La mutinerie des soldats russes en France (1917)

Le cas de cette histoire du corps expéditionnaire russe en France témoigne de la capacité des soldats à agir collectivement contre leurs officiers dans un cadre peu propice, dans l’urgence et le risque, réunissant des individus divers, sans expérience de la contestation.

     Unknown-13 La Russie dans la guerre

En juillet-août 1914, les dirigeants  des grandes puissances marchent vers l’abîme de la guerre, la tête froide, libres de toute contrainte populaire. Pas un instant, ils ne sont pris de panique ou de remords pour les hommes envoyés à la boucherie. Au début de cette guerre, le prestige du Tsar est intact auprès de la population dans son ensemble, sauf auprès des juifs (à cause des pogroms et de la terreur du régime). L’ambassadeur français en Russie ne tari pas d’éloge sur la solidité des officiers et des troupes russes, qui selon lui ne semblent pas être contaminé par la propagande anarchiste. L’armée des « paysans soldats » russes (85% de la population russe vie à la campagne et du travail de la terre), gavée de patriotisme, semble passive. Pour les soldats intoxiqués par la propagande et la peur de la peine capitale, le quotidien va être l’horreur des tranchées et la mort qui rôde partout. Dès les premiers mois du conflit, les armées françaises sont décimées et manquent d’hommes. Afin d’arrêter l’hémorragie, Paul Doumer (futur président de la République), se rend à Petrograd pour puiser dans le « réservoir humain » de la Russie. Il vient exiger du Tsar Nicolas II (1868-1918) un soutien de soldats pour les envoyer sur le front occidental et oriental. La France demande 40 000 hommes par mois ; en retour elle s’engage à honorer la livraison de caisse de munition et de vieux fusils. La France étant le principal bailleurs de fonds de la Russie, elle considère celle-ci économiquement et financièrement comme une “semi colonie”. La Russie, trop affaiblie (près de la moitié de l’armée est hors de combat depuis 1915), ne peut en définitive envoyer que deux brigades d’environ 10 000 hommes chacune sur le front occidental (dénommées 1re brigade et 3e brigade) et deux autres à Salonique (dénommées 2e brigade et 4e brigade). Les troupes, tous des volontaires, partent de Vladivostok et débarquent en France le 20 avril 1916. Elles sont accueillies en sauveur par la population française. Malheureusement pour les autorités militaires, les soldats emmènent de Russie en France les idées et les sentiments communs à la majorité du peuple russe.

        Unknown-12La “démocratisation” de l’armée…

Cette arrivée de troupe en France ne change rien militairement, mais elle est exploitée de façon outrancière par la propagande gouvernementale, relayée par une presse aux ordres. Les soldats russes servent comme modèle de propagande pour la population. Pour les autorités, la situation va très vite se dégrader, car dès le 15 août 1916 à Marseille le lieutenant-colonel Krause, commandant d’un détachement russe destiné à l’Armée d’orient, est tué par ces hommes. Puis, une première mutinerie de soldat russe, destiné à l’Armée d’Orient, a lieu sur le sol français. Celle-ci est instantanément écrasée et les « meneurs » sont passés par les armes à la fin du mois d’août 1916.

Dans les unités russes du front occidental la situation est calme jusqu’en mars 1917. En effet, la révolution de « Février » qui éclate à Petrograd entre le 8 et le 13 mars 1917 (23-28 février 1917 du calendrier russe) va secouer l’esprit des soldats. La révolution vient de mettre à bas le régime  du Tsar. Nicolas II abdique quelques jours seulement après les premières manifestations des femmes de la capitale et la fraternisation des soldats avec la foule insurgée. Un « double pouvoir », qui procède à la formation d’un Gouvernement Provisoire, se met alors en place : un pouvoir par « en haut » qui bénéficie du soutien des alliés et un second pouvoir celui des soviets issus des journées révolutionnaires. Pendant les quinze premiers jours du mois de mars la situation reste flottante sur le front occidental, mais chez les officier c’est l’effroi qui domine.

images-6Malgré l’horreur de ce conflit, le Gouvernement Provisoire déclare que la guerre doit continuer, car pour les bourgeois libéraux l’armée reste la clef de voûte de l’ordre social en Russie. Dans le même temps, le soviet de Petrograd sous la contrainte des fusils de plusieurs groupes de soldats (parmi eux l’anarchiste F.Linde) rédige le prikaze n°1. Ce prikaze (les prikazes sont les ordres du jour s’appliquant aux armées) introduit jusque sur le front français des changements considérables : abolition des formules traditionnelles du salut entre les officiers et la troupe et le tutoiement, suppression du garde-à-vous en dehors du service, disparition des « mauvais traitement » (pratique habituel qui explique la haine des soldats russes pour leurs officiers). Il autorise le soldat à participer en tant que « citoyen » aux discussions et à tous les aspects de la vie politique. L’ordre ordonne en outre que seront élus des “comités de représentants” (considérés comme des soviets) dans toutes les unités.

Cet événement va créer pour les soldats russes des deux brigades cantonnées en France un contexte d’ouverture sans précédent et permettre les conditions d’une action collective contre la discipline barbare des officiers de l’ancien régime. Une « brèche » s’ouvre devant eux ; ils ne vont pas tarder à s’y engouffrer. La parole des soldats se libère, ils se mettent à discuter de la révolution et de ces répercussions. Par peur, le Gouvernement Provisoire impose sans tarder aux soldats du corps expéditionnaire de prêter un serment d’obéissance à la patrie pour continuer la tuerie. Les comités du front occidental votent la poursuite de la guerre, tout en précisant que l’attaque d’avril 1917 est la dernière à laquelle ils acceptent de participer. Cette offensive du 16 avril 1917, au Chemin des Dames, est un véritable carnage. Après 3 jours de massacre, 6000 russes sont tués (certains officiers russes sont probablement tués par leurs hommes).

L’offensive, inutile, dirigé par Nivelle puis par Pétain, va marquer très profondément l’ensemble des armées sur le front. Les mutineries vont se généraliser aussi bien dans l’armée française que dans l’armée allemande et chez les appelés russes. A la fin de cette offensive, la situation devient électrique et les comités de soldats réclament leur retour en Russie. Une « crise » va exploser dans le corps expéditionnaire occidental le 13 mai (premier mai du calendrier russe) 1917. En effet, ce « 1er mai » une révolte ouverte éclate : les gradés se retrouvent face aux drapeaux rouges et à la colère des soldats. Au cours de la soirée, les représentants des comités de la 1ère brigade attachent un fanion rouge et un fanion noir à l’automobile de l’état-major et vont conspuer leurs chefs. Les soldats, hors du front depuis plusieurs semaines, accélèrent les discussions et la mise en place des différents comités à tous les échelons du commandement. Les comités de soldats sont légalisés par les autorités russes et étendent leur autorité : droit d’entrer en relation avec des organisations « politiques et sociales » extérieurs à l’armée, intervention dans les différends entre soldats et officier, pouvoir de vérification de contrôle, de gestion et d’emploi des fonds. Enfin, ils prennent en charges des activités culturelles : cours d’écriture, de littérature, d’histoire et de géographie, d’éthique, d’hygiène et de politique. Très vite, les comités de la 1er brigade sont débordés par la “base” et se radicalisent.

Unknown-14 La destruction de “la république des soviets” de La Courtine 

Les unités russes vont passer du statut de sauveur à celui de « gangrène » aux yeux des autorités françaises prise dans le tourbillon des mutineries et des grèves d’avril 1917. Pour éviter le pire (la propagation des idées et des actes), le commandement français prend soin de ne pas cantonner les troupes russes à coter des unités françaises et des villes. De plus, l’état-major interdit la diffusion d’informations concernant les brigades. En effet, les soldats russes, partout où ils le peuvent en France, font de la politique « avec leurs pieds » et propage des opinions « révolutionnaires ».

Dans l’attente d’une opération de rapatriement, l’isolement, vers un camp de l’intérieur, apparaît pour la France comme une mesure utile afin d’écarter le danger de la propagation des idées. L’objectif des Français étant de laisser au commandement russe une possibilité de reprise en main. Les unités sont transportées et séparées (la 3ème brigade reste hors du camps) au camp militaire de La Courtine en juin 1917 (ce camp est situé dans le département de la Creuse, dans la région du Limousin. Il a servi de camp d’instruction et de camp de concentration à l’été 1914). Le camp de La Courtine devient alors un lieu « autogéré » par les hommes de troupe. Aux alentours du camp, les autorités civiles régionales sont terrorisées par une contagion révolutionnaire au sein de la population. Les autorités civiles font établir, en direction des autorités militaires, des faux rapports sur la violence, le défaitisme et l’alcoolisme des Russes.

Dans La Courtine, le commandement russe est totalement dépassé, les officiers sont obligés de « raser les murs » et sont exclus des comités de la 1ère brigade. Le camp est très vite isolé par la gendarmerie et les troupes françaises. Les soldats et les officiers russes ne peuvent dépasser un périmètre 4 km autour du camp de La Courtine, ni pénétrer dans les villages alentour. Cet attentisme des dirigeants français s’explique par le fait que ceux-ci attendent les résultats de l’offensive militaire du 29 juin 1917 (16 juin 1917) lancé par Kerenski (1881-1970, de tendance socialiste il est ministre de la Guerre en mai 1917 et Premier ministre en juillet). En effet, en Russie la situation évolue très vite, la majorité des membres du Gouvernement Provisoire (aidé par les officiers), est partisan de la guerre à outrance « jusqu’à la victoire finale » et cela malgré l’Appel du Soviet de Petrograd du 27 mars 1917, en faveur d’une « paix sans annexions » (14 mars 1917). Les bourgeois libéraux et les aristocrates espèrent que la poursuite de la guerre permettra d’étouffer la révolution et de faire de l’armée un instrument docile de la contre-révolution. Entre juillet et août 1917, les autorités civiles et militaires russes veulent procéder à une “reprise en main” de l’armée et de la société. Ils rétablissent la peine de mort pour s’attaquer à tous les révolutionnaires.

En France, malgré ce changement, les mutins refusent de se soumettre aux représentants du Gouvernement Provisoire et aux divers chantages à la nourriture. Les représentants russes ne veulent pas rapatrier les soldats. Ils lancent plusieurs ultimatums aux mutins tout en refusant les compromis. Ainsi les “meneurs”, qui tentent de négocier le retour en Russie avec les émissaires de Kerenski, sont arrêtés. Pendant ce temps, les soldats aident la population alentour dans les travaux agricoles et se lient d’amitié avec elle et cela accroît la peur d’une contagion. Cette inflexibilité des soldats met à l’ordre du jour des Français l’idée d’une répression armée de la mutinerie. D’autant que, parmi les soldats de la 3e brigade, le sentiment grandit de vouloir obtenir un rapatriement immédiat. Les Français envoient 3000 hommes encercler le camp, mais refuse de se salir les mains en premier. Ils veulent régler cette révolte aux moindres frais et obligent les Russes à orchestrer le massacre.

Pour mener cette répression on sélectionne rigoureusement les 2000 russes (épaulés par une brigade d’artillerie russe assistée par des techniciens et des armes françaises) chargés de réduire les irréductibles par la violence. Ainsi, la tragique répression suit son cours inéluctable : le 12 septembre 1917, la population civile est évacuée. Le 14 septembre, l’ordre est donné aux mutins de se rendre sous 48 heures et les livraisons alimentaires sont interrompues. Le 19 septembre 1917, les derniers mutins se rendent. Le bilan officieux de cette tuerie est d’une centaine de mort et de blessés. 81 meneurs sont incarcérés à l’île d’Aix et après la répression il ne restera à La Courtine que 7500 hommes de la 1er brigade privés de toute liberté et gardée par les troupes françaises.

La répression ordonnée par le Gouvernement Provisoire a fait définitivement perdre la confiance de la troupe en celui-ci et accentuer la haine pour la France bourgeoise. Le rejet de tous les officiers (représentants brutaux de l’ancien régime) est définitif et l’état d’esprit révolutionnaire se répand dans la 3e brigade cantonné en dehors de La Courtine. La situation va encore se compliquer, pour le gouvernement d’Union Sacré, car la Révolution d’Octobre fait de Lénine un héros pour les soldats. La victoire des « maximalistes » (dans l’esprit des soldats il n’y a pas de grande différence entre bolcheviques et anarchistes) a galvanisé les espoirs des unités russes d’une paix immédiate, de la terre, de la Liberté et de l’égalité. A la suite de cette nouvelle poussée révolutionnaire, les soldats russes sont gardés en otage par la France. En effet, la France soutient activement les blancs durant la guerre civile. Les soldats sont envoyés dans les différentes compagnies de « travailleurs volontaires » et de « travailleurs forcés ».

Pour un petit nombre d’entre eux, ils sont recrutés dans la première unité combattante de la « Légion des Volontaires russes » contre la révolution d’Octobre -mais sans grands résultats. Pour les « travailleurs volontaires » (fragmentés en petit groupe afin d’éviter la propagation des idées et des actions révolutionnaires) ce sont des salaires misérables au profit du patronat français, des conditions de vie mauvaise, une surveillance policière et militaire étroite. Les réfractaires sont envoyés en prison dans des conditions difficiles ou déportées en Algérie. Les soldats russes toujours déterminés font des évasions et tentent de déserter. Touché par les conditions de vie des diverses populations ils pratiquent une agitation politique permanente. Du côté de la gauche française, la S.F.I.O se désintéresse presque totalement du sort des soldats russes et des prisonniers allemands. D’ailleurs, les prisonniers de guerre russes libérés d’Allemagne sont eux aussi gardés en otage.

L’année 1923, voit la libération des derniers otages rapatriés en Russie, ainsi que l’échec total de la propagande anti-bolchevique française parmi les soldats russes acteur de la mutinerie de La Courtine. En définitive, loin de la révolution, sans soutiens physiques des organisations politiques, les soldats ont constitué une « république de soviets » sur le sol de la France, une “révolution russe” qui traumatisera pendant longtemps les autorités militaires et les dirigeants français de toutes tendances politiques.

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