” Vous les cathos, vous avez trouvé une idée géniale”!

Pour le numéro 2000 de Famille Chrétienne, le comédien a ouvert son âme tourmentée. Rencontre intime, chaussures de marche aux pieds, sur une terrasse parisienne.

Fabrice Luchini : C’est étonnant, Luc Adrian : je vous vois arriver sur ce bitume parisien avec des chaussures de randonnée et non des chaussures vernies de journaliste. Vous partez marcher ?

Luc Adrian : Vous avez l’œil ! Je pars marcher quelques jours sur un des chemins de Saint-Jacques. Or les chaussures, il faut les façonner, les faire à son pied – comme vous, vous façonnez les mots. A propos, cela ne vous tenterait pas de marcher sur un chemin qui a du sens ? Quitter un peu la scène et un public qui vous est dévoué ? Devenir pèlerin, plus que « people »…

F.L. : Sans aucun doute. Marcher plutôt que penser ou parler me ferait le plus grand bien… Vous partez d’où ?

L.A. : Du Puy-en-Velay.

F.L. : Le Puy ? C’est dingue, ça que vous évoquiez le Puy ! Savez-vous ce qui m’est arrivé là-bas ? Quelque chose de minuscule et d’essentiel. Je marchais, un jour, sur les hauteurs de cette ville incroyable lorsque j’ai été habité par une intuition forte. Pour la première fois de ma vie, je me suis dit : « ce pays est habité par une grâce chrétienne, je suis en terre chrétienne ». J’ai reçu la sensation aiguë qu’il se passait ici quelque chose de profond, d’unique… Mais quoi, précisément ? Je ne sais pas. C’est pourquoi j’ai bien l’intention de retourner au Puy et d’y donner mon spectacle « Poésie ? ».

L.A. : Le christianisme, vous l’avez abordé comment ?

F.L. : Par ses opposants. Et par le plus grand de ses attaquants : Nietzsche. L’homme qui se lève contre la transcendance pour dire contre les « inventeurs de l’autre monde » : il n’y a qu’un monde, c’est la terre, aimez-la ! L’attaque de Nietzsche n’est pas contre les chrétiens car, dit-il, « je n’attaque que des causes victorieuses et je n’ai jamais attaqué les chrétiens. Mais j’attaque le christianisme ». Pour lui, attaquer est une forme de reconnaissance.

L.A. : Votre nietzschéisme ne vous empêche pas de fréquenter des prêtres ?

F.L. : Au contraire. Récemment, j’ai croisé un prêtre, avenue Junot, qui me lance : « Bravo pour votre Céline ! ». J’étais médusé : « Incroyable pour un curé ! », me dis-je. Il ajoute : « Je suis un des prêtres du Sacré-Cœur ». Je suis allé le rencontrer. Un homme très cultivé où tout est agencé, en ordre, bien dans l’axe. Moi je n’ai pas cette chance incroyable de la foi. Mais, bizarrement, je lis Maitre Eckart, et cela me parle car il s’adresse à l’intellect. Il a d’ailleurs été jeté de l’Eglise, si je ne me trompe ?

Ce pays est habité par une grâce chrétienne, je suis en terre chrétienne. Fabrice Luchini

L.A. : Pas lui. Mais certaines de ses propositions ont été jugées fausses ou « malsonnantes » à l’époque. Il est considéré aujourd’hui comme un grand mystique. Vous savez, Il y a beaucoup de « border line » dans l’Eglise. L’Esprit Saint la fait aussi grandir avec les fous…heureusement ! A propos de fou, revenons à Nietzche.

F.L. : Nietzsche déclare une guerre hallucinante contre « la religion de la haine de la vie » où le malade est plus important que le bien-portant. Il dit : « Vous vous pressez autour de votre prochain et vous avez pour cela de belles paroles. Mais moi je vous dis : votre amour du prochain n’est que votre mauvais amour pour vous-même. »

(Notre voisine de terrasse, témoin de la conversation, nous quitte en confiant que ses deux grands enfants seront baptisés à Saint Pierre de Montmartre à la Pentecôte prochaine).

F.L. : Je me réjouis avec vous, Madame. C’est là que j’ai fait ma première communion ! Mais ce ne sont pas de très bons souvenirs : je ne comprenais rien.

(Il félicite la jeune femme, lui demande une cigarette, et reprend le dialogue)

L.A. : La Providence, où est-elle dans le magma de votre vie ?

F.L. : C’est un mot que je viens de découvrir. Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire… Est-ce qu’un journaliste catholique peut m’expliquer ce qu’est la Providence ? Serait-ce le fatum ?

L.A. : (silence, puis balbutiements avant des bégaiements) Je ne suis pas un Père de l’Eglise mais je dirais volontiers : la Providence est le synonyme de ce Dieu infiniment bon qui à travers le chaos et le magma de nos vies – rassurez-vous, vous n’êtes pas le seul à en avoir !- trace un sillon de grâce. Il profite des circonstances de notre existence pour nous attirer à Lui, et faire de notre pire le meilleur possible, sans jamais violer notre liberté. Il est présent, à l’œuvre, sans cesse, invisiblement, pour essayer de nous construire et nous reconstruire, et nous attirer vers Lui. Après « Providence », y a-t-il un autre mot que vous venez de découvrir ?

F.L. : Allégresse ! J’ai remercié quelqu’un avec qui je venais de déjeuner en lui disant : « Merci pour ce déjeuner rempli d’allégresse ». Je n’avais jamais employé ce mot de ma vie.

L.A. : C’est un mot profondément chrétien. Il veut dire : joie et action de grâce. Quand Nietzsche affirme que le christianisme « dévitalise l’instant présent », il s’attaque une fois de plus à une caricature puisque – restons sur le sujet de la Providence – la foi nous assure que Dieu est à nos côtés à chaque instant de notre vie et donc chaque instant est plein de vie – et plein de Sa Vie.

F.L. : Nietzsche a l’obsession du oui : la vie est tragique, elle n’a pas de sens, c’est dramatique – mais je dis oui quand même. Toi, tu interpréterais comme un oui au Christ ?

L. A. : Oui. Nietzsche et moi, on n’est pas si loin…On fête le centenaire de la mort de Charles de Foucauld, qui s’est converti en se confessant en l’église Saint-Augustin, toute proche d’ici. Ça ne vous inspire pas ?

F.L. : C’est dingue comme le christianisme a des formes diverses ! On passe de Joseph de Maistre à l’ermite savant de Foucauld, à Léon Bloy qui gueule contre tout. Sans oublier Péguy – je suis dessus depuis trois ans. Avec un texte extraordinaire que je lirai un jour et qui dit en résumé : « Il y a une manière de pécher qui nous rapproche de Dieu »

L.A. : …« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée… »

F.L. : Oui, c’est ce texte ! D’où le tires-tu ?

L.A. : Je vous le dirai à condition que vous alliez à pied à Chartres, à défaut de Compostelle. Si vous voulez le faire en solo, vous partez de la maison de Péguy, à Palaiseau, comme il l’a vécu à deux reprises en 1912 et 1913.

F.L. : Tu as fait ce pélé, toi ?

L.A. : Oui. Parce que j’ai été touché par les conditions dans lesquelles part Péguy : il est justement dans le magma… Et n’a plus qu’une solution : aller confier son chaos à Marie. Vous avez intérêt à préparer vos chaussures de marche… Bon, je vous le dis quand même : cette citation est tirée de la « Note conjointe de M. Descartes » de Péguy, qu’il n’achèvera pas puisqu’il est tué au front en 1914.

F.L. : Tu me parlais de l’église Saint-Augustin. Tu le connais un peu, saint Augustin ?

L.A. : Non. Il me touche parce qu’il a bien déc… dans sa jeunesse, et que c’est la prière de sa mère qui l’a sauvé et amené au Christ. Il a d’ailleurs écrit une phrase qu’on dirait composée pour vous : « Tu m’as fait pour toi Seigneur, et je ne serais pas en paix tant que je ne serais pas en toi ».

F.L. : Là, y’a du lourd. Ta solution, si je résume, c’est : le chaos est là mais plongeons dans l’amour du Seigneur. Je précise : le Seigneur qui t’aime – car c’est plus le Seigneur qui t’aime que toi qui aime le Seigneur, si j’ai bien compris. Tout ça c’est la grâce, cela ne dépend pas de ton bon vouloir , ni de ton effort.

L.A. : Cette grâce, il suffit de la demander…

F.L. : Vous les cathos, vous avez trouvé une idée géniale : si on se laisse aimer, si on accepte de se perdre, de plonger dans cette immensité d’amour, on peut élargir l’horizon de notre vie et être sauvé. C’est ça, non ?

L.A. : C’est cela même, Fabrice. Vous avez presque tout compris – plus que moi… Sauf que ce ne sont pas les cathos qui ont inventé ça, c’est Lui.

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