Black Mountain College, il était une fois une utopie culturelle…

Utopie culturelle et structure expérimentale en activité de 1933 à 1957 dans les montagnes de Caroline du Nord aux Etats-Unis, le Black Mountain College, école d’art et pôle de créativité dans la lignée éminente du Bauhaus allemand, n’avait pas encore fait l’objet d’un livre en France. C’est chose faite.

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Utopie culturelle et structure expérimentale en activité de 1933 à 1957 dans les montagnes de Caroline du Nord aux États-Unis, le Black Mountain College, école d’art et pôle de créativité dans la lignée éminente du Bauhaus allemand, n’avait pas encore fait l’objet d’un livre en France.

 Des livres de référence sur le sujet existaient bien sûr en éditions américaines, dont la synthèse pionnière, Black Mountain: An Exploration in Community, de Martin Duberman, publié par Dutton en 1972, et The Arts at Black Mountain College de Mary Emma Harris, réimprimé en 2002, après une première édition en 1987, par M.I.T. Press. Ce dernier éditeur publia aussi en 2002 le volumineux catalogue d’exposition Black Mountain College. Experiment in Art, qui rend compte de la production artistique du College expérimental, à travers une riche iconographie, constituée essentiellement de reproductions d’oeuvres d’art, et un discours axé sur les figures artistiques marquantes du College.

Dans un esprit similaire, on ne compte pas les nombreuses publications monographiques sur tel ou tel artiste majeur, ou groupe d’artistes, membre du College, comme Robert Rauschenberg, John Cage, Merce Cunningham, Charles Olson, Robert Creeley, Willem de Kooning, Buckminster Fuller, Robert Motherwell, Franz Kline, Cy Twombly ou Kenneth Noland, comme pour le Bauhaus avec des figures artistiques aussi déterminantes pour le modernisme que Lázló Moholy-Nagy, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian, Paul Klee, Mies van der Rohe, ou Anni et Josef Albers –ce couple constituant justement un pont entre les deux centres, allemand et américain, puisque l’année 1933 où les nazis ferment le Bauhaus est aussi celle de la fondation du Black Mountain College, dont Josef Albers est invité aussitôt à prendre la direction (fonction qu’il quitte en 1949, dans laquelle le remplace Charles Olson, de 1949 jusqu’à la fermeture officielle du College en 1957).

La publication récente aux P.U.R. de Black Mountain College. Art, démocratie, utopie se distingue donc d’abord en tant que première publication française de l’ampleur d’un livre sur le College, ensuite parce que ce livre, comme son titre l’indique, constitue une synthèse entre les deux grandes voies d’étude du sujet dans la bibliographie antérieure – à savoir tantôt plutôt au niveau de la production artistique, avec l’étude des artistes et de leurs oeuvres réalisées au Black Mountain College ou dans l’esprit du lieu, tantôt plutôt au niveau de la structure même, comme forme de vie communautaire et utopie culturelle.

Le livre trouve un certain équilibre entre ces deux grandes approches, rendant compte de l’expérience du Black Mountain College par rapport à l’ensemble de ses enjeux, de différents ordres –enjeux aussi bien d’ordre politique, social et économique qu’esthétique.

Une approche pragmatique du projet artistique

Dans ce livre collectif, la pluralité des approches forme un tout complémentaire et harmonieux, à l’image de la pluralité des dimensions impliquées dans l’expérience du Black Mountain College. La dimension philosophique est discutée dans le premier essai du livre: «Le courage de l’expérience» de Joëlle Zask. L’universitaire, spécialiste du pragmatisme et traductrice de John Dewey, fournit des éléments de réflexion sur les principes sur lesquels le Black Mountain College (BMC) fut fondé. John Rice, le fondateur du BMC, s’inspire en effet de la philosophie de Dewey qui lui est contemporaine, notammentExpérience et éducation (1925) et L’Art comme expérience (1934), pour définir le fonctionnement de son College expérimental.

L’art y occupe une place centrale, moins comme une fin en soi, que comme archétype du pragmatisme, en tant qu’activité dans laquelle apprendre passe par l’expérience, et qui permet aux individualités de développer des qualités fondamentales de liberté et de créativité. Une tradition de pensée américaine, marquée par Emerson et Thoreau, constitue plus généralement un terrain prédisposant à la philosophie du BMC. L’oeuvre de John Cage, qui a exercé une influence si large et profonde, bien au-delà du BMC, est en particulier marquée par la pensée de Thoreau, dont l’artiste se revendique explicitement.

La philosophie de l’art que Cage développe dans ses écrits théoriques est convoquée ici dans la mesure où elle est représentative de l’esprit du BMC et de ses principes fondateurs. Des éléments de théorie de l’expérimentation sont également soulevés à l’occasion de ce chapitre, le plus théorique du livre. Plutôt que de l’histoire des formes, qu’il s’agisse de celles de la structure du BMC ou des oeuvres d’arts produites en son sein, il s’agit dans ce chapitre d’histoire des idées, au fondement de ces formes. Ce rapport entre théorie (ou philosophie) et pratique est remarquable, car il fait du BMC, au sens fort, une expérience.

Histoire d’une éducation pluridisciplinaire

À part cette contribution philosophique, les chapitres du livre sont tous des contributions d’historiens et de critiques d’art, même si chacun des contributeurs propose une approche assez différente. Les deux essais suivants, de Jean-Pierre Cometti et Eric Giraud, envisagent le BMC comme un ensemble, globalement, tandis que les autres essais abordent successivement des facettes particulières.

L’essai de Jean-Pierre Cometti pense le BMC par rapport au concept d’avant-garde: «BMC et l’avant-garde américaine avant et après la Seconde Guerre mondiale». Cette approche permet notamment de soulever la question du rapport entre l’art et la vie, à travers des analyses de l’expérience de vie en communauté des artistes et des divers créateurs (comme Buckminster Fuller, inclassable, à la fois ingénieur et artiste) au BMC et la créativité résultant des interactions.

Une autre question soulevée est la pluridisciplinarité, caractéristique structurelle du BMC, ouvert à toutes les disciplines artistiques jusqu’aux arts décoratifs (par exemple, les pratiques parallèles du tissage et de la peinture abstraite, avec Anni et Josef Albers, posent de manière intéressante des questions communes, comme la surface du médium, critère justement décisif dans la théorie du modernisme de Clement Greenberg, qui participe aussi au BMC). Cette pluridisciplinarité s’est surtout incarnée dans la naissance de nouvelles formes artistiques, tels le multimédia et le happening, pratiques instituées dans l’art contemporain, dont l’origine est souvent située par les historiens d’art à l’Untitled Event, dit aussi Theatre Piece No. 1, de 1952, qui eut lieu au BMC, avec la musique de Cage, les danses de Cunningham et les peintures de Rauschenberg.

Cometti conclut son essai: «Black Mountain appartient bien à l’histoire des avant-gardes» (p. 47). Si dans son innovation il a préfiguré certaines configurations de l’art contemporain, leurs similitudes ne doivent cependant pas nous leurrer, c’est pourquoi, pour l’éviter, il est utile de se remémorer l’histoire du BMC:

«Les circonstances ne sont plus aujourd’hui les mêmes. La fin proclamée des avant-gardes, les conditions dont l’art contemporain –et jusque cette dénomination elle-même– est désormais partie prenante, se concentrent dans trois faits qui semblent renvoyer l’expérience de Black Mountain à un passé révolu:

  1. les pratiques avant-gardistes ont formellement investi le champ de l’art contemporain en se délestant le plus souvent du potentiel critique, artistiquement et socialement parlant, qui en faisait intrinsèquement partie;
  2. l’art comme institution, contre lequel elles étaient vigoureusement tournées, en a été renforcé et le développement du marché de l’art y a puissamment contribué;
  3. l’extension et la consécration de la «culture», comme un secteur de développement économique et de légitimation des pratiques marchandes les a objectivement intégrées, selon une logique dans laquelle s’exprime une ironie de l’histoire, cette intégration ayant réalisé d’une manière inédite et perverse les voeux d’intégration de l’art à la vie pratique dont l’avant-garde avait été primitivement animée.

On peut y voir l’expression d’un singulier après-coup dont la signification n’est pas de nature à perpétuer le “rêve de l’art” qui fit du Black Mountain College une improbable utopie.» (pp. 47-48)

Au final, la conclusion de l’auteur rejoint celle de l’essai précédent du livre: le BMC est mémorable en tant qu’expérience, au sens fort de la notion.

L’organisation d’une utopie culturelle

Dans l’essai suivant, Éric Giraud analyse la structure et le fonctionnement du BMC, comme dans une homologie délibérée entre son objet d’étude et sa méthode, selon un point de vue pragmatique, intitulant son texte: «Des faits du BMC: lieux, contextes et administration du BMC». Ces pages évoquent encore Thoreau, certaines pages de Walden par exemple, qui décrivent de manière très pratique les conditions de possibilité y compris crûment économiques de l’utopie culturelle.

Elles sont illustrées de documents photographiques, qui montrent les étudiants du BMC prenant part aux tâches matérielles impliquées par l’existence du College, comme les chantiers de construction même de ses bâtiments et les travaux à la ferme dans une période où les restrictions des financements amènent le BMC à adopter une politique d’auto-subsistance, exactement sur le modèle de Thoreau.

Avec des précisions très pratiques, voire prosaïques, sur les modalités de financements, difficiles, du BMC, ou encore, son organisation administrative, dont le caractère informel et expérimental n’est pas allé sans certaines tendances anarchiques ou chaotiques, l’enjeu n’est certes pas de dé-mythifier le BMC, au contraire, affirme l’auteur: «Le fait d’en souligner entre autre les dysfonctionnements ne vise nullement à discréditer cette incroyable aventure humaine, éducative, économique, administrative, pédagogique et artistique, mais plutôt à relever les enjeux d’une entreprise de la sorte, malgré les difficultés et les tensions qui l’ont traversée, tout en gardant à l’esprit que cette histoire pourrait donner à penser et «faire» aujourd’hui» (p. 55).

La Black Mountain Review: support du rayonnement artistique

Les quatre articles suivants délaissent la vision d’ensemble du BMC, ou son concept (ou sa philosophie), pour plutôt proposer des études d’aspects particuliers des activités du BMC, ainsi par exemple, l’étude de Rachel Stella présente la revue publiée par le BMC, Black Mountain Review. Cette revue, fondée pendant la période où le poète Charles Olson dirige le College, est dédiée spécialement à la littérature. Son rayonnement s’étend bien au-delà du College, puisque la revue rassemble les textes des poètes modernistes américains majeurs de l’époque, dont bien sûr Olson qui publie notamment dans la revue son manifeste «Projective Verse» emblématique de la Black Mountain School, mais aussi des représentants des mouvements beat, de la San Francisco Renaissance ou de New York.

Sont publiés dans la revue des poètes aussi marquants que Robert Creeley (qui dirige la revue pour les premiers numéros), Robert Duncan, Michael McClure, Allen Ginsberg, Louis Zukofsky, ou encore William Carlos Williams. Centrée sur la publication de textes poétiques, plutôt que critiques, la revue littéraire est aussi un support de création visuelle, avec les oeuvres graphiques réalisées pour les couvertures des différents numéros de la revue, par différents artistes (Katue Kitasono, avec son design géométrique, pour les numéros un à quatre, John Altoon pour le numéro cinq et Dan Rice pour le numéro six, tout deux dans un style calligraphico-pictural proche des peintures de Franz Kline, et un retour au design géométrique avec Ed Corbett pour le numéro sept).

La revue constitue un exemple de production artistique du BMC, en même temps qu’une sorte de structure satellite par rapport à la structure centrale du College, au même titre que le théâtre où sont données des représentations des créations des artistes résidents, comme il apparaît sur un diagramme conçu par Olson pour visualiser l’ensemble de la structure et de ses activités.

Le Black Mountain College : Fabrique d’oeuvres d’art

Trois essais, et chapitres, du livre s’attachent précisément à des oeuvres d’artistes issues du BMC: les White Paintings de Rauschenberg, étudiées par Eric Mangion, Tandis que 4’33” de Cage est une oeuvre archi-connue (quoique souvent simplifiée, aussi est-ce néanmoins un mérite du chapitre sur cette pièce que de procéder à certaines rectifications), les White Paintings de Rauschenberg constituent un aspect de l’oeuvre de cet artiste moins souvent mis en avant par rapport à ses assemblages (Combine Paintings) pour lesquels il est plus connu. Ce sont pourtant ces oeuvres plus méconnues, les White Paintings de Rauschenberg, qui ont inspiré à Cage son célèbre 4’33”, comme l’explique Eric Mangion dans son article.

Ce faisant, il ne s’agit pas de faire de l’histoire de l’art une enquête sur l’antériorité ou la primauté, car de toutes façons le 4’33” de Cage reste antérieur et influent pour d’autres oeuvres, comme le Zen for Film de Paik. Cette influence de Rauschenberg sur Cage est surtout pertinente ici par rapport aux collaborations et interactions directes des deux artistes lors de leurs résidences au BMC.

En cela, leurs oeuvres constituent des exemples de résultats artistiques et de la créativité favorisés par la forme de vie et de travail communautaire au BMC. Le livre s’inscrit ici dans la continuité de travaux récents en histoire de l’art, notamment ceux de l’historien d’art américain Branden Joseph, autour de l’influence de John Cage et de la néo-avant-garde, entre autres dans son livre Tony Conrad and the Arts after Cage, et dont le Robert Rauschenberg et la néo-avant-gardeest paru traduit en français aux Presses du Réel en 2012 (un des chapitres de ce livre ayant d’ailleurs paru en français sous forme d’article dans le n° 71 des Cahiers du Mnam, en 2000: «Blanc sur Blanc. Robert Rauschenberg et John Cage»). Une des qualités de ce livre sur le BMC tient à la mise au jour d’une certaine actualité de ces problématiques.

Le livre est assez bien documenté, avec des documents d’archives de première source, issus des collections du «Black Mountain Research Project» conservées dans des institutions de Caroline du Nord. Des photographies documentent la vie au BMC et étayent agréablement les articles du livre. Ces photographies donnent à voir quelques portraits de groupe ou individuels, en pose, mais le plus souvent, des instantanés des activités diverses du BMC, pratique des arts, enseignement, discussions plus ou moins informelles, travaux manuels (sur des chantiers de construction ou à la ferme du BMC), et bien sûr, les lieux mêmes, les bâtiments et le paysage environnant, avec ses montagnes, ses forêts et ses lacs.

De plus, un chapitre entier est composé de documents, des morceaux choisis des correspondances de Charles Olson, le dernier chapitre: «Charles Olson au BMC : lettres (1951-1968)». Ces documents, là encore, font écho aux essais du livre, qu’ils illustrent d’une certaine façon, leur donnant vie et substance tant par leur contenu détaillé que par les différences de tons dans lesquels le College est évoqué, entre par exemple une longue lettre poétique adressée au poète Robert Duncan et les lettres officielles à des commissions pour l’obtention de subventions. Cette documentation dans le corps du livre réduit les annexes au minimum -nécessaire et bien fait: une chronologie, une bibliographie et un index.

Au total, ce premier livre en français sur le Black Mountain College satisfait les attentes légitimes. Malgré la modestie apparente du projet éditorial, c’est un livre solide, bien équilibré à tous points de vue, agréable à lire et à consulter.

Emilie Vergé

Source

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