Il y a huit ans s’éteignait, à l’âge de 102 ans, l’un des plus grands écrivains contemporains de langue allemande, Ernst Jünger. L’occasion de (re)découvrir ses nombreux journaux et de traverser ainsi à très haute altitude les convulsions du siècle dernier.
« Jünger est un seigneur qui n’a pas dérogé. » Cette belle définition m’a été suggérée par Christopher M. Gérard lors d’un entretien que nous avions eu il y a quelques années sur le sage de Wilflingen. Voilà une épitaphe dont on se plaindrait à tort. Evoquer en un court article l’œuvre de Jünger – décédé en ce même mois de février – est un travail dans lequel on ne se lance pas sans appréhension. Ce géant allemand n’est connu du plus large public français que par ses journaux de tranchée publiés sous le titre Orages d’acier – une vaste part de son œuvre restant dans la plus totale pénombre –, non sans réunir autour de lui une solide troupe d’amateurs fanatiques qui ne peuvent laisser une page jüngerienne de côté. Paradoxe relativement commun, nombre d’écrivains incontournables n’atteignant les grands tirages que pour un ou quelques titres de leurs œuvres complètes. Mais si l’on tente d’apercevoir la postérité de l’importante production littéraire de Jünger, ce sont les journaux qui traverseront le mieux les décennies, prudemment mis à part son lumineux roman Sur les falaises de marbre. Et non pas les journaux en eux-mêmes, mais l’impérissable esprit aristocratique qui les anime, la synthèse stupéfiante des traits et qualités européens qu’ils renferment.
Journaux guerriers
Edités en 1920 à compte d’auteur dans un tirage limité à 2 000 exemplaires, Orages d’acier devint un véritable succès populaire tant en Allemagne qu’en France, se distinguant de A l’Ouest rien de nouveau ou des écrits de Genevoix par la fidélité radicale à ce que furent l’expérience de l’auteur et son état d’esprit au combat. C’est en cela qu’Orages d’acier doit plus au journal qu’au récit de guerre tel qu’il s’imposa dans les décennies qui suivirent. « Incontestablement le plus beau livre de guerre que j’aie lu, d’une bonne foi, d’une honnêteté, d’une véracité parfaites », affirmera André Gide. Témoignage brut, porté par une langue ciselée et rehaussé par une poésie guerrière qui n’est pas artifice littéraire mais simple empreinte de l’âme de Jünger lui-même.
Il n’est pas anodin de noter que Jünger commença à tenir fidèlement ses carnets à l’hiver 1914, alors qu’il connaissait son baptême du feu sur le front champenois. Les carnets aideront le jeune Jünger à se tenir droit dans l’horreur des tranchées, et les visions hallucinées du front nourriront les débuts littéraires de l’écrivain combattant. Cette trame des journaux que le lecteur attentif pressentait sous le récit d’Orages d’acier a été dévoilée au public français en 2014, grâce à la parution des Carnets de guerre, traduits et présentés par le remarquable Julien Hervier.
Le combattant héroïque – l’ordre pour le Mérite en témoigne – revenu à la vie civile, il faudra attendre un nouveau conflit pour retrouver les journaux de Jünger. Ce seront donc à nouveau des journaux de guerre. Mais une guerre bien différente. Si Jünger la débute avec troupe et armes à feu, il la verra mûrir plus « paisiblement » dans les rues parisiennes, depuis sa chambre de l’hôtel Raphaël ou ses bureaux de l’hôtel Majestic, aux meilleures tables de la capitale et dans les salons littéraires où se pressent alors les futurs écrivains « maudits ». Ces journaux couvrant la période 1939 à 1948 paraîtront en plusieurs volumes : Jardins et routes, Journaux parisiens ou encore La Cabane dans la vigne. Pour tous ceux qui se passionnent pour la grande effervescence littéraire de cette période, les Journaux parisiens sont un enchantement. Ils demeurent en outre, pour les historiens, l’un des témoignages les plus riches sur la vie culturelle sous l’Occupation.
Lectures à haute altitude
Qu’ils concernent le conflit lui-même ou les années d’immédiat après-guerre que Jünger vivra péniblement, comme son lointain cousin en littérature Ernst Von Salomon, nous y trouvons le même détachement aristocratique. Cet impératif de la hauteur que Jünger s’impose quotidiennement vis-à-vis des grands instants historiques – la tentative d’assassinat d’Adolf Hitler par Stauffenberg – comme des petits détails du quotidien, sera la principale cause de la haine que lui voue depuis plus de cinquante ans la critique universitaire de gauche, de chaque côté du Rhin. Il lui avait par avance répondu : « Profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les cœurs abjects. » Cet antimoderne paradoxal excita d’autant plus le ressentiment de l’intelligentsia qu’il fut sa vie durant d’une bienveillance inébranlable. Contrairement à l’image d’Epinal, Jünger n’hésita pas à plonger profondément dans la modernité, les expériences racontées dans Drogues, approches et ivresses ou ses travaux théoriques autour de la figure mythique du Travailleur en témoignent. Mais l’homme tel qu’il se raconte dans les journaux demeure profondément antique. Cet anarque qu’il incarna avant d’en faire une figure littéraire est celui qui s’efforce de concentrer en lui les vertus éternelles et la permanence d’un esprit tout à fait singulier, celui des fils d’Europa. Jünger, qui accordait une grande importance aux symboles, est l’homme de la permanence. Dans le sens le plus profond du mot, il est un serviteur de la Tradition.
Les journaux de l’âge mûr ne sont pas les moins intéressants de l’œuvre. La série Soixante-dix s’efface, comprenant cinq volumes, s’étend de 1965 à 1996. Le diariste, retiré dans la maison du grand forestier des Stauffenberg dans un petit village de Souabe proche de Sigmaringen, se livre à ses deux grandes passions : la lecture et l’entomologie. Cette vie d’ermite est régulièrement entrecoupée de voyages et de visites, disciples opportuns ou non venant voler quelques instants au « sage de Wilflingen ». Il ne faudrait cependant pas considérer les journaux de Jünger comme une simple promenade littéraire, aussi belle soit-elle. Les journaux sont chez Jünger le meilleur accès à sa pensée. Ce que résumait bien son ami Mircea Eliade : « Ce qui frappe et ce qui ravit dans le Journal de Jünger, c’est l’attention avec laquelle il examine et cerne la matière de la journée : rencontres, dialogues, lectures, réflexions. (…) Je ne sais pas si l’on a suffisamment remarqué combien le Journal, en tant qu’œuvre littéraire tel que le conçoit Ernst Jünger, est une nouveauté. (…) Le fragment, l’écrit intime, la méditation personnelle sont susceptibles de devenir les instruments les plus adéquats pour communiquer une pensée vivante. »
Les milliers de pages qui attendent le lecteur français sont un trésor qu’il ne peut négliger plus longtemps. On ne peut, les parcourant, que se trouver élevé, tiré de notre médiocrité, et les refermant nous vient le mot de Montesquieu au sujet des Pensées de Marc-Aurèle : « On a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes. »
Lu dans Présent