Anatole France : les contradictions d’un esprit paradoxal

 Par Jean Cochet

Cette année 2014 marque le quatre-vingt-dixième anniversaire de la mort d’Anatole France. Né à Paris le 16 avril 1844, ce dernier y décéda le 12 octobre 1924. Paris qu’il aimait tant, au point, plaisantait-il, qu’il aurait aimé pouvoir se faire « naturaliser Parisien ». Auteur fort injustement oublié, passé en quelques décennies du pinacle (prix Nobel en 1921, salué bien au-delà de nos frontières) au délaissement le plus complet, je lui dois pourtant l’une de mes premières grandes révélations littéraires. Due à un amusant quiproquo…

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Ce devait être l’année de mes treize ans, dans une IVe République en pleine agonie. « Le plus illustre des Français » revenait aux affaires. Mais, loin des turbulences de la chose publique, en ce mois de juillet, ma mère et moi partions chez une cousine genevoise pour y passer quelques jours de vacances. Riche de quelque menue monnaie que venaient de me donner mes grands-parents, j’avais acheté au kiosque de la gare de Grenoble deux livres de poche, que je croyais être des romans policiers. Le premier, Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, en était bien un. Pour le second je n’avais pas vraiment eu le temps de choisir. Ma mère me houspillait : « Dépêche-toi, on va rater le train ! » J’avais donc pris, dans la précipitation, Le Crime de Sylvestre Bonnard, dont le titre me semblait faire écho à celui d’Agatha Christie. Le meurtre, le crime… Deux énigmes criminelles à élucider.

Premier choc stylistique

 Le roman d’Agatha Christie avalé d’un trait durant le trajet, je n’avais entamé le second livre que le surlendemain, dans un parc genevois, face au lac Léman et à son célèbre jet d’eau, pendant que maman et notre cousine Louise faisaient les magasins. Déception ! Ce bouquin, dont le titre devait s’entendre comme une antiphrase, n’avait vraiment rien à voir avec le roman de détection que j’attendais. Sylvestre Bonnard, vieux philologue célibataire confit dans ses manuscrits poussiéreux, ne résolvait pas les mêmes mystères que Sherlock Holmes. Il ne faisait pas non plus preuve du même brio.

Pourtant, très vite, le premier moment de désappointement passé, à mesure que je m’enfonçais dans les pages de ce conte de Noël plein de charme mais un peu mièvre, au récit discontinu et empli de digressions, un sentiment nouveau remplaçait celui de ma déconvenue : le plaisir, purement syntaxique, de savourer un beau texte. Passionné très jeune par la lecture, j’appréciais certes les récits de James Fenimore Cooper, de Conan Doyle, d’Alexandre Dumas, de Jack London, de Walter Scott, de Jules Verne… Mais avec Le Crime de Sylvestre Bonnard je découvrais, sans les prouesses de l’imagination ni les pirouettes narratives, le pur plaisir d’un style clair et harmonieux, à la fois limpide et pourtant si coloré.

Unknown-25Il me faudra attendre cinq autres années pour ressentir un autre choc stylistique, de nature celui-ci très différent, avec la lecture du Voyage au bout de la nuit de Céline. Entre-temps je m’étais bien sûr procuré d’autres ouvrages d’Anatole France : Thaïs et son évocation bigarrée de l’Egypte du IVe siècle, livre dans lequel l’auteur étale à chaque page sa profonde connaissance du monde antique. La Rôtisserie de la Reine Pédauque et son picaresque et érudit abbé Jérôme Coignard. Une pittoresque recomposition d’un XVIIIe siècle baignant dans cette philosophie des Lumières pour laquelle Anatole France nourrissait un déplorable attrait. Le Lys rouge, roman sentimental et mondain que l’auteur avait écrit à la demande de son égérie, Mme Arman de Caillavet. Une sorte d’exercice de style brillamment réussi. Ainsi, bien sûr, que les quatre volumes de L’histoire contemporaine L’Orme du mail, Le Mannequin d’osier, L’Anneau d’améthyste, Monsieur Bergeret à Paris, où ce dernier, préfiguration de l’intellectuel de gauche mais en plus subtil, en plus tolérant et en beaucoup plus sympathique, disserte avec impertinence et originalité, au milieu de personnages très représentatifs des mentalités de leur époque, sur l’actualité d’une période s’étendant de la fin du XIXe siècle au début du XXe. Une satire sociale souvent aiguë des mœurs de cette IIIe République dont Anatole France était pourtant l’un des parangons. Ajoutons-y L’Ile aux Pingouins, conte philosophique plein d’amère ironie et de drôlerie.

Et bien sûr, le chef-d’œuvre de l’auteur, Les Dieux ont soif, tableau flamboyant et lucide, mais aussi d’une grande et juste cruauté, de la Révolution de 1789. Et plus particulièrement de ce moment de folie sanguinaire, la Terreur, qui en découla. Un grand roman historique, où le peintre Evariste Gamelin, pâle émule de David, tout dévoué à Marat et à Robespierre, incarne les ravages que peut exercer la passion politique sur un esprit velléitaire, le poussant, en période révolutionnaire, jusqu’au fanatisme meurtrier. Le XXe siècle et ses régimes totalitaires nous fourniront par la suite beaucoup d’autres exemples de ce genre. A l’opposé du disciple de Saint-Just, son antithèse, autre merveilleux personnage créé par Anatole France, le sybarite, lettré et ci-devant Brotteaux des Ilettes, lecteur de Lucrèce jusqu’à ses derniers instants, qui rappelle dans la folie révolutionnaire en train de s’emballer, tout en vitupérant les utopies meurtrières de ce « jean-fesse » de Jean-Jacques Rousseau, « qu’il faut gouverner les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on les voudrait être ». Echo sans doute à la célèbre phrase de Voltaire qu’Anatole France citait souvent : « La vie d’un peuple n’est qu’une suite de misères, de crimes et de folies. » Une réflexion que certaines de nos grandes consciences, qui veulent sans cesse juger et rejuger le passé, feraient bien de méditer. Dans cette fresque historique, tragique et frémissante, l’auteur incarne avec justesse, à travers différents personnages habilement campés, les luttes idéologiques de 1793. Et aussi des intrigues amoureuses que le règne d’une idole sanguinaire, « le despotisme de la liberté », rend assassines.

Ombres et lumière

Bien sûr, chez Anatole France il y a la forme, éblouissante, et le fond, beaucoup plus sombre et contestable. La forme ? Une clarté stylistique héritée de Racine et de Voltaire, dans laquelle se reflètent toutes les grandes traditions françaises. Le fond ? Celui d’une pensée agnostique, anticléricale, darwiniste, matérialiste, profondément pessimiste, même si ce « pessimisme charitable » s’habille souvent de compassion et de compréhension. Selon l’expression d’un critique, Anatole France « méprisait les hommes avec tendresse ». Une sorte d’indifférence bienveillante… Cet athée de tendance déiste n’en prendra pas moins la défense, en 1897 et de façon assez vigoureuse, des chrétiens d’Arménie déjà massacrés par les Turcs.

La vision du monde et de l’homme d’Anatole France est en réalité celle d’un épicurien prônant le relativisme moral et la recherche de « plaisirs modérés ». Une philosophie qu’il a distillée dans les maximes bien ciselées de son Jardin d’Epicure où il nous expose les recettes, selon lui, de ce « bonheur tranquille ». Epicure enseignait : « Aucun plaisir n’est en soi un mal ; mais il est des plaisirs dont les facteurs apportent bien plus de tourments que de plaisirs. » Ce que l’auteur des Noces corinthiennes traduit par une formule très permissive : « Je tiens pour innocent tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Reste à définir où commence cette nuisance et où elle s’arrête…

L’épicurisme d’Anatole France recommande la maîtrise des passions et récuse tous les excès. Le premier des plaisirs, pour cet élitiste incorrigible, est d’abord d’ordre intellectuel. Il réside dans l’apprentissage du savoir, même s’il faut, pour l’acquérir, emprunter les chemins ardus de la connaissance. On est loin de l’hédonisme de masse auquel aspirent trop de nos contemporains, adeptes du « laissez-nous vivre comme nous le souhaitons », clamé par les soixante-huitards.

Unknown-27Revirement idéologique

L’itinéraire politique très contrasté d’Anatole France conduira ce chantre du laïcisme – en 1903 il préfaça le livre d’Emile Combes, Une campagne laïque – d’une position de républicain conservateur et voltairien, au moins jusqu’à son élection à l’Académie française en 1896, à celle, passée par le sas de l’affaire Dreyfus, d’un républicanisme de plus en plus progressiste. Jusqu’à se réjouir en 1917, lui l’ennemi de tous les extrémismes, féru de sagesse antique, de tempérance et de circonspection, de l’avènement du communisme en Russie. De dérive en dérive, sa trajectoire idéologique l’aura éloigné du sage Brotteaux des Ilettes pour le rapprocher de plus en plus de l’iconoclaste Evariste Gamelin. En 1917 aussi les dieux avaient soif… Et le vieux mandarin sceptique, victime à son tour d’espérances illusoires, contribua par ses écrits à leur ébriété.

C’est pourtant sous les auspices du général Boulanger, dont il fut un moment proche, qu’en 1888 Anatole France rencontra celle qui allait devenir sa « maîtresse officielle » : Mme Arman de Caillavet. Il faudra attendre le milieu de l’affaire Dreyfus pour que l’écrivain le plus en vue de son époque, considéré par le régime en place comme une sorte de « maître officiel », glisse, par le truchement de la campagne dreyfusarde, de la droite vers la gauche. Mme de Caillavet, née Léontine Lippmann, fille d’un grand banquier juif, ne fut sans doute pas étrangère à ce retournement.

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Un mainteneur de la langue française

Question : est-il paradoxal, quand on pense à droite, d’apprécier Anatole France ? Sans doute. Mais ses admirateurs droitistes, dont je suis, ont pourtant une caution de poids : Charles Maurras en personne.

Dans ce mandarin des lettres, comblé de son vivant de tous les honneurs, et rallié dans le dernier quart de sa vie à la gauche progressiste – dont, entre parenthèses, l’intelligentsia l’a toujours méprisé – (1), Charles Maurras voyait un « mainteneur de la langue Français ». Pour cette raison, et malgré le gouffre idéologique qui ne cessa de s’agrandir entre eux, il conserva toujours une profonde admiration littéraire à l’auteur de L’Etui de nacre. Au point d’ailleurs de lui consacrer une plaquette :« Anatole France, politique et poète ». Chez lui, le maître de Martigues appréciait une prose qui « sonne juste » et dans laquelle il percevait un « chant subtil ». Bien, ajoutait-il, « qu’il y ait beaucoup à dire sur tant d’acidité morale et d’amertume métaphysique, associées aux justes pompes de la raison et néanmoins sans croire que les sérénités de l’âme se confondent avec la brutale satisfaction ».

Dans Le Chemin de Paradis, Maurras porte cette autre appréciation admirative : « Je ne veux pas traiter à présent des idées, je ne loue qu’une langue, cette chose sacrée aussi. La phrase inerte de Flaubert, dans sa grossière perfection statique, et le flux languissant des frères Goncourt avaient menacé d’appauvrir et de glacer tout : M. Anatole France apparut le gardien, le rénovateur et le prêtre de ce “parler aux douceurs souveraines” que les trois quarts du siècle avait outragé. Maître léger, profond et pur en qui tout s’harmonise pour s’émouvoir dans la mesure et entrouvrir de nouveaux développements à la vie. »

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Les plus belles sources

 Le 14 août 1904, Charles Maurras écrivait dans La Gazette de France : « Qu’il le veuille ou non, Anatole France nous a modifiés dans le sens de nos traditions. Son esprit heureux nous a ramenés aux plus belles sources. Il nous a rendu agréable, charmant, délicieux, ce qui avant lui ne semblait que respectable. L’ordre des temps en a changé : les siècles qui nous séparaient de Mme de Lafayette se sont évanouis… » Anatole porte en effet en lui l’Ancien Régime de façon familière et naturelle.

C’est tout le paradoxe. Ecrivain « de vieux sang français », dont le classicisme se nourrit d’humanisme gréco-latin et de tout l’héritage de notre passé, mais succombant néanmoins aux sirènes de l’illusion progressiste et des fausses promesses d’un monde meilleur. Les Dieux ont soif est sans doute l’ouvrage qui exprime le mieux les contradictions de son auteur et sa situation paradoxale : ce chantre atypique de la gauche mais encensé par elle dresse avec ce livre, publié en 1912, l’un des plus profonds et des plus implacables réquisitoires contre le fanatisme engendré par l’ivresse révolutionnaire. Avant d’y succomber lui-même cinq ans plus tard…

Sur le plan politique Maurras se plaisait à rappeler, avec une malice insistante, les écrits, dans un premier temps anti-dreyfusard, de l’amant de Mme de Caillavet : « C’est grâce à M. France que beaucoup d’entre nous échappèrent à la mystification dreyfusienne ; or nous le vîmes tout d’un coup chez les défenseurs de Dreyfus. » Victime à son tour de la mystification qu’il dénonçait…

Maurice Barrès partageait, sur l’auteur du Génie latin, l’opinion de Charles Maurras. « France aura conservé la langue française. » Un trésor enfoui dans des livres que malheureusement plus beaucoup de nos contemporains n’ont le goût ni la curiosité d’ouvrir. Pourtant ce trésor est là, rutilant de mille feux dans ses écrins poussiéreux. A la disposition de ceux qui voudront bien s’en servir. En ce quatre-vingt-dixième anniversaire, je repense aussi à Genève, le Léman et son jet, associés pour moi à jamais au Crime de Sylvestre Bonnard…

(1) L’année même de sa mort, les surréalistes publiaient un pamphlet insultant contre l’illustre défunt, avec un texte de Louis Aragon intitulé : Avez-vous déjà giflé un mort ? L’auteur des Cloches de Bâle écrivait notamment, entre autres inepties injurieuses : « Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé… »

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