Un homme, selon l’un de ses biographes (Arnaud Ardoin dans Président, la nuit vient de tomber), « paradoxal, autoritaire et tolérant, généreux et indifférent aux autres, un enfant gâté de la République à qui tout semble avoir réussi ». Grand séducteur également aux conquêtes multiples et express. Une carrière politique et sentimentale exceptionnelle et tumultueuse, conduite au pas de charge durant un demi-siècle.
Un hussard pompidolien
Celle-ci commence en 1962, quand le jeune énarque de 30 ans, après avoir été lieutenant en Algérie (où, engagé volontaire, il s’est comporté courageusement) et un bref passage à la Cour des comptes, intègre le cabinet du nouveau Premier ministre, Georges Pompidou, où très vite sa puissance de travail le fait remarquer. Georges Pompidou, sous l’égide duquel le jeune loup aux dents longues amorcera son itinéraire conquérant, disait, admiratif, de son collaborateur surnommé par lui le « bulldozer » : « Si je lui demandais de me creuser un tunnel entre Matignon et mon appartement de l’Ile Saint-Louis, il l’accomplirait. »
Le parti gaulliste ne pouvait se désintéresser d’un jeune espoir si doué, si plein d’énergie et d’ambition. Investi par l’UDR aux législatives de 1967 Chirac remporte à l’arraché, après une campagne acharnée, un siège de député dans la circonscription d’Ussel, fief jugé jusque-là imprenable du Parti communiste. Outre sa fougue combattante et un pouvoir de persuasion indéniable, l’étoile montante du pompidolisme se trouve aussi financièrement soutenue par Marcel Dassault, dont son père, l’un des administrateurs du groupe, est un ami très proche. Ça peut aussi aider. Et l’aide de l’avionneur ne lui fera jamais défaut. La Corrèze, c’est également le berceau de ses grands-parents, dont du côté paternel, Louis Chirac, instituteur « radical de gauche, franc-maçon, vénérable de la loge mais aussi chevalier de la légion d’honneur… ». Chirac récupérera là aussi des réseaux à l’influence non négligeable. D’autant que le haut fonctionnaire Michel Baroin (père de François), ex-grand-maître du Grand Orient de France, fut aussi l’un de ses intimes. Jacques Chirac candidat des loges ? En tout cas, celles-ci manifesteront toujours beaucoup d’indulgence à son égard.
Il flingue Chaban
En récompense de son succès, Georges Pompidou le nomma au poste de secrétaire d’Etat à l’Emploi, début pour l’impétrant d’une longue carrière ministérielle. Elle s’accélérera en 1969, avec l’arrivée de Pompidou à l’Elysée, qui propulsa aussitôt son protégé au ministère de l’Agriculture. « Aujourd’hui encore il reste le ministre le plus apprécié du monde agricole de toute la Cinquième République. » Un monde dont il n’aura pourtant guère contribué à enrayer le déclin. Il ne reste plus aujourd’hui que 320 000 paysans « dans un Etat de souffrance avancé ». Mais, à l’époque, ce monde en régression pèse encore lourd électoralement. Jacques Chirac se rapproche donc toujours davantage de lui en devenant président du conseil général du très rural département de la Corrèze. Il achète aussi le château de Bity, sur la commune de Sarran, où son épouse Bernadette, dès 1971, se fait également élire au conseil municipal. De cette époque jusqu’à ses accidents de santé incapacitants, Jacques Chirac sera chaque année la vedette incontestée du salon de l’Agriculture, où son aptitude à serrer les mains, à blaguer, et sa capacité de dégustation font merveille.
En février 1974, après le cafouillage des écoutes du Canard enchaîné, le ministre de l’Agriculture remplace Raymond Marcellin à l’Intérieur. Brièvement. Deux mois et demi plus tard, Georges Pompidou décède, provoquant une élection présidentielle anticipée. Election dans laquelle Jacques Chirac, suivi par 39 parlementaires et quatre ministres gaullistes, s’engage en faveur de Valéry Giscard d’Estaing contre le candidat de son parti, Jacques Chaban-Delmas. Première trahison d’envergure. Beaucoup d’autres suivront…
Son poste éphémère de ministre de l’Intérieur lui permet de jouer un rôle majeur dans l’élection de Giscard d’Estaing. Celui-ci, en reconnaissance, et malgré leurs dissensions passées, lui confie Matignon, dans l’espoir que son Premier ministre « giscardise » le mouvement gaulliste. Giscard a 49 ans. Chirac 41. Avec ce rajeunissement, la France, et pas seulement la droite, nous annonçaient certains augures, allait se revivifier et se moderniser. Cruelle déception pour ceux qui crurent à cette brève illusion…
Cornaqué par deux conseillers de Georges Pompidou, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, aux convictions conservatrices, Jacques Chirac représente alors pour ses électeurs, avec beaucoup de prestance, de fougue et d’autorité, la droite bonapartiste. Une droite « poignarde » selon le mot de Barrès. Pour l’opposition de gauche, toujours nuancée, « Château Chirac » devient « Facho Chirac ». Posture relevant en fait d’une totale imposture, mais qu’il parviendra, aux yeux d’une partie des électeurs gaullistes, à faire perdurer.
L’appel de Stockholm
En fait, le nouveau Bonaparte de la droite s’est politiquement éveillé à gauche. Etudiant, il avait signé, en pleine Guerre froide, l’appel de Stockholm, mouvement pour la paix d’inspiration communiste. Pourtant « les pacifistes étaient déjà l’Ouest et les euromissiles à l’Est ». Mais ce fils de bourgeois très classiquement en conflit avec l’autorité paternelle, flirtera avec la mouvance communiste au point d’aller vendre durant quelques mois L’Humanité rue de Vaugirard. Juste pour embêter papa ? Une époque il est vrai où l’hégémonie intellectuelle du communisme est, chez les intellectuels et universitaires français, à son apogée. Chirac rejoint donc, avec un conformisme confondant, les idiots utiles du plus stalinien des PC de l’Europe de l’Ouest.
Ce passé communisant lui vaudra, un temps, d’être interdit de passeport pour les Etats-Unis. Heureusement les relations de papa arrangeront ça. C’est l’époque également où son copain de Sciences Po, Michel Rocard, essaie de l’entraîner avec lui à la SFIO. Réponse méprisante de Chirac : « Vous n’êtes pas assez à gauche pour moi. » Guy Mollet faisait effectivement pâle figure à côté de Joseph Staline.
Un hold-up réussi
Un passé que font désormais oublier ses attitudes droitières. Aidé de Charles Pasqua, il prend peu à peu la tête de l’UDR qu’il transformera en 1976 en RPR, au grand mécontentement de certains barons du gaullisme. « Un hold-up » dira par exemple le futur « suicidé » Robert Boulin, très hostile au clan Pasqua-Chirac. Les relations entre le président de la République et son Premier ministre se détérioreront rapidement. Les électeurs gaullistes n’apprécient pas les réformes voulues par Giscard. Il en est une pourtant que Jacques Chirac, trahissant une grande partie de son électorat conservateur, soutiendra de toutes ses forces : la loi sur l’avortement, portée par sa grande amie Simone Veil, qu’il surnomme familièrement « Poussinette ».
Chirac démissionne le 25 août 1976. Mais il a maintenant, pour servir ses ambitions, un parti à sa dévotion. Dans son discours d’Egletons, six semaines après sa démission, l’ex-Premier ministre se réclame d’un « travaillisme à la française » et refuse d’être confondu avec les tenants d’un libéralisme classique, laissant celui-ci à Giscard. Avant, quelques années plus tard, de se référer à Margaret Thatcher. « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. »
En mars 1977 le patron du RPR, bousculant cul par-dessus tête le candidat giscardien, Michel d’Ornano, rafle à la hussarde la mairie de Paris et devient le premier maire de la capitale depuis plus de cent ans. Constamment réélu – réalisant même, en 1983, le grand chelem dans les vingt arrondissements – il le demeurera jusqu’à son élection élyséenne en 1995.
L’appel de Cochin
Son opposition à Valéry Giscard d’Estaing, qu’en tant que travailliste à la française il accuse de socialisme rampant, s’envenime. Hospitalisé à l’hôpital Cochin à Paris à la suite d’un accident survenu sur une route verglacée de Corrèze, Jacques Chirac lance, le 26 novembre 1978, son fameux « appel » rédigé par Pierre Juillet, « et que lui apporte dans sa chambre d’hôpital Marie-France Garaud » : il y dénonce le « parti de l’étranger œuvrant contre les intérêts de la France dont il prépare l’inféodation ». C’est bien vu. Hélas, Le 7 juin 1979, l’organisation des premières élections européennes au suffrage universel place la liste chiraquienne, Défense des intérêts de la France, axée sur le thème de l’Europe de nations, en quatrième position. Ratatinée par la liste européo-giscardienne que conduit la traîtresse « Poussinette ».
Deux ans plus tard, lors de sa première candidature à l’élection présidentielle, Jacques Chirac sera pareillement éliminé dès le premier tour. Ce scrutin lui fournit toutefois l’occasion d’une nouvelle trahison. Le RPR appelle en sous-main ses électeurs, pour le second tout, à voter Mitterrand. Avec cette explication lumineuse de la part de son chef : « Giscard, on l’aura pour sept ans. Mitterrand lui, ne pourra pas rester au pouvoir plus de deux ans »… Plus que par son adversaire socialiste, Valéry Giscard d’Estaing aura donc été battu par Jacques Chirac, d’un coup de poignard dans le dos. La France doit alors à ce dernier, en plus de l’avortement, quatorze années de socialo-mitterrandisme. Et la droite une brisure interne dont elle ne se remettra jamais.
La haine de l’Occident
Celle-ci pourtant, après plusieurs succès électoraux, successifs, gagne les législatives de 1986 et le chef du RPR se retrouve à Matignon pour une première cohabitation. Un Jacques Chirac qui a désormais pris nettement ses distances avec Pierre Juillet et Marie-France Garaud, qu’il accuse d’être responsables de ses revers. De moins en moins critique à égard de l’UE il sera, cinq ans plus tard, à peu près d’accord sur ce sujet avec François Mitterrand. « Le parti de l’étranger » a gagné… Au risque, lors des accords de Maastricht (1992) de couper le RPR en deux. Un revirement sur lequel il ne donnera jamais le moindre mot d’explication à ses électeurs.
Les relations avec François Mitterrand tourneront bien sûr à la confrontation politicienne. Au détriment final du maire de Paris. 1988 verra la réélection du président socialiste et une nouvelle défaite pour Jacques Chirac. Les convictions élastiques de ce dernier lui auront permis, durant toute sa longue carrière, « de jouer avec les idéologies comme au bonneteau ». Il est toutefois un domaine où ses convictions ne varieront pas : sa détestation viscérale du Front national et de tout ce que celui-ci représente.
Rien d’étonnant à cela quand on connaît la passion de l’ex-maire de Paris pour les arts premiers. Jacques Chirac « se sent loin de l’Occident, il voue une méfiance à notre civilisation occidentale. Il n’aime pas Rome, ses empereurs et des vieilles pierres. Cette espèce d’arrogance de l’Empire l’ennuie profondément. Il considère que les Africains ont raison sur les Occidentaux. » Les œuvres primaires et bigarrées dont il aime s’entourer « incarnent […] sa révolte contre une vision colonialiste du monde, contre la toute-puissance occidentale. Pour lui il n’y a pas d’art majeur, ni d’art mineur, il n’y a pas de petites ou grandes civilisations… » Options tout de même étranges de la part du chef d’Etat (de droite) d’un pays occidental.
L’overdose, le bruit et l’odeur
Ce tiers-mondiste ne l’empêche pourtant pas, après avoir humé le vent, d’essayer d’enfourcher le cheval de l’immigration. Exemple, son discours du 19 juin 1991 prononcé lors d’un dîner-débat à Orléans. « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce ne sont pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des Noirs et des musulmans. Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d’or […], qui travaille avec sa femme et qui ensemble gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, qui gagne 50 000 francs de prestations sociales sans naturellement travailler, si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Il faut le comprendre… »
Ces propos à la syntaxe approximative déclencheront une polémique. Mais ne provoqueront pas le scandale qu’ils susciteraient aujourd’hui, où notre liberté d’expression, plus bridée que jamais par le politiquement correct, n’a cessé depuis de reculer.
La victoire de la droite aux législatives de 1993 donne à celle-ci l’occasion de réoccuper Matignon. Cette fois-ci Chirac, qui vise l’élection présidentielle de 1995, préfère s’abstenir. Il délègue son « ami de trente ans » : Edouard Balladur. On connaît la suite : l’expert en trahisons se retrouve trahi à son tour. Finalement, à l’élection de 1995, Chirac terrassera le félon, rétablissant in extremis sa situation scabreuse en faisant campagne sur la « fracture sociale », un concept forgé par le démographe et essayiste d’extrême gauche Emmanuel Todd.
Le septennat du nouveau chef de l’Etat commencera naturellement par une trahison : celle du passé de la France. A peine élu, le nouveau chef de l’Etat, contrairement à ses prédécesseurs, reconnaît la responsabilité de l’Etat français dans les déportations des Juifs : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. »
Non aux racines chrétiennes
Président de la République, Jacques Chirac, qui ne comprend plus du tout les réticences de l’ouvrier français vis-à-vis de l’immigration, reviendra de plus en plus ouvertement aux idées de gauche de sa jeunesse. Surtout lors de son second mandant, avec sa fille Claude, très proche des intellos bobos, comme conseillère en communication. Le bannissement des emplois familiaux n’est pas encore de mise. Sa haine de la civilisation occidentale (et ses affinités maçonniques ?) le conduira même à être, contre l’Allemagne, l’Italie et la Pologne le principal artisan du rejet par Bruxelles des racines chrétiennes de l’Europe. Une trahison de plus. Et, à l’heure de la poussée islamiste, pas la moindre…
Trahissant également ses promesses électorales, les douze années de la présidence de Jacques Chirac seront marquées sur le plan économique et social par un immobilisme très dommageable à notre pays, dont la « fracture sociale » va s’élargissant. Qualifié par Nicolas Sarkozy de « roi fainéant », Chirac président ne voulait surtout pas de vagues susceptibles de le déstabiliser. « Le dur désir de durer » lui importait plus que l’intérêt de la France et des Français.
En 2009, Bernadette Chirac confiera à François Hollande : « Mon mari a toujours été un homme de gauche. » On s’en était bien un peu douté. Une carrière politique d’un demi-siècle bâtie de bout en bout sur l’imposture. Donc sur le sable des illusions mensongères. Si, comme dans la chanson de Georges Milton, tous les cocus du chiraquisme avaient des clochettes au-dessus de la tête, leur vacarme couvrirait sans doute les grandes orgues de Notre-Dame et tous les flonflons des éloges funèbres trop louangeurs. •
Jean Cochet – Présent