Le pèlerinage des gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer

 

Est-ce l’arrivée des Gitans ? L’abondance des touristes ? L’atmosphère de légende qui entoure les saintes Marie-Jacobé et Marie-Salomé, et surtout sainte Sara ? Le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer, les 24 et 25 mai, est rarement considéré comme un pèlerinage parmi d’autres, mais plutôt comme un élément du folklore local.

Une piété démonstrative

Et pourtant ! Quelque chose de sacré se dégage de ce joyau de l’art roman qu’est Notre-Dame-de-la-Mer, de sa nef sombre et bondée, vaisseau de haut bord échoué là depuis des siècles, refuge au temps des invasions sarrasines, comme en témoigne l’église édifiée, détruite, rebâtie du IXe au XIIe siècle comme un ouvrage militaire, avec ses contreforts, son parapet percé de créneaux et de mâchicoulis, couronné, au XVe siècle, d’un clocher arcade.

L’évêque d’Aix-en-Provence préside à la descente des châsses qui contiennent les saintes reliques : deux coffrets soutenus par des câbles auxquels sont noués d’innombrables bouquets de fleurs descendent de la chapelle haute au chant du Magnificat et tous ceux qui le peuvent, surtout les enfants hissés sur les épaules des hommes, essaient de toucher les châsses, comme ils caressent et baisent Sara, leur sainte patronne : quiconque touche les châsses avant qu’elles ne soient posées verra son vœu exaucé.

Au chant entonné par les prêtres, « Ô Saintes de Provence, nous vous tendons les bras », les bras se tendent, les mains touchent. Piété démonstrative qui a besoin de voir, de toucher, de sentir, de chanter. Ils sont tous là, Manouches des pays germaniques, Gitans d’Espagne, Roms, avec leurs cierges allumés au cierge pascal qui fait jaillir de l’ombre les visages et apercevoir des larmes même aux yeux des hommes.

La statue de Sara, aux allures d’idole païenne, la tête émergeant à peine des robes et manteaux de soie, des tissus brochés rehaussés d’or et de dentelles, est portée par des bras tsiganes et processionne jusqu’à la mer, accompagnée par l’escorte d’honneur du clergé, évêque en tête, de la confrérie des Saintes-Maries en habit, des gardians à cheval, des Arlésiennes en costumes. Au cri de « Vivent les Saintes Maries ! » les gitans répondent « Vive Sainte Sara ! » et nous, gadjés (non-gitans), reprenons leurs invocations, nous retrouvant tous avec « Prouvençau e Catouli ».

Le prêtre et le politique

Le soir, sur les places et aux terrasses des cafés, des orchestres s’improvisent : violons des Manouches et des Roms, à la mélancolie que maîtrise savamment la virtuosité ; guitares des Gitans qui accompagnent le flamenco des jeunes filles, des matrones et des petites filles aux longues robes rouges à volants et à pois noirs, avec talons assortis, qui reproduisent les adultes avec moins d’art et plus de charme. Manitas de Plata est là, qui ne joue plus, mais n’a jamais depuis son enfance manqué un pèlerinage. Une Rom nous confie qu’elle revient plusieurs mois, avec son violoniste de mari, en Roumanie, mais se réjouit que son fils travaille dans un restaurant de Montpellier.

Le lendemain, les Tsiganes sont moins nombreux pour la procession à la mer de la barque des Saintes-Maries, et plus nombreux les Gardians, les Arlésiennes et quelques petites sœurs de la Fraternité de Charles de Foucauld, qui fut aussi, à sa manière, un nomade.

C’est que, après les processions des 24 et 25 mai, les Tsiganes doivent quitter le village : le marquis de Baroncelli est fêté le 26 mai. Paradoxe puisque Folco de Baroncelli, dernier grand seigneur de Provence, donné tout entier, dans son adolescence, au félibrige, a bâti sa maison aux Saintes, fondé la nacioun gardiano et surtout obtenu de l’archevêque d’Aix, avec ses amis le poète José d’Arbaud et le peintre Hermann Paul, l’autorisation d’une procession à la mer de Sara, à l’égal de Marie-Salomé et de Marie-Jacobé.

Mais l’acceptation par chacun de sa place et de ses limites est une leçon fructueuse. Selon le recteur de la basilique, les Tsiganes sont ici chez eux. Mais l’étroitesse du village, le mode de vie nomade, s’accordent mal avec la propreté des lieux. Les rues cependant, chaque matin, redeviennent pimpantes : la municipalité veille, et le maire participe aux offices et aux processions. Mais le 26, place au marquis, sans les Tsiganes. Et c’est très bien ainsi.

Histoire ou légende ?

Le culte rendu à Marie-Jacobé, Marie-Salomé, Sara, quelle valeur lui attribuer ? Question prétentieuse sans doute. Comme le suggère le recteur de la basilique : l’Eglise authentifie ce que croit le peuple et qui l’aide à tourner son visage vers Dieu. Des dévotions populaires ont inspiré et précédé certains dogmes de l’Eglise. Et l’on songe à une parole d’un Gitan de Saint-Gilles : « Il faut bien que Sara existe, puisque nous la prions et qu’elle nous écoute, nous aide à vivre et à mourir. » Et l’on entend dire que l’on ne sait si les saintes Maries ont débarqué sur les plages de Camargue, mais en revanche ce que l’on sait, c’est que maintenant, elles y sont.

Soit. J’ai voulu cependant, en revenant à l’église-forteresse désertée de ses pèlerins, en lisant quelques livres consacrés à l’histoire du village et aux recherches archéologiques, approcher le mystère des Saintes.

La légende – mais dans le langage liturgique, la légende n’est pas une histoire imaginaire, mais un abrégé de la vie d’un saint qui, le jour de sa fête, doit être lu (« legenda ») – veut que, entre dix et quinze ans après la mort du Christ, Marie-Jacobé et Marie-Salomé, ses plus proches parentes, avec la famille de Béthanie et Maximin et Sidoine, aient quitté la Palestine persécutée sur une barque sans voile ni rame – ou, plus simplement, sur un de ces navires grossiers, munis d’avirons et d’une seule voile, lourde et carrée, qui, depuis Joppé (Jaffa) assuraient l’ouverture sur le monde méditerranéen – pour atteindre le village que l’on appelle aujourd’hui les Saintes. Ils auraient aussitôt, pour honorer Dieu, bâti un autel en terre pétrie, et de l’eau douce aurait jailli du sol saumâtre : on voit toujours ce puits d’eau douce dans l’église. Puis Marie-Jacobé et Marie-Salomé seraient restées en Camargue, y auraient construit un oratoire et évangélisé la région.

Ce qui est sûr, c’est que la Provence avait des communautés chrétiennes avant la fin du Ier siècle. Il fallait bien qu’elles eussent des fondateurs. Au IXe siècle, l’archevêque de Mayence, Rabau Maur, écrivait : « Poussés par le vent d’est… ils abordèrent auprès de la ville de Marseille, dans l’endroit où le Rhône se jette dans la mer. »

Le village n’était pas désert. Il s’était d’abord appelé Oppidum-Ra (du nom du dieu-soleil des Egyptiens) et l’on sait que, par le Rhône, les Egyptiens échangeaient des produits d’Afrique contre l’ambre et l’étain des régions nordiques. En 600 avant Jésus-Christ, les Grecs d’Ionie abordent les côtes de Ligurie, fondent Marseille, et dans tout le delta, on parlait grec – en provençal, les termes techniques, qui en dérivent, en gardent la trace. Crétois, Phéniciens, Grecs habitaient Oppidum-Ra, et par le fleuve pénétraient à l’intérieur des terres.

Du paganisme au christianisme

A l’époque où les Saintes abordèrent, la Gaule était romaine et César avait donné la Camargue aux vétérans. Elle était alors boisée – comme en témoigne le nom de Sylvéréal – fertile, le Rhône ayant, comme le Nil, ses crues, et déposant un limon fertile qui justifiait la définition de la Camargue comme « grenier à blé de l’armée des Gaules ».

L’intensité des échanges commerciaux faisait de la Camargue un carrefour de civilisations et de cultes divers. La religion primitive était celle des Celtes, mais Strabon, géographe grec (58 avant J.-C.-21 à 25 après J.-C.), mentionne un temple à Artémis, où les peuples de la contrée se rendent aux jours de fête. D’autres évoquent un temple à Mithra, et la lignée des poètes provençaux a chanté l’histoire de Sara, prêtresse de Mithra et princesse bohémienne, qui se serait rendue au-devant de la barque ou du navire des Saintes. En tout cas, on peut voir un autel païen dans la crypte de l’église-forteresse, qui dut servir plus tard au culte chrétien, comme l’atteste la cavité destinée aux reliques nécessaires à la célébration de la messe.

Henriette Dibon évoque une Sara qui rassemble les anciens de son peuple et proclame : « A partir d’aujourd’hui, ce Dieu sera le nôtre. » Sara et les siens auraient ainsi été les premiers convertis au christianisme par les exilés de Terre Sainte, et la Camargue aurait été le berceau du christianisme en Gaule.

L’archéologie

Les archéologues sont plus précis et susceptibles de transformer les conditionnels en indicatifs, en tout cas de démêler le vrai de l’improbable, le légendaire de l’historique.

En 1210, Gervais de Tilbury, maréchal du royaume d’Arles, donne une description précise du tombeau des Saintes-Maries : « Sous l’autel de la basilique, formé par elles de la terre pétrie et couvert d’une petite table de marbre de Paros, (…) il y a (…) six têtes de corps saints disposés en carré. Les autres membres de ces corps sont enfermés dans leurs tombeaux. »

En 1448, René d’Anjou, comte de Provence, dont la statue trône à Aix en haut du cours Mirabeau, se rend en Camargue, visite l’église et demande au pape Nicolas V l’autorisation de faire des fouilles sous l’église. Deux commissaires apostoliques sont envoyés et l’on exhume sous le grand autel des ossements dont une analyse récente indique qu’il s’agit de corps de femmes de type oriental ; ainsi qu’un autel de terre, une pierre de marbre et plusieurs têtes disposées selon le schéma décrit par Tilbury. Un procès-verbal des fouilles est conservé au presbytère, ainsi qu’un « registre de guérisons et prodiges » ouvert en 1845. Et même si l’autel en bronze, placé par le roi René dans la crypte, a servi à forger des canons sous la Révolution, même si les châsses ont été détruites par les révolutionnaires, des mains pieuses avaient su cacher les reliques et un artisan confectionner des coffres en bois peint pour les y recueillir.

Ce sont eux que nous voyons descendre de la chapelle haute dédiée à saint Michel, où Frédéric Mistral fait mourir Mireille :

« Vincent ! Tu as vu, quand elles remontaient

Les flocons de lumière qu’elles jetaient ! (…)

Elles sont sur une barque sans voile.

Les oiseaux des mers les saluent à volées (…)

Les saintes, sur la proue sont debout qui m’attendent. »

En 1948, Mgr Roncalli, futur pape Jean XXIII, alors nonce apostolique, était venu aux Saintes-Maries pour le cinquième centenaire de la découverte des reliques. C’est un autre regard, en ce 25 mai, que nous portons sur l’actuel nonce apostolique venu célébrer la messe en ce sanctuaire où la piété populaire a coloré sans doute, mais non inventé, l’arrivée en Gaule méridionale des exilés de Palestine.

Danièle Masson

A lire :

• Les Saintes-Maries de la Mer, l’église et le pèlerinage, notice historique par M. le chanoine A. Chapelle, Belisane, 1997.

• Les Saintes-Maries-de-la-Mer, les pèlerins du clair de lune, par Maurice Colinon, Belisane, 2001.

Lu sur Présent

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