Le secret Rosemary Kennedy…

 

« Tous mes canards sont des cygnes », disait Joe Kennedy pour parler de ses enfants. Il disait aussi qu’il était assez riche pour faire élire son chauffeur à la présidence des Etats-Unis… Joe Kennedy pensait qu’on arrive à tout avec des dollars, un beau sourire et une campagne de pub. Il avait, parmi ses rejetons, quelques champions qui lui permirent de le démontrer. Et il avait une fille… qui l’aimait de tout son cœur, qui aurait tant voulu lui faire plaisir, gagner les régates à cap Cod, être la plus ­demandée du Bal des débutantes, mais qui n’y réussit jamais. Elle s’appelait Rosemary, elle était l’aînée de ses filles. Mais, même ramper sur le sol, quand elle était bébé, elle n’y arrivait pas. Très vite, il devint évident que ce canard-là ne gagnerait jamais aucune course, et que les plus belles plumes du monde ne pouvaient pas le faire passer pour un oiseau royal.

Le malheur a frappé à la porte de Rose et Joe Kennedy la première fois le 13 septembre 1918, à Brookline, Massachusetts. A 30 ans, Joe participe à l’effort de guerre depuis son bureau de directeur général des arsenaux de Fore River. Mais il n’a pas peur du secrétaire adjoint à la marine Franklin D. Roosevelt. Il refuse de lui livrer les deux navires que l’Etat fédéral ne lui a pas encore payés… Joe Kennedy ne craint personne. Sauf Dieu. Quand son fils John attrape la scarlatine, maladie alors mortelle, il passe des journées en prière et fait vœu de donner la moitié de sa fortune… Comment pourrait-il deviner ce qui se trame chez lui, alors que le médecin, appelé pour l’accouchement, ­n’arrive pas ? Comment aurait-il pu se méfier de la sage-femme, avec sa coiffe, sa blouse, savoir que ses honoraires sont liés à la présence de l’obstétricien et que sa décision de retarder l’accouchement ne relève pas seulement de l’erreur d’analyse ? La nurse va jusqu’à repousser la tête du bébé qui demande à voir le jour ! Le lendemain, le « Boston Globe » peut annoncer qu’« une gracieuse petite fille a rejoint la nurserie de Mr. et Mrs. Kennedy », et le mensonge commence. La vérité est consignée jour après jour dans le journal de Rose : « Rosemary ne parle pas… Rosemary a du mal à diriger sa cuillère… Rosemary ne sait pas tirer son traîneau. » Première sanction au jardin d’enfants : à 4 ans, Rosemary ne passe pas dans la classe supérieure. Arriération mentale. Commence alors le long calvaire des visites aux spécialistes et la recherche d’écoles adaptées. C’est le moment où Rose Kennedy forge cette certitude qui lui sera si utile par la suite : « Dieu ne nous envoie jamais d’épreuve que nous ne soyons de taille à affronter. »

ELLE EST HANTÉE PAR LE DÉSIR DE PLAIRE À SON PÈRE QUI L’INTERDIT DE PHOTO QUAND ELLE EST TROP GROSSE

Il est facile aujourd’hui d’affirmer que Rose et Joe Kennedy ont d’abord voulu que leur fille soit traitée comme les autres enfants parce qu’ils avaient peur d’être montrés du doigt. Ostracisés, ils l’étaient, parce que catholiques irlandais au milieu des richissimes Wasp, leurs pairs. Ils ont longtemps espéré que Rosemary pourrait progresser, être heureuse. Et ils lui ont offert un monde d’illusions. « On pouvait parler avec Rosemary mais pas avoir une conversation avec elle. Elle s’exprimait comme un enfant de 10 ans qui jacasse sans arrêt », dit Tom Schriber. Il fait partie de la troupe recrutée pour mener la bataille. Les copains des frères Kennedy doivent inscrire leur nom sur le carnet de bal de la jeune fille, l’inviter à danser, même si elle est incapable de suivre un rythme, et surtout ne pas l’oublier pendant les échanges de cavalières. Joe, lui, est obsédé par l’allure de Rosemary, ses kilos en trop sous son joli visage. C’est une autre de ses théories : l’image qu’on donne de soi, il n’y a que ça qui compte. Il prend le temps d’écrire au couvent dont elle est pensionnaire pour se plaindre des menus. Gloria Swanson, sa maîtresse, lui donne l’adresse de son diététicien : banale stupidité d’une star de Hollywood qui croit que le malheur se résume à un bouton sur le nez ou un pli sur le ventre. En remerciement, elle reçoit des tombereaux d’injures : « Je ne veux pas vous entendre parler de cela ! Vous comprenez ? Vous comprenez ? » Non, elle ne comprend pas… Personne ne peut comprendre la souffrance de ce « winner » qui prend sa réussite pour une bénédiction divine. Aux médecins, il promet la lune, qu’est-ce que ça change ? Les plus sérieux ne savent que recommander le placement en hôpital psychiatrique, à quoi il répond : « Que lui fera-t-on dans une institution que nous ne puissions faire, nous, dans sa famille ? »

De son couvent de Rhode Island, Rosemary lui adresse des lettres où seule la tendresse est authentique. Le style, l’orthographe, tout respire l’intervention des religieuses. A la pression, aussi impossible à contenir chez les Kennedy que la pluie sous les tropiques, elle répond par des crises de rage. Elle a 20 ans mais prend toujours ses repas à la table des petits, avec les gouvernantes. Elle peut voir Joseph Jr., 23 ans, John, 21 ans, mais aussi Kathleen, sa petite sœur de 18 ans, parader près des parents. Ils sont beaux, brillants, ils forment le « triangle magique » des neuf enfants Kennedy, les seuls qu’on identifie. Les autres sont réduits à un troupeau où Rosemary se perd. En 1938, Eunice a 17 ans, Patricia, 14 ans, Bobby, 13 ans, Jean Ann, 10 ans, Teddy, 6 ans. Tous embarquent pour Londres où Joe Kennedy est nommé ambassadeur. Pour le fils de ­bistrotier irlandais, c’est la gloire. Il est présenté au roi et à la reine, avec sa meute. Rose note avec soulagement que Rosemary réussit sa révérence. Alors que les aînés entrent à Harvard, on lui trouve une école Montessori où elle fait ses premiers progrès mais ne maigrit toujours pas. Alors, l’Ambassadeur menace de la priver de photo ! Elle lui écrit encore pour lui demander pardon d’avoir mangé des chips. Joe devrait pourtant avoir d’autres soucis. ­L’Europe est en train de glisser vers la guerre. C’est un affaissement contre lequel il s’arc-boute, tout seul. Il trouve ce M. Hitler injustement décrié et pas plus antipathique que ce M. Staline. Et il s’en fiche. Ne comptent que l’Amérique et la paix qui protègent sa famille et sa fortune. Churchill est fou de rage. C’est le faux pas que Roosevelt attend. En 1941, l’Ambassadeur pacifiste rembarque pour les Etats-Unis avec une casserole de plus ajoutée à la batterie qu’il traîne derrière lui : après la fortune bâtie sur la prohibition, et, pire encore, sur la grande dépression qui a ruiné tant de ses concitoyens, son antisémitisme congénital et sa « lâcheté face au nazisme ». La plus haute marche du podium, la Maison-Blanche, qu’il a toujours regardée avec gourmandise, se dérobe. Il n’est pas du genre à se lamenter et reporte aussitôt son ambition sur son fils aîné.

DANS UN PREMIER TEMPS, LES KENNEDY OFFRENT À LEUR FILLE UN MONDE D’ILLUSIONS

Joe a passé le ballon à Joe Jr., derrière qui tous les autres ont obligation de se ranger. Sur la photo de famille ne doivent se voir que leurs dents blanches, impeccablement redressées dans des sourires éclatants. Mais il y a la grande fille au corps de matrone et à l’énergie sexuelle débridée. Et ce qui le remplit d’orgueil pour ses mâles provoque avec elle sa honte et sa fureur. Surtout que, désormais, Rosemary sombre dans d’inexplicables crises de colère. Après le retour aux Etats-Unis, n’a-t-elle pas frappé son grand-père à coups de poing et de pied… Rose prie pour demander un miracle, Joe l’ordonne. Kathleen, sa fille préférée, est venue en renfort. Elle a justement un copain journaliste, John White, qui fait une enquête sur la psychiatrie : « Un jour qu’elle me harcelait, à son habitude, je lui ai dit qu’elle en savait autant que moi. C’est alors qu’elle m’avoua les raisons de son insistance. Rosemary. Elle en parla tristement, doucement, comme d’un secret très embarrassant, presque honteux. J’eus l’impression que la famille considérait Rosemary comme un “tendre échec” mais peut-être aussi comme un déshonneur… »

Aux Etats-Unis, les Drs Freeman et Watts sont les spécialistes de la lobotomie. Leurs travaux suivent ceux du Pr Egas Moniz, Prix Nobel de médecine en 1949. Ce neurologue portugais a découvert qu’une intervention sur la zone préfrontale du cerveau pouvait soigner certaines psychoses. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik explique aujourd’hui que la violence faisait alors ­partie des outils de la médecine : accouchement dans la douleur, amputation sans anesthésie, camisole de force, chocs électriques… L’opération qui consiste à couper les connections thalamo-préfrontales en introduisant une fine tige d’acier, appelée aussi « pic à glace », par le trou au-dessous de l’arcade sourcilière, à la racine du nez, est paradoxalement facile et indolore. Freeman et Watts l’ont réalisée 18 000 fois, « provoquant 14 % de décès, des milliers de destructions mentales et quelques guérisons stupéfiantes », note Cyrulnik, qui a assisté à des lobotomies en France, où elles ont été pratiquées jusque dans les années 1950, quand les neuroleptiques les ont rendues inutiles. Freeman et Watts, eux, sont moins pessimistes ; ils parlent d’un tiers d’amélioration, d’un tiers de dégradation et d’un tiers d’état stationnaire. Dans « Psychosurgery », en 1942, ils écrivent même : « L’opération réussit parfois trop bien… De sorte qu’elle abolit les bons sentiments qui permettaient au malade de conserver un comportement social adéquat. Ce qui peut paraître bienfaisant pour le patient peut alors se révéler désastreux pour sa famille. »

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EN 1949, JOE FAIT INTERNER ROSEMARY DANS LE WISCONSIN, À 1 800 KILOMÈTRES DE CAP COD

Pensent-ils à Rosemary, opérée en novembre 1941 ? Pendant qu’il imprimait à son « pic à glace » les « petits mouvements ­d’essuie-glace » habituels, Freeman lui faisait énumérer les mois de l’année, chanter le « God Save America ». A la quatrième secousse, elle perd le fil, puis c’est le silence. Quand Rosemary revient à elle, non seulement elle ne peut plus prononcer que quelques mots, mais elle marche en claudiquant, une jambe tournée vers l’intérieur, et n’a plus que l’usage partiel d’un de ses bras. A l’âge de 23 ans, Rosemary Kennedy a l’apparence d’une handicapée mentale, victime d’une attaque cérébrale qui l’aurait laissée hémiplégique.
De ce qui se passa alors entre Joe et Rose Kennedy, rien n’a filtré. Teddy, âgé de 9 ans, se souvenait seulement avoir entendu qu’il avait intérêt à faire ce que son père lui disait, sinon il risquait de finir comme sa sœur… Pour son plus jeune fils, l’Ambassadeur est devenu un ogre. Aux amis, on explique que Rosemary est partie pour le Midwest où elle est devenue professeur « dans une école pour handicapés ». Mais, bientôt, les gens ont d’autres sujets d’inquiétude : le 7 décembre 1941, c’est Pearl Harbor et l’entrée en guerre des Etats-Unis.

Dans ses Mémoires, à 84 ans, Rose évoque pour la première fois le drame, sans jamais dire autrement que « Joe et moi »… En réalité, sur les conseils des médecins qui lui affirment que Rosemary a besoin d’être coupée de sa famille, qu’elle ne reconnaît plus, Joe a interdit les visites. Même à Rose qui, en bonne épouse, obéit. Pour elle, c’est une catastrophe de plus alors que tout explose et d’abord le « cercle magique » : Joe est pilote de bombardier, John, officier de marine, Kathleen, infirmière. C’est comme si Rosemary avait elle aussi rejoint la fournaise. Et disparu en enfer. N’est-ce pas à quoi ressemblent les institutions réservées aux fous ? Rosemary a interdiction d’être mise en relation avec le public. Quand, en 1949, Joe apprend que sa fille handicapée a eu un rapport sexuel, il décide, seul encore, de la faire interner chez des religieuses franciscaines dans le Wisconsin, à 1 800 kilomètres de cap Cod. Piscine, théâtre, salle de cinéma, réfectoire, chapelle, le décor de Saint Coletta est celui de bien des campus. Avec le silence et la tristesse en plus. Rosemary y vivra jusqu’à sa mort, à 86 ans. A-t-elle compris que Joe, le frère aîné, était tombé aux commandes de son bombardier en 1944, que Kathleen s’était tuée en avion à 28 ans ? A-t-elle su que John avait été président ? A-t-elle entendu parler de Dallas, puis de la mort de Bobby, le petit frère ?

Rosemary a été mise à l’écart des siens pendant vingt ans. Il a fallu que Joe soit victime d’une attaque cérébrale qui l’a à son tour laissé aphasique pour que, en 1961, les religieuses de Saint Coletta demandent à parler à sa mère Ainsi Rose retrouva-t-elle sa fille. Alors seulement, Rosemary eut le droit de faire ce qu’elle préférait… Sortir de l’institution. Se promener en voiture. Et recevoir des visites. Surtout celles de sa chère Eunice, la petite sœur qui a voué sa vie aux enfants déficients. Tim, son neveu, a raconté que la vieille dame répétait trois mots : « Bébé, mère, Eunice » et qu’il suffisait qu’on la complimente sur sa coiffure pour qu’elle sourie. L’Ambassadeur n’a jamais revu l’enfant qui faisait tache sur la photo. Il pensait que c’était mieux pour elle. Et pour tout le monde, parce qu’il était trop lâche devant la vérité qui l’accablait, lui qui disait ne craindre personne. Autrefois, il aimait répéter : « J’ai quatre fils beaux et forts comme les colonnes d’un temple. » Durant vingt-cinq ans, il avait assisté à la destruction de son chef-d’œuvre. Homme de tous les secrets, Joe ­Kennedy est mort bien incapable de donner des ordres. Pendant huit années, il a vécu dans sa chair le calvaire de cette fille qu’il avait rayée du monde.

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