Expo Tokyo-Paris au musée de l’orangerie (Vidéo)

https://www.youtube.com/watch?v=t8i-R_f6IhM

La notoriété des arts japonais notamment en Europe à la fin du XIXe siècle est chose connue. On sait moins en revanche que l’art occidental (particulièrement l’impressionnisme) fut tout autant apprécié au Japon par des collectionneurs visionnaires, parmi lesquels Shôjirô Ishibashi, un homme d’affaire qui multiplia les acquisitions dès la fin des années 1930.

Une dynastie industrielle éprise d’art
Shôjirô Ishibashi (1889-1976) est un enfant de l’ère Meiji qui voit le Japon s’ouvrir au monde. Il est l’un des acteurs de la modernisation technologique fulgurante que connaît l’archipel nippon au tout début du XIXe siècle.
Quand il reprend l’atelier de confection familial, Shôjirô Ishibashi se tourne progressivement vers le caoutchouc et se lance dans la fabrication de pneus. Il baptise lui-même l’entreprise Bridgestone, traduction littérale de son nom de famille : ishi signifiant “pierre” et bashi “pont”, faisant ainsi preuve d’une volonté de coexistence des cultures. Ayant fait bâtir une villa dans un style occidental, il souhaite rapidement décorer celle-ci et commence sa collection. Bientôt, il envisage de mettre à disposition de tous les œuvres qu’il a accumulées. Une ambition philanthropique donc, qu’il concrétise en inaugurant le Bridgestone Museum à Tokyo, en 1952. Quatre ans plus tard, il crée la fondation Ishibashi de façon à pérenniser l’action du nouveau musée. Son fils et son petit-fils en deviennent à sa suite les administrateurs jusqu’à nos jours.

Le premier goût pour la peinture yôga
Dès la fin des années 1920, Shôjirô Ishibashi s’intéressa à la peinture de son temps, en acquérant notamment un grand nombre de toiles de Shigeru Aoki, un des plus célèbres représentants des peintres japonais qui adoptent volontairement un style occidental. Cette influence de la peinture européenne est aussi sensible chez Hanjirô Sakamoto ou chez Takeji Fujishima, et son très célèbre au Japon Éventail noir. Des revues comme Shirabaka facilitent la diffusion de l’esthétique du vieux continent – même la plus avant-gardiste – sans que cela ne reflète une hiérarchie du goût. La première exposition du musée Bridgestone regroupe d’ailleurs le même nombre de toiles occidentales et de toiles yôga.

Avant et après l’impressionnisme
En ce qui concerne l’art européen, Shôjirô Ishibashi avoue sa préférence pour les impressionnistes français. L’Inondation à Argenteuil, une des premières toiles de la collection, manifeste son intérêt pour Monet, qui avait déjà séduit des collectionneurs comme Shunsui Sumitomo, un homme d’affaire, ou Keishirô Matsui, un diplomate ayant voyagé plusieurs fois en France. Ishibashi, qui désirait que de tels chefs-d’œuvre restent au Japon, obtint d’ailleurs six Monet lors de la dispersion de collections privées, en particulier celle de Kôjirô Matsukata, un industriel de Kobe qui avait acquis nombre de toiles impressionnistes entre les années 1910 et 1920 et qui avait eu pour projet, comme Ishibashi plus tard, de créer un musée présentant des œuvres occidentales au Japon. Acquis en 1952, Crépuscule à Venise faisait lui-même partie de la collection de Sanji Kuroki, un ami de Monet. Des œuvres de Sisley, Renoir, Pissarro ou Degas enrichirent aussi la collection Ishibashi sous l’impulsion de Shôjirô, qui s’intéressa également à Manet (Le Bal de l’Opéra, au musée Bridgestone en 1961). La Traite des vaches à Gréville de Jean-François Millet montre que le collectionneur sut s’ouvrir à d’autres styles, goût perpétué par ses héritiers : Cerf courant dans la neige de Courbet est ainsi acquis par Kan’ichirô, le fils de Shôjirô, de même que Don Quichotte dans la montagne, de Daumier. Des toiles de Monet ou de Renoir intègrent la collection dans les années 1980 et Jeune homme au piano, de Caillebotte, est acheté en 2011 sous l’égide d’Hiroshi, le petit-fils de Shôjirô en charge de la fondation Ishibashi depuis 2004.

Le postimpressionnisme
La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir de Cézanne symbolise à lui seul tout l’intérêt que Shôjirô Ishibashi porta au postimpressionnisme. Le collectionneur avait réuni autour de lui un petit cercle de spécialistes qui l’aidaient dans ses recherches, parmi lesquels Inô Dan, un historien de l’art qui avait effectué une partie de ses études en Occident. Cézanne coiffé d’un chapeau mou (1894) est acquis en 1954 et deux des trois Gauguin présentés dans l’exposition sont achetés au tout début des années 1960. La Nature morte à la tête de cheval rappelle, comme un clin d’oeil, combien les arts du Japon ont pu séduire les peintres français dans le dernier quart du XIXe siècle. Une toile de Van Gogh (Moulins et jardins à Montmartre) et La Toilette de Gustave Moreau rejoignent la collection une dizaine d’années plus tard.

Modernité classique
La sculpture est elle aussi présente au musée Bridgestone, en témoigne l’intérêt du fondateur pour Rodin mais aussi Bourdelle, jusqu’aux arts de son époque, comme en atteste Torse, une sculpture de Zadkine datée de 1951. Le musée revendique d’ailleurs d’emblée cette volonté de faire connaitre l’art moderne et contemporain occidental à une époque où aucun lieu n’était dédié à ce sujet à Tokyo (le Musée national d’art occidental de Tokyo n’est inauguré qu’en 1959). Le Baiser de Brancusi complète brillamment cet ensemble en 1998.
Cet intérêt pour la modernité s’exprime naturellement dans le domaine de la peinture. Une aquarelle de Paul Signac (La Rochelle) semble même avoir été la première acquisition d’œuvre occidentale effectuée par Shôjirô Ishibashi. L’obtention de pièces de Maurice Denis (Bacchanale) ou de Raoul Dufy (Nature morte aux fruits) confirme cet attachement aux modes de figuration des années 1910-1920. Ishibashi rejoint en cela les goûts qu’avait eus avant lui Paul Guillaume, dont la collection constitue aujourd’hui le musée de l’Orangerie. À trente ans de distance, les deux hommes furent sensibles aux mêmes artistes : Rousseau, Soutine, Picasso… Plusieurs décennies avant de rejoindre la fondation Ishibashi, en 1969, Le Jeune Paysan de Modigliani avait d’ailleurs appartenu à Paul Guillaume.
Matisse est lui aussi présent dans la collection. Shôjirô Ishibashi se procura plusieurs de ses toiles tout comme son fils et son petit-fils. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui structurèrent l’orientation de la collection vers l’art du xxe siècle. Saltimbanque aux bras croisés, toile emblématique de Picasso que le musée Bridgestone doit à la ténacité de Kan’ichirô, est désormais une pièce majeure du parcours. Hiroshi complète la collection en cherchant surtout à mieux retracer l’histoire de la peinture abstraite. Ainsi pouvons-nous admirer un Mondrian (Étude de dune pointilliste) où le traitement morcelé du paysage annonce les audaces colorées de Paul Klee (Île, 1932).

Figurations et abstractions d’après-guerre
Kan’ichirô Ishibashi, le père d’Hiroshi, était un grand amateur de peintures abstraites. Sa collection privée fut transmise à la fondation Ishibashi en 1998 et le musée s’enrichit alors d’œuvres de Fautrier, que Kan’ichirô appréciait particulièrement. Il faut également souligner le rôle d’Hiroshi Ishibashi dans la constitution de cette partie de la collection. L’abstraction gestuelle est ici à l’honneur avec une œuvre de Pollock et une autre de Hans Hartung pour la partie occidentale confrontées à celles de Shiraga et de Zao Wou-Ki. Ces œuvres frappent par leur force expressive et l’immersion qu’elles offrent au spectateur par leur format. Enfin, Orient et Occident semblent se rencontrer dans des toiles comme celle de Soulages ou de Domoto qui mêlent des références et des techniques issues des deux régions du monde.

Jusqu’au 20 août.

Related Articles