. Messire le Maréchal nous ayant recommandé de nous y rendre.
– Et quand repartez-vous ? » Tenta d’articuler La Hire qui avait cette fois une aile de sa pintade entre ses dents.
– Après-demain suivant Mâtines. Nous devons encore nous rendre à Poitiers où Maître Crochet nous accompagnera… à la demande de Messire Tanneguy. » La voix par laquelle Aldric s’efforçait de parler était calme, mais le plus ferme et le plus franc possible. Il croisa le regard de Crochet qui semblait approuver sa conduite. Mais les yeux du soudard ne trahissaient aucune inquiétude.
« – Fort bien Chevalier. Mon intention était simplement de vous demander les raisons de votre venue, rien de plus soyez-en certain. La langue d’un gascon ne saurait être fourchue. » Malgré cette déclaration, Amaury de Proilhac percevait très bien dans les yeux du Seigneur de Saintrailles que celui-ci ne le croyait qu’en partie, voire même très peu. Mais La Hire redonna une ambiance un peu plus gaillarde à la conversation en déclarant de manière grivoise.
« – Il faut dire aussi que Messire du Chastel est si souvent cloué au manteau de Dame Yolande qu’on on est venu à se demander s’il n’y a pas eu de secrètes épousailles. A vrai dire Messire le Maréchal aurait pris bien bon parti ! » Et puis, il éclata encore d’un gros rire qu’il communiqua instantanément à Saintrailles ainsi qu’à Guillaume et Aldric, qui en profitèrent alors pour laisser leurs préoccupations de côté. Puis le Seigneur de Vignolles demanda à Guillaume de se présenter.
Tout en saisissant un morceau de fromage et une tourte, l’Ecuyer de Roquestoile raconta d’où il venait et sa venue auprès d’Amaury qu’il épaulait dans ses voyages. Aldric fit alors une pause dans la conversation pour avaler quelques cuillerées de pois et s’offrir un généreux cuissot de lièvre saucé accompagné de choux et de navets. Il laissa Guillaume parler de la Gascogne à La Hire et Saintrailles qui l’écoutèrent avec intérêt. Il est vrai que les deux Capitaines n’étaient pas retournés sur leurs terres du Sud-Ouest depuis un long moment. Guillaume narra ensuite le voyage d’Agen à Chinon et n’omit aucun détail ; l’accompagnement de voyageurs jusqu’à Périgueux, les brigands mis en fuite entre Périgueux et Limoges, les hurlements de loups dans les campagnes, la misère des d’habitants du Limousin qui étaient parfois forcés de manger des racines et des châtaignes, les soldats désœuvrés croisés au détour de chemins, le moine fou rencontré à La Châtre[30] et enfin, les pluies torrentielles qui s’étaient abattues sur eux juste aux portes d’Amboise. La Hire et Saintrailles ne lâchèrent aucune bribe du récit, tout en continuant de mâcher leur viande et gober leur vin.
Après près de deux heures de repas et de conversation fort arrosée et braillarde, Aldric et Guillaume préférèrent se retirer. Ils se levèrent et saluèrent La Hire, Saintrailles et Crochet qui se partageaient une bouteille d’hydromel. Ils remontèrent vers leur chambrée en titubant dans les marches. Arrivés dans le petit vestibule, ils trouvèrent le portier somnolant sur son siège en ronflant de manière bruyante. Un morceau de pain noir, un reste de lard et un pichet de vin étaient posés à ses pieds. Aldric le secoua vigoureusement et l’homme s’éveilla brusquement en poussant un grognement. Il se leva en maugréant et s’avança vers la porte en bois qu’il ouvrit. Aldric et Guillaume rentrèrent dans leur chambre avant de fermer la porte. Repus, ils ôtèrent leur gippon et leurs souliers, puis se glissèrent sous leurs couvertures de peau. Guillaume s’endormit plus tard que son cousin, à cause des ronflements de ce dernier… mais aussi à cause d’autres pensées qui n’avaient rien à voir avec le Comte de Richemont.
FIN DU CHAPITRE II
A suivre… Retrouvez samedi prochain en exclusivité sur Nouvelles de France le CHAPITRE III !
Il n’est pas trop tard pour lire le CHAPITRE I !
[1] Il était aussi Duc de Touraine, Comte de Dreux, d’Etampes, d’Ivry et Baron de Parthenay. Mais pour le Roi d’Angleterre, Richemont ne devait pas porter le titre de Comte, mais seulement les « Honneurs. »
[2] On peut aussi employer cette orthographe pour désigner le Maréchal de La Trémoille.
[3] A Dun-le-Roi en 1427, dans l’actuel département du Cher.
[4] Actuellement dans le Département des Deux-Sèvres.
[5] L’Ost vient du latin Hostis qui signifie « ennemi ». Le terme a d’abord désigné l’Armée ennemie puis l’armée médiévale au sens général.
[6] Charles Ier de Bourbon (1401-1456), Prince de Sang.
[7] Réunion des Etats Généraux de 1426 à Saumur.
[8] Autre surnom de Philippe le Bon.
[9] (1377-1449)
[10] Aujourd’hui chef-lieu de canton de l’est du département de l’Ille-et-Vilaine.
[11] Sorte de bandeau appelé aussi Chapel d’Orfèvrerie. Le fronteau pouvait aussi être en or pour les Dames les plus riches.
[12] Appelée sinon templière.
[13] La barde était le terme employé pour désigner l’entière armure d’un cheval. La picière recouvrait le poitrail, la culières l’arrière train et le chanfrein la tête.
[14] Lance formée en trois parties ; un fer en forme de croissant, un fer de lance standard et un fer de lance effilé.
[15] Surcot que l’on revêtait au-dessus de l’armure.
[16] Pièce d’armure de fer recouvrant la jambe du genou au pied. Appelée aussi jambière.
[17] Appelé aussi cuissard. Comme son nom l’indique, il protégeait la cuisse.
[18] Pièce d’armure en fer protégeant le pied.
[19] Pièce d’armure en fer protégeant l’épaule.
[20] Soit environ 1.50-1.80 mètre (nous utilisons ici le pied carolingien qui équivaut à 31.35 cm). Le terme Claymore étant à l’époque employée en Ecosse, nous le reprenons ici pour désigner ce que l’on appelait en France la « grande épée. »
[21] Jean Poton de Saintrailles ou Xaintrailles (1390 /1400 ? – 1461)
[22] Etienne de Vignolles dit (1390-1443)
[23] Soit environ 20 mètres.
[24] Comprendre la prière collective. Oraison vient du latin Orare, qui signifie
[25] Petit singe que les artistes de rues pouvaient utiliser. C’était aussi le surnom donné aux premiers conseillers de Charles VI.
[26] En récompense de sa fidélité, Charles VII de fera Bailli de Mâcon et de Lyon.
[27] Jean Stuart de 2e Comte de Buchan (1381-1424). Fait connétable après la victoire de Baugé (1421), il trouve la mort lors de la bataille de Verneuil.
[28] Comprendre « de celui-ci ».
[29] C’était en 1421.
[30] Aujourd’hui sous-préfecture du département de l’Indre.