Écrivain allemand proche d’Ernst Jünger dont il restera l’ami jusqu’à sa mort, Ernst von Salomon eut un destin révélateur de celui de l’Allemagne. Plusieurs décennies après la naissance de l’amitié politique franco-allemande, il reste un témoin à consulter.
Le destin de A.D., est un ouvrage peu connu de l’œuvre d’Ernst von Salomon. Il s’agit d’un livre de la pleine maturité, pour ne pas dire de la vieillesse, de cet écrivain allemand au destin si particulier. Né en 1902, Salomon a 58 ans quand paraît Das Schicksal des A.D. Il lui reste à peine douze ans à vivre. Contrairement à l’essentiel de son œuvre, Le destin de A.D. n’est pas le récit d’une partie de sa vie. L’écrivain Salomon prêtre sa plume, son talent, pour écrire le récit tragique d’un officier de la Reichwehr.
Dans l’ombre de l’Histoire
Tombé amoureux, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, d’une jeune communiste, le jeune lieutenant A.D., chargé de procéder à l’arrestation des dirigeants communistes, prévient le père de sa fiancée des dangers qui pèsent sur lui. Hélas, ce responsable communiste note sur un papier le nom de l’officier qui lui sauve la vie. Et c’est un papier de trop qui finit par tomber aux mains de l’armée. A.D. prend peur, déserte et finalement se rend au bout de cinq jours. Jugé, condamné, il est envoyé en prison. À l’avènement des nazis, en 1933, il s’y trouve toujours, n’ayant jamais pu obtenir les attendus de son jugement. Pour les nazis, il s’agit d’un communiste alors même que A.D. profère des opinions plutôt nationalistes. Qu’importe la vérité: il est envoyé en camp de concentration. Il y reste jusqu’à la fin de la guerre, sauvant des vies comme aide malade. À peine reprend-t-il le chemin de la liberté que les Américains l’arrêtent et le jugent pour crimes de guerre. Le médecin nazi, sous les ordres duquel il se trouvait par obligation, s’étant suicidé, il est accusé à sa place. En prison, il côtoie ses bourreaux nazis d’hier et apprend d’eux le véritable motif qui a empêché la révision de son premier procès.
L’Allemagne toujours
Le destin de A.D., livre fort, à la lecture haletante, résume presque de manière allégorique l’histoire de l’Allemagne, de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à 1945. Le livre symbolise parfaitement les contradictions internes d’un pays, écrasé par la défaite et qui tente de s’en sortir par tous les moyens. Une tentative désespérée, née du Traité de Versailles et qui fait qu’aux prisons de la République de Weimar succéderont Buchenwald et les camps américains. Bien sûr, l’horreur n’est pas la même dans tous les cas. Mais à chaque fois, l’Allemagne en ressort meurtrie, blessée, touchée au fond d’elle-même. Étrangement, Le destin de A.D. est présenté comme un roman alors qu’il s’agit d’une histoire vraie. Un homme aura été victime de tous les régimes et des folies d’un siècle, sa jeunesse et sa maturité se seront déroulées en prison et dans les camps. Seule sa retraite se passera dans la quiétude d’une vie normale. Pour qu’il médite en toute liberté sur la folie des hommes…
À côté du Destin de A.D., il y a celui d’Ernst von Salomon. Bien que descendant d’une famille de noblesse française, Salomon a été élevé à la prussienne. Il a raconté dans un livre publié en 1933 sous le titre Les Cadets, l’éducation qu’il reçut à l’école des Cadets de l’armée allemande. Éducation stricte, spartiate, entièrement tournée vers le service de l’Empereur et de la nation. Dans ses souvenirs, publiés sous le titre Le Questionnaire, Salomon note que ses anciens camarades encore vivants en 1945 finirent tous sous l’uniforme de généraux. Les Cadets est certainement l’un des livres les mieux construits et les plus attirants de l’œuvre de Salomon. En tous les cas, une bonne entrée en matière dans son œuvre.
Le drame de l’homme moderne
Reste que l’ouvrage qui le révéla comme écrivain fut Les Réprouvés publié en 1930 en Allemagne, vendu à des milliers d’exemplaires, et traduit un an plus tard en France. L’histoire est celle de son auteur. Elle commence là où prend fin celle des Cadets. Âgé de 16 ans en 1918, Salomon n’a pas participé aux combats. Il s’engage dans un des corps francs qui commencent à apparaître dans une Allemagne vaincue et en proie à la guerre civile. Entre les communistes, le gouvernement provisoire et les nationalistes, une partie de bras de fer s’engage qui ne prendra vraiment fin qu’en 1945. Salomon participe au combat de Berlin puis rejoint le Baltikum pour défendre les frontières de l’Est. En 1920, il prend part à une tentative de coup d’État puis repart se battre en Haute Silésie en 1921.
De la camaraderie née dans les combats, de l’affrontement des dangers, de l’exaltation du mouvement, le jeune homme se forge une philosophie de la vie. Il y perd son catholicisme familial. Démobilisé, écœuré par les manœuvres politiques, il participe indirectement à l’assassinat de l’homme politique Rathenau. Arrêté, condamné, il séjourne en prison de 1922 à 1928. L’histoire de son emprisonnement forme une grande partie des Réprouvés. C’est une interrogation constante sur le destin, qui reste décidément le fil directeur de son œuvre. Une narration qui s’interrogeant constamment elle-même, comme le ferait un journaliste, donne un poids psychologique incroyable au livre. Le grand critique belge, Robert Poulet écrira : «
Un bon tiers de la littérature contemporaine procède de ce Prussien violent, sarcastique et taciturne, chez qui Hemingway et Malraux sont allés chercher l’idée du roman-reportage, tellement en usage aujourd’hui qu’on ne s’en aperçoit plus. »
Aux Réprouvés succède La Ville, dans lequel Salomon dans un récit unique, sans chapitre, ni pause, conte son combat politique auprès des paysans du Schleswig Holstein. Un témoignage sur l’Allemagne prise dans les convulsions des années trente. À sa manière, héroïque, vigoureuse et caustique, Salomon révèle le drame de l’homme moderne qui en voulant se tenir à l’écart du totalitarisme en devient la victime expiatrice. Et se trouve coupé de Dieu.