A 1 800 kilomètres de Lisbonne, l’archipel des Açores égrène ses neuf îles (1) dont les lacs de cratères d’un bleu ou d’un vert intense, c’est selon, les cascades bondissantes et l’exubérante végétation constituent les joyaux d’un collier lusitanien encore préservé – pour combien de temps ? – des bataillons d’un tourisme de masse. C’est là que le philosophe grec Platon dans Les Dialogues de Timée et Critias situait l’antique Atlantide, cet énigmatique continent perdu dont les neuf confettis portugais ne seraient que les sommets émergés d’un monde englouti… Et c’est bien le qualificatif qui convient, choisi avec pertinence par l’inoubliable dessinateur de BD de qualité, Edgar P. Jacobs, comme titre à la quatrième aventure de ses héros, le capitaine Francis Blake et le professeur Philip Mortimer (2) : L’énigme de l’Atlantide.
L’Atlantide, un parfum de mystère qui a inspiré romanciers et cinéastes
Déjà l’écrivain Pierre Benoit s’était emparé du thème de l’Atlantide pour son roman éponyme paru en 1919, mais situant l’action au… Sahara ! Cette aventure de deux officiers français et de la reine Anthinea fut portée à l’écran par de nombreux metteurs en scène, avant comme après-guerre. D’autre part, une série animée et remaniée pour le petit écran reprend l’intégrale des œuvres de Jacobs en y ajoutant des épisodes totalement nouveaux, d’un intérêt inégal (une collaboration Ellipse animation/Cactus animation/Canal + France 3, M6, 1997). Une version assez différente de l’album L’Enigme de l’Atlantide, où l’on découvre l’homme de main d’Olrik, Sharkey, en dictateur de Sao Miguel, l’île porte-avions des Açores, avide de trouver l’orichalque, ce mystérieux métal aux propriétés exceptionnelles. Des archéologues contemporains penseraient, eux, que l’Atlantide aurait été englouti quelque part entre la Crète et Santorin, îles phares de la civilisation Minoenne, victime d’un gigantesque raz de marée (si tant est que le continent ait existé…)
Une nature de toute beauté
Sao Miguel, avec ses 747 km2 et ses 140 000 habitants, « l’île verte », est le décor naturel des aventures de nos deux héros. Plusieurs générations de lecteurs ont accompagné cette série des aventures de Blake et Mortimer, le capitaine de l’IS à l’élégante moustache blonde et son inséparable compagnon écossais, professeur de son état à la non moins inséparable pipe, que ce soit avec les titres de leur créateur originel ou avec d’autres scénaristes et dessinateurs, tels que Yves Sente, André Julliard, Ted Benoit ou Jean Van Hamme qui perpétuent l’œuvre de Jacobs pour le plus grand bonheur de leurs éditeurs !
Sommes-nous en Irlande avec des pâturages ceinturés de murets en pierres de lave noire ou de roseaux avec, ici ou là, des vaches à la robe bicolore, sommes-nous sous les tropiques avec les plantations de thé et les serres d’ananas, sommes-nous dans l’autre « île aux fleurs » – Madère – avec tous les hibiscus, hortensias gros comme des choux-fleurs, azalées, ficus, glaïeuls qui projettent leurs couleurs hélas ! pour certains un peu passées en cette fin d’été, sommes-nous en Islande avec des piscines naturelles d’eaux chaudes, en Nouvelle-Zélande avec les fougères géantes, ou au parc du Yellowstone avec ce sous-sol bouillonnant à un point tel qu’à Furnas, le Cozido, sorte de pot-au-feu local, mijote environ cinq heures en terre, cuit par la géothermie ? Non, nous sommes avant tout au Portugal, un Portugal certes insulaire surnageant en plein océan Atlantique à qui un statut de large décentralisation reconnaît une spécificité juridique à la Régiao autonoma dos Açores (3). Aucun doute, les églises baroques aux dégoulinantes cascades de dorures et l’habitat chaulé comme en Alentejo continental, tout nous immerge dans l’univers lusitanien. Plus exactement dans ce que Jean-Pierre Péroncel-Hugoz appelle dans son Petit journal lusitan (collection Motifs, Le Rocher, 2007), le monde de la « Macaronésie » : Açores – ces ex-Hespérides des Grecs anciens comme les qualifiait aussi un autre grand voyageur, Paul Morand, Madère et sa petite sœur Porto Santo, auxquelles on pourrait ajouter la guirlande, métissée mais lusophone, des confettis du Cap Vert.
Le monde souterrain de Jacobs
En page une des aventures, notre duo d’amis so britishs se retrouve à l’aérodrome de Sant’Ana dans l’île de Sao Miguel, aujourd’hui aéroport Jean-Paul II, situé à l’ouest de la capitale Ponta Delgada. Les deux héros sont intrigués par le mythe véhiculé par Platon et par la découverte de l’orichalque, un métal aux propriétés exceptionnelles, aussi précieux que l’or, c’est dire. Dans une chambre de l’hôtel central de la capitale – établissement qui n’existe pas ou, nuance, qui n’existe plus –, le toujours maléfique Olrik et son complice Ostrog, commanditaire d’un gouvernement inconnu – celui peut-être, de l’Empereur pourtant déchu, Basam Dandu ? – mijotent un mauvais coup contre Blake et Mortimer installés dans leur résidence isolée, la Quinta do Pico qui a reçu la visite d’hôtes bien mystérieux… Jacobs situe l’action dans l’est de l’île, dans la région de Furnas avec ses fumerolles et celle de Provoacáo, petit port aux ruelles pavées de dessins géométriques. L’honnêteté m’oblige à dire que je n’ai pas trouvé de ferme sous le nom de quinta do pico et le forro do diable, le « trou du diable », n’existe pas si ce n’est à l’ouest de Ponta Delgada, à une quarantaine de kilomètres de là, sous l’appellation de gruta da Carváo (grotte du charbon), un long tunnel de presque deux kilomètres façonné par de très anciennes coulées de lave que l’on peut visiter coiffé d’un casque équipé d’une lampe torche. Comme nos deux intrépides !
Après bien des péripéties haletantes et… « atlantes » qui ont conduit Blake et Mortimer à parcourir les entrailles de la terre où la civilisation de l’Atlantide a survécu à un premier cataclysme majeur, ils réapparaissent à la fin de l’album au bord du lac des sept cités, le merveilleux lagoa do Sete Cidades qui est sans conteste la curiosité naturelle majeure de Sao Miguel et qui justifierait, à elle seule, le voyage dans l’archipel.
En pleine science-fiction
Depuis la Vista do Rei, point de vue ainsi appelé depuis que le souverain portugais Don Carlos se rendit sur cette crête méridionale surplombant la caldeira où se nichent deux lacs séparés par une jetée, le lac Azul et le lac Verde, on peut admirer un extraordinaire panorama, une vue à couper le souffle, où notre génial maître de la ligne claire situe l’épilogue de son album. Une épaisse végétation, sorte de petite jungle sans danger où troncs d’arbres abattus, racines tentaculaires, fougères immenses et pierres moussues jalonnent les pas du marcheur couvre les pentes de la caldeira. A peine sortis du bathyscaphe en immersion périscopique qui les a arrachés à la destruction de Poséidopolis, la capitale de l’Empire souterrain, nos deux héros gagnent les rives du lac vert où pages 63 et 64 ils vont connaître le dénouement de leurs incroyables aventures.
A noter que toute l’œuvre d’Edgar P. Jacobs, est une succession quasi obsessionnelle d’actions se déroulant en partie sous terre, que ce soit dans Le Secret de l’Espadon avec la base britannique du détroit d’Ormuz, Le Mystère de la grande pyramide avec Khéops en vedette, La Marque jaune et ses égouts londoniens, L’Affaire du collier et les catacombes parisiennes ou encore la crypte de la Bove dans Le Piège diabolique. Si nos deux aventuriers, stupéfaits, assistent au jaillissement de l’armada spatiale du Basileus et de son neveu Icare partis à la conquête d’un autre système solaire pour y installer leur peuple, le lac de Sete Cidades se vide, ses eaux étant aspirées par un monstrueux siphon engloutissant pour la seconde fois, selon une légende tenace, le continent de l’Atlantide et avec lui, sa haute et raffinée civilisation.
Un paysage bien apaisé
Pour l’heure, seul le murmure des vaguelettes qui s’évanouissent sur les rives d’un accès parfois difficile attire le regard à la surface des eaux. Point de « sourds grondements » ni de « sol (qui) frémit sous l’action de forces géantes qui bouleversent les entrailles de la terre » (p. 63). L’eau ne s’est pas mise à « bouillonner et le lac tout entier, tel un gigantesque geyser écumant » ne se soulève pas « à une prodigieuse hauteur » (p. 63). Le site reste paisible, livré à quelques randonneurs et à un ou deux pagayeurs. Les pique-niqueurs du dimanche et leur BBQ semblent ignorer que, sous leurs pieds, a vécu et péri l’Atlantide ! Il est vrai qu’il y a déjà quelques décennies que les Atlantes sont partis…
En transit à l’aéroport de Lisbonne, il me semble bien avoir aperçu la silhouette du senhor Oliveira da Figueira (4) en partance pour le Khemed, poussant comme à son habitude un caddie chargé de mille et une choses aussi encombrantes qu’inutiles ou invendables. Hallucinations, mirage comme en sont victimes d’une façon récurrente les deux Dupont(d) ? Plus certainement une sournoise nostalgie qui s’empare de l’âme de grands enfants qui sont devenus de vieux adultes et qui savent, d’autres l’ont dit avant eux, avec leurs mots à eux, « que l’enfance est une patrie perdue que l’on ne retrouve jamais » !
Jean-Claude Rolinat – Présent
(1) D’est en ouest, Santa Maria, Sao Miguel, Terceira, Sao Jorge, Pico, Faial, Graciosa sans oublier les plus lointaines, Corvo et Flores.
(2) Edgar P. Jacobs est le créateur, en tout, de huit aventures avec ces deux héros, édités chez Le Lombard, Dargaud et Blake et Mortimer.
(3) L’archipel possède son drapeau, une assemblée législative régionale de 52 membres, un président assisté d’un conseil exécutif compétent dans tous les domaines qui ne relèvent pas exclusivement de Lisbonne (monnaie, défense, affaires étrangères, justice, police, immigration et nationalité). Pour toute négociation ayant un impact sur la vie des îles, une délégation açorienne accompagne celle du gouvernement portugais. Les partis politiques locaux sont des « succursales » des partis nationaux : PSP, PSD/PPP, PCP, écolo, CDS/PP, et même le parti monarchiste portugais, avec un élu !
(4) On retrouve ce personnage dans trois aventures de Tintin et Milou : Les Cigares du pharaon, Tintin au pays de l’or noir et Coke en stock. Il est cité d’une manière fugace et non figurative dans Les Bijoux de la Castafiore.
Photo : Une vue qui pourrait parfaitement correspondre à la vignette 8 de la page 63 de l’album L’Enigme de l’Atlantide.