La face cachée des cabinets ministériels : ces comportements dignes d’une cour de récréation…
Forte d’une expérience de huit ans en cabinets ministériels (Intérieur, Finances, Justice…), Stéphanie Von Euw publie l’ouvrage intitulé “Dans les entrailles du pouvoir. La face cachée des cabinets ministériels” (Editions du Moment). Pour comprendre comment les cabinets ministériels fonctionnent, vous suivrez toutes les étapes de leur “vie”, de l’annonce du nouveau gouvernement à l’installation du cabinet à la conquête du pouvoir au départ après un remaniement ou de nouvelles élections.
Si les histoires d’amour finissent toujours mal, dit-on, les histoires entre un secrétaire d’État et son ministre de tutelle sont tout bonnement impossibles.
À la question « à qui profite le crime ? », une hypothèse n’a pas été officiellement envisagée, même si elle a effleuré l’esprit de Paul : cet article aurait été commandé, voire quasi rédigé par le cabinet du ministre d’État lui-même afin de rappeler que Paul et son ministère n’existent qu’à travers eux. C’est une pratique rela- tivement courante. La relation entre un ministre plein et son ou ses ministres délégués ne peut qu’être complexe. Si le nombre de secrétaires d’État ou de ministres délégués rattachés à un ministre contribue à entretenir le symbole et le mythe de sa puissance, le revers de la médaille est qu’à peu près tous les ministres de pleine autorité vivent ces nominations annexes comme des boulets. À l’inverse, les « sous-ministres » se sentent étouffés, impuissants et, pour tout dire, inutiles. Tel le stagiaire dans une entreprise qui tente de se faire remarquer tandis que son maître de stage lui donne des cacahuètes pour qu’il s’occupe et ne vienne pas trop l’enquiquiner.
Si le ministre d’État s’est comporté comme un père protecteur au moment de sa nomination et s’il s’est investi bien au-delà de ce qu’on était en droit d’attendre de lui pour trouver une solution à la situation matérielle du ministère de Paul, ce n’est évidem- ment pas gratuit. L’objectif est de rendre Paul débiteur. Pire, de le rendre dépendant. Mais l’erreur que commettent beaucoup de ministres de tutelle est soit de tenir la bride trop courte avec pour réaction de créer une rébellion, soit au contraire de mépriser son secrétaire d’État au point de le laisser faire un peu tout ce que bon lui semble. Dans les deux cas, cela finit toujours mal.
Nous ne faisons pas exception. Après la séance de paterna- lisme digne du papa qui installe son fils dans son nouveau logement étudiant, le ton a rapidement changé. Si le ministre d’État semble mépriser Paul, au point de feindre de ne même pas le voir dans la cour de l’Élysée, ses conseillers exercent un véri- table diktat sur nous. J’en ai été l’une des premières victimes.
D’abord lorsqu’il a fallu négocier le budget du ministère. Face à mon homologue de Bercy et au secrétaire général, j’ai dû justi- fier la moindre demande. Il a fallu que je me batte pour obtenir le minimum nécessaire à l’organisation des déplacements et que je me contente de deux équipes de chauffeurs en tout et pour tout pour l’ensemble du cabinet (hormis les chauffeurs du ministre). J’ai même dû expliquer en quoi j’avais besoin de papier à en-tête du ministère. Sans parler du nombre de conseillers qu’il a fallu négocier pied à pied, le cabinet du ministre d’État estimant que Paul n’avait qu’à faire sous-traiter ses dossiers par les collabora- teurs du même ministre d’État. En l’espèce, le terme est très bien choisi. Le sommet a été atteint quand le chef de cabinet du ministre d’État a exigé que je lui envoie toutes les semaines l’agenda de Paul.
Sophie, de son côté, n’a officiellement aucune marge de manoeuvre en ce qui concerne la communication. Toutes les prises de parole médiatiques ou interventions publiques de Paul doivent être soumises à autorisation du cabinet du ministre d’État. Il s’agit même d’un double contrôle. Le premier sur l’opportunité, le deuxième sur le message et le contenu de l’inter- view qui doit être relu et validé. Le deuxième contrôle est d’ailleurs souvent un moyen de faire capoter l’initiative média- tique, la validation intervenant comme par hasard dans des délais bien trop tardifs. Mais sur le plan de la communication, il y a des méthodes bien plus sournoises qui consistent, en off, à systéma- tiquement dénigrer l’action du ministre délégué ou à créer artificiellement des situations de conflit pour mieux ensuite faire avaler son chapeau au subordonné.
La vérité est que ces basses oeuvres sont souvent le fait des conseillers eux-mêmes. Le ministre n’est la plupart du temps pas au courant et, quand il l’est, il se contente de laisser faire. Ses conseillers, eux, ont besoin d’asseoir leur puissance et se sentent d’autant plus importants qu’ils peuvent tyranniser ou piéger leurs collègues jugés inférieurs.
Au-delà de ces réflexes dignes d’une cour de récréation, ces comportements peuvent créer de véritables dysfonctionnements. Partant du principe qu’une idée qui ne provient pas du ministère de tutelle est soit mauvaise, soit dangereuse, donc à combattre, des réformes importantes sont bloquées. Il suffit de faire traîner la signature des décrets qui demandent la signature du ministre de tutelle. Des ministres ont même pu pour ainsi dire se déclarer la guerre sur des questions qui ont été montées en épingle par leurs conseillers respectifs, les uns et les autres sachant comment remonter leur patron comme une pendule. La chose est, il faut le dire, relativement aisée. Généralement, il suffit d’un coup de télé- phone où les ministres se parlent directement pour que les choses rentrent illico dans l’ordre.
Extrait de “Dans les entrailles du pouvoir. La face cachée des cabinets ministériels” (Editions du Moment), de Stéphanie Von Euw, 2014.