Le dessin de presse face à la censure présente une brève histoire du traitement juridique du dessin de presse en France depuis la Révolution. Jusqu’en 1881, l’Etat contrôle la presse écrite par le biais de « l’autorisation préalable », c’est-à-dire que les textes et dessins de presse doivent être approuvés par la censure avant d’être publiés (régime préventif). Concernant plus spécifiquement le dessin de presse, la loi du 9 septembre 1835, adoptée suite à un attentat contre Louis-Philippe, dispose qu’« aucun dessin, aucunes gravures, lithographies, médailles et estampes, aucun emblème, de quelque nature et espèce qu’ils soient, ne pourront être publiés, exposés ou mis en vente sans autorisation préalable du ministère de l’Intérieur, à Paris, et des préfets, dans les départements ». C’est la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui supprime l’autorisation préalable : désormais, la loi définit un certain nombre d’infractions en matière de presse (injure, diffamation, provocation aux crimes et délits, offense au Président de la République, etc.), dont le directeur de publication et l’auteur ou le dessinateur doivent éventuellement rendre compte devant les tribunaux, mais après publication, c’est-à-dire une fois qu’une infraction a pu être commise (régime répressif). Depuis 1881, la censure préalable de la presse n’a pas été rétablie en France, hormis pendant les deux guerres mondiales (et un régime de censure préalable subsiste jusqu’en 1906 en matière de théâtre, depuis 1919 en matière de cinéma, et depuis 1949 en matière de publications pour la jeunesse).
L’essor du dessin de presse de 1789 à 1914
Si la Révolution a conduit à faire circuler un grand nombre d’estampes satiriques – qui moquent la noblesse, le clergé, Louis XVI à partir de sa fuite à Varenne (1791), Marie-Antoinette, les dirigeants étrangers ennemis de la révolution, etc. –, ces dessins ne relèvent pas, à proprement parler, du dessin de presse. Et jusqu’en 1830, la presse satirique est principalement écrite, plutôt que d’être dessinée. Ainsi, aux débuts de la Restauration et lors des Cent-jours, Le Nain jaune (journal créé en 1814, qui cesse de paraître en 1815) raille les membres de « l’ordre de l’éteignoir », qui voudraient revenir sur les acquis des Lumières, de la Révolution et de l’Empire, et les opportunistes de « l’ordre de la Girouette ». C’est à partir de 1830, année de création du journal La Caricature (1830-1835), que se développe la caricature politique dessinée. Deux dessins qui animalisent ou chosifient Charles X sont restés fameux : « La plus grande bête qu’on ait jamais vue » de Langlumé (1830), et le « pieu monarque » de Decamps (1830). Contre Louis-Philippe, on se souvient du « Gargantua » d’Honoré Daumier (1831), qui lui vaut six mois de prison et une amende, mais aussi et surtout des « poires » de Charles Philipon (1831), qui ont été reprises par de nombreux dessinateurs, comme Daumier lui-même ou des anonymes tels l’auteur du « Projet de monument expia-poire » (1832). Mais la loi de 1835 rendant la satire politique plus difficile, c’est le dessin de satire sociale, au ton divertissant plutôt que dénonciateur, qui se développe au milieu du XIXe siècle, avec des dessinateurs comme Daumier et Cham dans Le Charivari (1832-1926) ou André Gill dans Le Journal amusant (1856-1933) et Le Hanneton (1862-1868). La chute du Second Empire et la Commune de Paris réaniment la caricature politique, notamment sous la forme du portrait-charge, et font émerger le dessin de satire religieuse. Il semblerait que la première caricature de Dieu date d’un dessin intitulé « Le Père éternel » que publie Paul Klenck pendant la Commune : Dieu est un barbon à lunettes fumant la pipe, aux poches pleines d’obligations et d’actions de chemins de fer. Mais la caricature religieuse est surtout anticléricale : elle dénonce l’influence néfaste du clergé (hiérarchie catholique et moines, nonnes et prêtres) en matière politique et sociale, les dogmes chrétiens, la Bible et jusqu’à la moralité d’un clergé cupide et lubrique. Dans son dessin « Notre St Père le pape (« Laissez venir à moi les petits enfants ») » (1871), Paul Klenck expose le pape dans une position suggestive en compagnie d’enfants.
La « Belle Époque » constitue l’âge d’or du dessin de presse, comme en témoigne l’exposition 3e République et caricature (1870-1940). L’essor de la presse d’opinion suite à la loi de 1881, les progrès techniques de l’imprimerie qui favorisent la publication d’images en couleurs, et les crises à répétition de la IIIe République qui clivent fortement le lectorat, font qu’aucun journal – généraliste ou a fortiori satirique – ne peut plus se passer de dessin de presse. Plus particulièrement, le dessin atteint son apogée – sa fréquence et sa virulence propagandiste maximales – avec l’affaire Dreyfus. De ce point de vue, le dessin de Caran d’Ache intitulé « Un dîner en famille », publié dans Le Figaro du 14 février 1898 et qui illustre les tensions générées par l’affaire, n’est pas assez polémique pour être représentatif du dessin politique de la période. Comme le dessinateur Alfred Le Petit, républicain et anticlérical dans les années 1870 puis boulangiste et enfin antidreyfusard, de nombreux dessinateurs mettent leur talent au service de la cause antidreyfusarde : Jean-Louis Forain, Adolphe Willette (qui s’était déjà présenté comme « candidat antisémite » aux élections législatives de 1889), ainsi que Caran d’Ache. En pleine affaire Dreyfus, et alors que la très antisémite Libre Parole illustrée (1893-1897) vient de cesser de paraître, Forain et Caran d’Ache fondent Psst… ! (1898-1899), un journal exclusivement composé de dessins et à la ligne principalement antidreyfusarde et antisémite.
Hors de la presse généraliste, la « Belle Époque » voit aussi se développer une presse satirique, qui envoie une charge politique, sociale et religieuse particulièrement puissante. Les journaux L’Assiette au beurre (1901-1912), Les Corbeaux (1905-1909) et La Calotte (1906-1912) dénoncent notamment les militaires – des bouchers – et les membres du clergé – des charlatans réactionnaires, volontiers dépeints sous formes avilissantes –, mais aussi les fables grotesques que seraient les dogmes catholiques. Un dessin de couverture de La Calotte intitulé « Bienfaits cléricaux » (1908) décrit « l’action cléricale sur notre malheureuse planète » : un prêtre souille toute une partie de la Terre de ses excréments. Dans un contexte où l’Église a soutenu tous les régimes autoritaires du siècle, être républicain ou a fortiori socialiste ou anarchiste implique de vouloir lutter contre l’Église. Parmi les dessinateurs qui contribuent à ces journaux, on compte l’anarchiste Théophile Alexandre Steinlen, mais aussi Abel Faivre et Jules Grandjouan. En 1911, ce dernier est condamné pour un dessin antimilitariste à 18 mois de prison, si bien qu’il s’exile jusqu’à son amnistie en 1913.
Le dessin dans la presse généraliste de 1914 à 1945
Pendant la Première guerre mondiale, alors que la plupart des dessinateurs de presse adoptent spontanément une attitude farouchement patriotique, le retour de la censure (1914-1919) est censé éviter que l’ennemi allemand ne tire avantage de certaines informations publiées par la presse. Et le « bourrage de crâne », c’est-à-dire la propagande, vise à éviter la démoralisation des combattants comme de l’arrière.
Au cours de l’entre-deux-guerres, le dessin de presse conserve une place majeure dans les grands journaux d’opinion. Parmi les dessinateurs de gauche les plus célèbres, qui prédominent après-guerre, on trouve : Raoul Cabrol à L’Humanité ; le compagnon de route du Parti communiste Jean Effel à Paris-Soir et au Canard enchaîné ; et Henri-Paul Gassier à la fondation du Canard enchaîné et à L’Humanité, puis au Populaire et à L’Œuvre. Mais l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches (1924) puis du Front populaire (1936) relance le dessin de droite. Sennep, Jean-Louis Chancel – futur résistant gaulliste – et Roger Roy dessinent dans les journaux réactionnaires puis vichyssois Candide (1924-1944) et Gringoire (1928-1944). Hermann-Paul, qui à la « Belle Époque » était anarchiste et dreyfusard et publiait dans L’Assiette au beurre, puis Ralph Soupault, qui au début des années 1920 avait publié dans L’Humanité, dessinent pour Je suis partout (1930-1944), journal fasciste puis collaborationniste qui propose des dessins violemment antirépublicains et, plus particulièrement, antimaçonniques, anticommunistes et antisémites.
Pendant la Seconde guerre, la censure est principalement utilisée pour faire taire les opposants à l’occupant nazi et au régime de Vichy. Ainsi, pour un dessin publié dans Ric et Rac (1943) que les nazis considèrent comme une caricature d’Hitler, le dessinateur Bernard Aldebert est envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Les dessinateurs pronazis, quant à eux, dénoncent une « guerre juive » et publient des dessins intensément antisémites puis, à partir de 1942, ils élargissent leurs cibles en soutenant la « croisade antibolchevique » contre les Alliés. Parmi eux, Ralph Soupault, militant depuis 1936 du Parti populaire français et principal dessinateur de Je suis partout pendant la guerre, est condamné à la Libération à 15 mois de travaux forcés, avant de continuer à publier après-guerre, notamment dans Rivarol et Le Charivari. Plus généralement, la tradition du dessin d’extrême-droite ne s’est pas perdue après-guerre, représentée entre autres par Ben dans Aspects de la France et Rivarol ; Pierre Pinatel dans Minute puis National Hebdo ; Chard dans Rivarol et Présent ; Konk qui, après avoir publié dans Le Monde dans les années 1970, est devenu négationniste dans les années 1980, publiant alors dans Minute et National Hebdo ; et David Miège dans Minute.
Le déclin du dessin dans la presse généraliste depuis 1945
La Libération marque le retour des dessinateurs de gauche, comme Jean Effel qui publie dans le France Soir du 30 décembre 1944 son dessin intitulé « Mon grand » sur le général de Gaulle. Toutefois, le déclin de la presse écrite généraliste depuis les années 1950, le développement de la photographie, et l’affaiblissement des clivages politiques réduisent la place et l’importance du dessin de presse, tant dans les grands journaux que dans les imaginaires populaires. Sous la IVe République, de nombreux dessinateurs de presse sont encore des « dessinateurs parlementaires », c’est-à-dire que comme pendant l’entre-deux-guerres ils caricaturent principalement les débats au sein des assemblées législatives. Mais le passage à la Ve République et la personnalisation du pouvoir concentrent les caricatures sur le chef de l’État. Les dessinateurs de L’Express comme Effel, Tim et Siné chargent la politique algérienne de De Gaulle, ainsi que les partisans de l’Algérie française. À droite, Le Figaro publie Sennep à partir de l’après-guerre, puis Faizant à partir de 1967, et Olivier Ménégol dans la version électronique actuelle. À gauche, L’Humanité publie Chabrol, mais aussi Gassier et Louis Mitelberg , puis Wolinski et, aujourd’hui, Babouse. Depuis le début des années 1980, Le Monde et Libération publient, respectivement, Plantu et Willem. Mais au dessin de presse semblent se substituer des émissions télévisées comme le Bébête Show puis Les Guignols de l’info.
L’essor et le déclin de la presse satirique
Si le dessin dans la presse généraliste ne connaît le déclin « que » depuis 1945, le déclin de la presse satirique est plus ancien : il date de l’avant Première guerre mondiale.
De la période révolutionnaire aux années 1860, les revues satiriques illustrées restent rares, malgré Le Nain Jaune puis La Caricature puis, à partir de 1832, Le Charivari. Les revues satiriques illustrées commencent à devenir plus nombreuses à partir des années 1860, grâce à la baisse des coûts d’impression d’images, et peut-être en lien avec la première libéralisation du régime de la presse en 1868. Ainsi, sont créés Le Hanneton, La Vie parisienne (1863-1938) et La Lune (1865-1869) puis, à la fin du Second Empire, La Charge (1870-1871), Le Grelot (1871-1907) et Le Trombinoscope (1871-1876). Le nombre de ces revues, hebdomadaires ou quotidiennes, et à tirage et diffusion très variables, augmente jusqu’en 1899 : en pleine affaire Dreyfus, on compte en France un maximum de 28 revues satiriques illustrées (graphique ci-dessous). Mais depuis, leur nombre a fortement baissé : le développement du dessin dans la presse généraliste raréfie les journaux spécifiquement satiriques.
Deux revues satiriques illustrées ont particulièrement contribué à l’histoire du dessin de presse : Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo. Le Canard enchaîné, créé en 1915 et relancé en 1916, a publié des dessins de Jean Effel, Roland Moisan (qui dessine « la Cour » de De Gaulle et « la Régence » de Pompidou), Jacques-Armand Cardon, Cabu et, plus récemment, René Pétillon et Lefred-Thouron. Héritier du journal « bête et méchant » Hara-Kiri (1960-1985) mais aussi des éphémères – et incendiaires – Siné massacre (1962-1963) et L’Enragé (1968), Charlie Hebdo, créé en 1970, a publié Gébé, Wolinski, Cabu, Willem et Reiser ainsi que, depuis sa reparution (1992), Riss, Charb et Luz. L’esprit libertaire, transgressif et irrévérencieux de l’équipe est révélé au grand public à l’occasion du décès de De Gaulle : alors que des dessinateurs, comme Faizant dans Le Figaro du 10 novembre 1970, publient des hommages au général, L’Hebdo Hara-Kiri fait référence au grand nombre de morts qui viennent d’être causés par l’incendie d’une discothèque pour titrer sa couverture : « Bal tragique à Colombey – 1 mort ». Si Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo ont depuis leurs créations des caractéristiques communes – ils sont antimilitaristes, anticléricaux, indépendants de tout parti politique mais d’inspiration libertaire, et indépendants de recettes publicitaires –, la place qu’ils consacrent au dessin de presse n’est pas la même. Alors que Le Canard enchaîné est un journal dominé par des auteurs – et depuis les années 1970 par des journalistes d’enquête –, Charlie Hebdo est un journal dominé par les dessinateurs.
L’actualité du dessin de presse
Une dernière exposition, Après Charlie, paroles de dessinateurs interroge une trentaine de dessinateurs de presse de plusieurs continents sur les conditions d’exercice de leur métier, leur rapport à la censure, à l’autocensure et au blasphème, et leur façon de dessiner suite à l’attentat islamiste du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Apparaît notamment la précarité du métier de dessinateur, qui peut conduire certains d’entre eux, pigistes, à privilégier des dessins consensuels, les mieux à même d’être publiés – et donc payés – par des rédacteurs en chef soucieux de ne froisser ni leur lectorat, ni leurs annonceurs, ni leurs actionnaires. Apparaît aussi la révolution d’Internet : alors que le dessinateur produit un dessin pour le lectorat spécifique à un journal, ou tout au plus pour les lecteurs d’un pays donné, les réseaux sociaux tendent à diffuser des dessins hors de leur contexte de destination. L’attentat contre Charlie Hebdo est l’occasion de rappeler, comme l’indiquait le jugement relaxant Charlie Hebdo suite à l’affaire dite des « caricatures » de Mahomet, que « toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique » et que « le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe […] à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ».
Alors pourquoi Taubira a-t-elle harcelé Miège avec deux procédures? Pourquoi RI7 et Riposte laïque sont-ils poursuivis par Hidalgo et Cazeneuve? (NDLR)