Il y a 2 000 ans mourait Ovide

Publius Ovidius Naso, né dans la petite ville de Sulmone (130 km à l’est de Rome) est mort à 61 ans, en l’an 17 de notre ère, c’est-à-dire au temps où Jésus vivait encore chez ses parents. On l’appelle aussi Nason, en usant du surnom familial, comme on dit Cicéron pour Marcus Tullius, Maron pour Virgile, Flaccus pour Horace…

Sa plus grande gloire, c’est le Moyen Age et la Renaissance qui la lui ont donnée, le lisant, l’imitant, le recopiant, puis l’éditant sans cesse. Mieux que cela : il a été une source d’inspiration pour toute la sculpture, la tapisserie et la peinture de l’âge baroque, pour des génies de la taille de Shakespeare (Titus Andronicus lui doit tout, et Roméo et Juliette doit beaucoup à l’histoire de Pyrame et Thisbé, qu’on retrouve dans Le Songe d’une nuit d’été). Notre La Fontaine encore en est nourri, et pas seulement dans sa fable de Philémon et Baucis, personnages qui ne nous sont connus que par Ovide.

Jeune homme, il avait renoncé très tôt à suivre le cursus honorum (son père était de l’ordre équestre), ayant une vocation fort précoce de poète : « Tout poète m’était un dieu », « Ce que j’écrivais venait naturellement en vers. » Il fit donc le voyage d’Athènes à 18 ans, revint par l’Asie mineure (les ruines de Troie !), la Crète et la Sicile, avec un jeune confrère grec, Pompeius Macer (d’une famille « adoptée » par Pompée). Il était fier d’avoir connu un peu Virgile (« Vergilium vidi tantum »), mais préféra s’inscrire dans la lignée des élégiaques (« Gallus, Tibulle, Properce, puis moi »), qui faisaient alterner tout au long de leurs poèmes d’amour un hexamètre et un pentamètre (le premier un peu plus long, le second un peu plus court que notre alexandrin ; c’est le « distique élégiaque »).

Les Métamorphoses

L’ambition lui vint plus tard de rivaliser avec les plus grands, Homère et Virgile. Ce furent les 15 livres des Métamorphoses (1), à peu près 12 000 hexamètres comme l’Enéide, moins que les 15 000 de l’Iliade. Il entreprend donc d’y raconter des centaines de métamorphoses, punitions ou récompenses (comme dans le cas d’Hercule) accordées par les dieux. C’est la mode aujourd’hui d’expliquer la disgrâce d’Ovide par cette œuvre énorme, au motif qu’Auguste se serait senti visé par l’image furibonde, insensée, qu’elle donnait des Jupiter et autres dieux (au rang desquels les « César » devaient être rangés après leur mort). Certes, Ovide laisse entendre dès ses premières œuvres qu’il ne croit pas aux dieux (« Va donc croire aux dieux, alors que toutes ces menteuses jurent par Jupiter et Junon, et ne sont jamais punies ! »). Il ne croit même pas, semble-t-il, à une divinité régulatrice comme les stoïciens (il penche plutôt du côté de Lucrèce et des matérialistes). Certes, les « dieux » des Métamorphoses pouvaient choquer les personnes pieuses. Ils sont particulièrement cruels, transformant Hécube, l’épouse de Priam, la mère d’Hector… en chienne (Latravit conata loqui, « elle voulait parler, soudain elle aboya »), ou une ouvrière modèle en araignée (« elle n’était plus qu’un ventre noir qui tissait »), mais le grand public a toujours adoré les sévices, et Jacques de Voragine, saint évêque italien, le savait bien, lui qui « soigne » particulièrement les martyres dans sa Légende dorée.

Sur cette carte allemande, les cités alliées de la République romaine finissante sont en orange, d’autres provinces en couleur ; Tomi (Tomes) est encore quasiment en terra incognita.

Arrêtons-nous un instant sur cette pauvre Arachné qui a osé rivaliser avec Minerve. Chacune veut tisser la plus belle des tapisseries, la blonde déesse choisit pour thème l’Acropole, et la brune mortelle l’enlèvement d’Europe. Figurent dans les décors, en tout… pas moins de 22 métamorphoses (dont 18 sur l’ouvrage dessiné par Arachné, à l’évidente supériorité). C’est pour Ovide une occasion de démontrer sa propre virtuosité. Il est merveilleux dans les détails (un vers pour Europe rentrant ses pieds de peur d’être mouillée, quatre pour la jeune fille Arachné rougissante), parfois dans la rapidité (deux vers seulement pour quatre métamorphoses du prestidigitateur Jupiter), toujours dans les descriptions, comme celle de cette kermesse à la Brueghel choisie par Charles Guérin pour son Trésor des Lettres latines (2).

La trop grande facilité d’Ovide va de pair avec une certaine platitude. Ce qui explique qu’il a finalement fourni peu de citations au répertoire de l’homme cultivé, malgré une œuvre si vaste. Au Fortunatos nimium agricolas de Virgile (dont il n’a pas craint de résumer l’Enéide en 1 000 vers dans les Métamorphoses, XIII-XIV), il réplique par un très fade Beatum cui licet urbe frui (« Heureux celui à qui il est permis de jouir de la ville »), et quand il veut refaire le superbe Exegi monumentum d’Horace, cela donne le dernier vers des Métamorphoses : Si quid habent veri vatum praesagia, vivam (« Si les poètes-prophètes disent parfois des vérités, je vivrai. ») Sa formule célèbre, Video meliora proboque / deteriora sequor, qu’il prête à Médée (personnage qui l’inspirait tant qu’il lui consacra une tragédie, hélas ! perdue), a été surpassée en grec par celle de saint Paul : « Je ne fais pas le bien que j’aime, / Et je fais le mal que je hais » (Romains, 7, 19 ; traduction de Racine).

L’image de l’homme partagé, mourant de ses hésitations, le Moyen Age aurait pu la prendre chez lui : c’est le tigre affamé, sur un chemin de crête, qui hésite entre les deux vallées où il entend mugir des troupeaux (Met., V, 166 : ruere ardet utroque, « il brûle de foncer des deux côtés »). Mais les images d’Ovide, pas plus que ses formules, n’impriment la mémoire du lecteur, et les médiévaux ont préféré l’âne de Buridan. Il faut être un passionné de textes antiques pour repérer ici et là un vers plus intéressant, – comme Racine l’a fait : Candidior medio nox erit illa die (« Notre nuit brillera plus que ce jour à midi ») est devenu sous sa plume « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours ».

L’exil

Après l’immense effort des Métamorphoses, Ovide revint au distique élégiaque pour composer les Fastes, catalogue, mois par mois, des fêtes et traditions romaines. Il s’arrêta au mois de juin (livre VI, sur XII annoncés). On ne sait pourquoi. Peut-être parce que l’exil le priva de sa documentation. Comme cause de cet exil, on incrimine souvent son œuvre de libertin, qui comporte trois titres, L’Art d’aimer, les Remèdes à l’amour (le principal, c’est la fuite) et les Produits de beauté pour visages de dames (De medicamine faciei femineae). Même si l’on ajoute les Amours et les Héroïdes, volume original (15 lettres en vers d’amoureuses légendaires, celle d’Hermione a su toucher Racine), il en fallait plus, en l’an 8 de notre ère, pour être exilé en Dacie (notre actuelle Roumanie), et l’on admet en général qu’Ovide a dû se mêler de politique, fréquenter des opposants à Livie, l’épouse d’Auguste. Aussi lorsqu’elle parvint, en 14, à placer Tibère, son fils d’un premier mariage, sur le trône, l’exil d’Ovide fut maintenu. Il eut alors la faiblesse bien masculine d’accuser sa femme de n’être pas assez active à plaider sa cause. Or elle était restée à Rome malgré elle, pour préserver les biens de famille. C’était sa troisième épouse. Très jeune, il avait divorcé deux fois, de la première parce qu’elle se comportait indignement, pour la seconde c’est lui qui se conduisit mal ; elle lui avait pourtant donné une fille, et il se flattait sur le tard d’être deux fois grand-père (bis avus), mais sa fille vivait en Afrique…

Bienheureux exil d’Ovide, qui nous a valu les recueils intitulés Tristes et Pontiques. Les plus célèbres de ces 7 000 vers sont Donec eris felix, multos numerabis amicos / Tempora si fuerint nubila, solus eris (« Tant que tu seras heureux, les amis seront nombreux/ Si le temps se couvre, tu seras tout seul. ») Sans cet exil, Ovide serait resté l’auteur assez impersonnel de deux grands poèmes documentaires, Fastes et Métamorphoses, et le rival moins sincère de Tibulle et Properce dans ses élégies des Amours.

Charles Guérin le compare à nos « grands exilés » Du Bellay et Hugo. Mais c’étaient des exilés volontaires ! Le second a d’ailleurs dispersé dans Châtiments et Contemplations quelques poèmes « d’exil » sans trop insister, car il aurait fait rire tous ceux (comme Dumas) qui le visitaient à Guernesey, ou le croisaient dans les rues de Londres et Bruxelles, et sur les bords du Rhin pendant l’été. Aujourd’hui, nous pensons plutôt, en relisant les vers écrits par Ovide à Tomes (aujourd’hui Constantza), petit port de la Mer noire (le « Pont-Euxin »), aux lettres furieuses expédiées de Korsör (Danemark) par Louis-Ferdinand Céline, de 1945 à 1951. On croit entendre celui-ci pester contre les Danois, quand Ovide s’en prend à ses voisins Sarmates, « sauvages féroces, de vraies bêtes à poils longs ». Et quand Ovide gémit : locus inamabilis, nihil toto tristius orbe (« Ce lieu est impossible à aimer, rien de plus triste au monde »), on entend Céline face à une autre Mer quasi-fermée, la Baltique : « La Sépulcrale, je l’appelle, avec ses bateaux rares, de vrais cercueils, et leurs voiles en deuil… Ces pays sont froids et laids. C’est pas à regarder. » Chez les deux écrivains, même angoisse de perdre jusqu’à leur langue. Céline : « La monstruosité impardonnable est qu’on me tienne hors de la langue française. (…) Un bourreau qui me parlerait français, je lui pardonnerais. (…) Moi musicien du français ! » Et Ovide : « Ils ne bredouillent même pas des restes de grec, on m’oblige à parler sarmate, j’oublie les mots de ma propre langue, alors je me les répète à moi-même, je les fais retentir avec l’accent de mes pères, patrio sono, pour ne pas perdre l’usage de ma langue, ne perdam commercia linguae, moi poète romain, ego Romanus vates ! » (Tristes, V, VII). Et Ovide trouve enfin une belle image, définitive, quand il a perdu tout espoir de rentrer : « J’aurais préféré que la mer m’engloutît d’une bonne vague, plutôt que de périr ainsi épuisé à force de lutter des bras contre cette masse d’eau… » (Pontiques, III, VI).

(1) Je n’ai pas pu consulter la nouvelle traduction de Marie Cosnay (éd. de l’Ogre, 518 pages, 25 euros). Sublime, forcément sublime, disent les campagnes publicitaires pour toute nouvelle traduction. Mais je me méfie : l’Énéidetraduite par Paul Veyne était pure escroquerie (la meilleure reste celle d’André Bellessort).

(2) 2 vol., 8 euros chacun, chez DPF, 86 190 Chiré-en-Montreuil. C’est une histoire très vivante de la littérature latine, procédant par citations jamais trop longues (en latin, puis traduction). Ne pas confondre ce Charles Guérin, agrégé des lettres du siècle dernier, qui a aussi donné une édition critique des Odes de Ronsard et fut Inspecteur d’Académie du Var et de l’Isère, avec le poète Charles Guérin (1873-1907), connu aujourd’hui encore pour son poème « O Jammes, ta maison ressemble à ton visage / Une barbe de lierre y grimpe, un cèdre ombrage… »

 


Ovide militant anti-avortement

Tant qu’à imposer le libertinage au programme du Baccalauréat littéraire des années 2000, les Inspecteurs généraux qui choisirent L’Art d’aimer, après Les Liaisons dangereuses (version Frears) et avant la Vie de Néron de Suétone, auraient pu choisir les Amours d’Ovide, œuvre plus variée. Ce qui les a retenus, est-ce dans ces Amoursl’élégie (II, 14) qui est un réquisitoire contre l’avortement, et donc un scandale pour notre bien-pensance d’Etat ?

Les 40 pages d’introduction des Amours, édités en 2009 par les Classiques en poche (bilingue, Belles lettres, 9 euros), ne disent d’ailleurs pas un mot de cette élégie qu’on trouve page 101. Elle vaut pourtant le détour. Le poète fait des reproches à sa maîtresse imaginaire (au moins en partie), nommée Corinne comme la poétesse grecque rivale de Pindare :

« Celle qui la première entreprit d’expulser le tendre fruit (tenerum fetum) qu’elle portait aurait mérité de périr ! (…) Quoi ! pour épargner les rides à ton ventre ! (…) Si les mères au commencement de ce monde avaient adopté cette coutume, le genre humain aurait disparu, (…) toi-même, ma belle, tu aurais péri, si ta mère en avait usé comme toi ! (…) Pourquoi enlever à la vigne féconde le raisin qui mûrit ? La vie est un assez beau prix pour une courte patience ! On maudit Médée, on maudit Philomèle égorgeant leurs enfants, du moins elles avaient des raisons pour se venger d’un mari, mais vous, qui vous incite ? (…) Jamais tigresse en Arménie dans sa caverne, jamais lionne n’a osé faire mourir ses fœtus (Perdere nec fetus ausa leaena suos.) »


Vintila Horia en 1960 : un nouvel Ovide

En 1960, l’Académie Goncourt élut pour son prix annuel, à la majorité de six voix contre quatre, un roman intitulé Dieu est né en exil, édité par Fayard.

L’auteur était Vintila Horia, né en Roumanie en décembre 1915, essayiste et romancier écrivant en roumain, en espagnol, en italien, et cette fois en français. Une campagne de presse communiste révéla que l’auteur avait été journaliste mussolinien dans l’entre-deux-guerres, et attaché à l’ambassade de Roumanie à Rome, comme Ionesco à Vichy, pendant la Seconde Guerre mondiale ; l’Académie Goncourt décida de ne pas décerner le prix, mais ne revint pas sur son vote.

Comme son titre l’indique, le roman imaginait, à travers les notes du Journal intime imaginaire des neuf années d’exil d’Ovide à Tomes, une évolution du poète vers une foi… disons : pré-chrétienne ; ainsi qu’une conversion à la vie plus simple des Daces, et donc à un certain mépris de Rome : « On peut vivre partout où l’on peut faire du feu et échanger des paroles. Rome n’est qu’un caprice, un petit point, trop brillant peut-être, au milieu de la nuit humaine. »

Vintila Horia esquissait sans doute aussi une sorte de retour sur ses propres écrits : « J’ai écrit des choses sublimes et abominables… », fait-il dire à Ovide. Il est mort en Espagne en 1992, non sans avoir revu la Roumanie en 1990. Le centenaire de sa naissance a été célébré il y a deux ans dans son pays natal, ainsi qu’à l’Université d’Alcalá de Henares, en Espagne.


Photo de Une :  La poste italienne avait dignement commémoré en 1957 le bimillénaire de la naissance. Toujours rien en 2017 ? Pourtant, trois villes ou villages dans le monde portent le nom du poète latin : en Roumanie, en Ukraine et aux Etats-Unis.

Robert le Blanc – Présent

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