En 1920, le critique littéraire à L’Écho de Paris, Gérard Bauër, qui plus tard deviendra éditorialiste au Figaro, membre de l’Académie Goncourt et président honoraire de la Société des gens de lettres, s’intéresse, dans le journal Monsieur, aux codes qu’il estime indispensable de respecter pour commander dans un restaurant, de l’entrée dans celui-ci au pourboire, en passant par au choix du menu. Attitude, gestuelle, propos, il ne laisse rien au hasard avec un ton des plus caustiques
Monsieur de Balzac, qui aimait à observer et à étudier, jusque dans leurs détails les plus minutieux, les rouages de la société, serait bien intéressé et un peu effrayé à voir le train dont vont les choses aujourd’hui, écrit Bauër. De son temps, un dandy menait grande vie avec 8 000 livres de rentes ; il pouvait faire bonne figure, être « divinement mis », comme disait Stendhal, avoir son tilbury et faire des cadeaux à sa maîtresse.
Maintenant ce chiffre semble une plaisanterie ou une gageure, c’est à peu près ce qu’il faut consacrer à ses gens si l’on veut être servi. Je ne dis pas bien servi. Pour l’être, il n’est pas simplement question d’argent, il y a la manière. Et ce sera peut-être l’objet d’une autre étude, le jour où nous aurons le loisir de la composer.
Addition indigeste
Pour aujourd’hui, nous nous occuperons du restaurant, de la façon de s’y conduire, et d’y être honnêtement traité. Là encore, Balzac aurait des surprises. Les temps sont révolus où l’on faisait un bon repas chez Tortoni pour 8 francs, où l’on avait un vieux garçon empressé, correct, connaisseur, pour vous servir. Des prix absurdes, une cuisine trop souvent sans esprit, des maîtres d’hôtel insolents, un sommelier incompétent, un vestiaire encombré, un service de maçon, voilà ce qui, de nos jours, attend l’homme qui ne sait pas remettre les choses au point d’un coup d’œil, d’un geste, d’un mot.
Et voilà ce qui nous attend les uns et les autres cet hiver, si nous n’y prenons garde. Les riches de ce temps-ci ont gâté les usages et nos meilleurs agréments. Il faut endiguer cette marée de mauvaises manières, résister au courant, exiger des égards. Nous convenons que ce n’est plus très facile : raison de plus pour mettre son point d’honneur à l’obtenir. Voyons comment nous y employer.
De l’entrée
L’entrée au restaurant est une chose très importante, dont dépend souvent le confort de votre déjeuner ou l’agrément de votre soirée. Des gens y pénètrent en coup de vent, en businessmen pressés, jettent leur paletot et leur chapeau entre les mains du groom et s’assoient à la première table qu’on leur offre. Ceux-là veulent cacher leur manque d’habitude, leur gêne, leur timidité, sous les apparences de la hâte. On les établira dans le service du garçon qui ne sait pas servir, on les installent près du dressoir où ils verront s’empiler les assiettes sales, les sauces figées et d’ignobles macédoines, on les assoira dans le courant d’air, près de la porte du lavabo, sur le chemin du téléphone ou du vestiaire.
Ils n’ont que ce qu’ils méritent. lI en faut de comme cela pour occuper ces places — les mauvaises — l’important est que ce ne soit pas vous ni moi, voilà tout. Donc pas de hâte affectée, mais point de timidité non plus et d’hésitation. Si vous entrez l’air gauche, le chapeau à la main et que vous ayez l’air d’un papillon de nuit sous le feu des lustres, si vous supportez mal le premier assaut de tous les larbins en habit qui sont là devant vous à leur aise, et vous regardent comme des gens bien établis chez eux, vous êtes également un homme condamné.
Vous ne soupçonnez pas tout ce qu’un maître d’hôtel recèle en lui d’infini mépris, d’insolence et de servilité tout à la fois. Insolence ou servilité, c’est vous qui déclencherez l’une ou l’autre, et vous seul. Convenez d’ailleurs que ces gens-là ont le droit d’être insolents. Ils en ont tant vu depuis la guerre, de ces enrichis qui ne savaient comment s’asseoir, qui entraînaient les nappes et la verrerie en passant entre les tables, qui s’écroulaient lourdement sur la banquette de peluche rouge en faisant sauter leurs voisines et qui donnaient tout le long de la soirée un spectacle repoussant d’ignorance et de voracité.
On voit donc, tout de suite, que vous n’êtes pas un néophyte, un nouveau venu à la vie de Paris. Entrez donc au restaurant sans hâte, et sans hésitation, mais avec une certaine lenteur. C’est d’ailleurs un endroit — le seul — où vous pouvez passer devant les dames. Si vous les laissez pénétrer les premières, reprenez vite la tête qu’elles n’aient pas à subir le premier assaut de la domesticité. Un coup d’œil circulaire et froid sur la salle.
Il est tard, naturellement, et beaucoup de tables sont occupées, mais il y en a toujours une ou deux situées aux bonnes places et qui sont encore vides. Parfois, un bristol plié dans le verre assure à tout venant qu’elles sont réservées. Réservées à qui ? Ce ne sont là le plus souvent que manigances de gérant et astuces de maître d’hôtel.
On va vous offrir une table au loin, dans la mauvaise salle, celle où vous serez oublié. Dites « non », d’un ton qui n’admet pas de réplique et demandez du bout du gant : « Et celle-là ? » Le maître d’hôtel vous regarde des pieds à la tête, inspecte votre compagne, espère vous troubler ou vous faire pâlir sous son examen et finit par convenir que ses clients ne viendront peut-être plus : la table est à vous.
Du menu
L’homme en habit est là qui attend, ses carrés de papier et son crayon à la main. Si vous hésitez d’une certaine manière, il va essayer de guider votre choix et dira sur un ton de confidence et de bonhomie : « Nous pourrions commencer par un Crécy. Je vais vous faire ensuite un homard thermidor ou bien une timbale à la Békendoff, puis un caneton aux olives, ou bien le plat du jour, si vous voulez. »
Faites-lui signe tout de suite de se taire, ce gaillard ne songe qu’à se débarrasser de vous, qu’à vous étourdir de noms prétentieux, à vous faire une grosse addition, à vous imposer des plats importants et compliqués. N’hésitez jamais à commander ce qui vous fait plaisir, à imposer votre goût et à ne manger qu’à votre faim, fût-elle très mince ce soir-là. Le dîneur qui, dans le grand restaurant, a honte de composer un menu frugal, est la proie des serviteurs et se trouve tout de suite déconsidéré.
Ne vous y trompez pas. J’ai toujours vu plus de respect chez le maître d’hôtel pour l’estomac délabré qui réclamait une sole pochée, des pommes à l’eau et du beurre frais, que pour l’entrepreneur rougeaud, le bourgeois au coffre solide, qui happaient des homards à l’américaine et des poulets aux truffes. II méprisait le dernier, venu pour se gaver, tandis qu’il pensait avec admiration du premier : « Comme cet homme-là a dû vivre pour en arriver là ! » Les maîtres d’hôtel ont pour le régime quelque chose d’analogue à ce respect des vieux commerçants pour l’Ancien Régime. Ils ont le sentiment, les uns et les autres, de se trouver en face de quelque chose d’irréparable et de noble.
Veillez à ce qu’on ne vous oublie pas et ne vous laissez pas conter de mensonges. Nous savons très bien les plats pour lesquels il faut attendre vingt minutes, le temps nécessaire à griller une côtelette et les quelques instants utiles pour monter de l’office le plat du jour. Ne criez pas, mais rappelez d’un geste du doigt ou d’un coup d’œil que vous êtes là, et si vous y mettez ce qu’on y doit de décision et d’autorité, vous serez servi, je vous l’assure.
Surtout, point de familiarité. Si vous êtes connu, n’en éprouvez point cet orgueil bêta ou cette indulgence qui nuirait bientôt à votre bon traitement. Acceptez les empressements et les manifestations de reconnaissance avec moins de raideur, appelez si vous voulez le vieux garçon par son petit nom, mais ne serrez jamais une main et ne sombrez pas dans les habitudes canailles.
Des pourboires
N’en donnez jamais d’excessifs, donnez ce qu’il faut, pas au delà, c’est la seule façon d’être considéré si vous revenez dans la maison. L’homme qui donne de trop gros pourboires passe pour un ignorant qui veut trop bien faire, de peur de ne pas faire assez. On se moque de lui et bientôt on ne tient plus compte de ses désirs. Enfin ne payez pas une addition sans l’avoir revue, fussiez-vous avec des dames. Ce désintéressement est absurde et de fausse éducation. Vous en pâtiriez.
Toute observation faite, n’ayez pas peur d’être exigeant, intransigeant sur les détails, de donner du tracas aux uns et aux autres ; on tient surtout dans la vie à ce qui vous coûte de l’argent, de la peine ou des efforts. Après les femmes, ce sont les domestiques qui pardonnent le moins à l’indulgence.