Tout le monde dans la Belle Province connaît La Chasse-galerie, ce conte qu’on qualifie de fantastique, qui fut transmis de génération en génération devant le poêle alors que le gel prenait dehors, avant que des écrivains en mal d’imagination ne se décident à le coucher sur papier et qu’il ne soit finalement repris au grand écran. Des dizaines de versions existent, parfois malheureusement provenant de fabulateurs, mais l’histoire que je m’apprête à vous conter est tout ce qu’il y a de plus vrai. Je la tiens directement de ma grand-tante qui elle-même la tient directement de son oncle par alliance qui l’avait entendue de son grand-oncle Herménégilde, un bûcheur de bois en Outaouais.
C’était à la veille du jour de l’an, en 1834 ou 1835, difficile de se souvenir exactement. Dans leur camp sur l’Outaouais, où la neige était tombée plus que de raison, les bûcherons se partageaient un baril de rhum que leur Anglais de patron leur avait fourni pour qu’ils festoient et ne pensent pas trop aux leurs, vivant trop loin pour une petite virée. Bourrant les pipes et discutant, la veillée s’éternisait. Passée l’heure des douze coups de minuit, Baptiste Durand vint voir Herménégilde pour lui annoncer qu’il partait voir sa blonde à Lavaltrie, à cent lieues de là.
Impossible de voyager sur une telle distance, sauf en faisant appel à la Chasse-galerie et au diable.
A cinquante lieues à l’heure dans un canot d’écorce de bouleau volant au-dessus des cimes, c’était jouable, tant et aussi longtemps que personne ne prononçait le nom de Dieu ou n’accrochait un clocher d’église durant le trajet.
Baptiste l’avait fait près d’une demi-douzaine de fois et avait toujours son âme. Il lui manquait seulement d’autres rameurs pour avoir un chiffre pair.
Herménégilde s’embarqua et avec les sept autres bûcherons dans le canot de drave et à l’unisson ils répétèrent le couplet maudit scandé par Baptiste :
« Satan ! Roi des enfers, nous te promettons de livrer nos âmes, si d’ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. A cette condition tu nous transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier ! Acabris ! Acabras ! Acabram ! »
Le dernier mot prononcé, le canot s’éleva dans les airs et fut propulsé par le premier coup d’aviron. Porté par le diable, ils survolèrent villages et villes avant d’arriver à bon port. Rejoignant leurs blondes, les hommes des chantiers dansèrent à corps perdus, profitant de ce moment avec les leurs et s’enivrant du sourire de celles qu’ils aimaient, refusant les plaisirs de l’alcool qui pourraient leur coûter leur âme. Pendant deux heures, les gigues et les reels se succédèrent, puis vint l’heure du départ. Quittant en catimini pour n’attirer l’attention de personne, les huit conjurés se rejoignirent dans le canot et on vit bien vite que Baptiste avait bu un coup, ce qui n’était pas bon puisque c’était lui qui guidait la Chasse-galerie. Et comme on le sait, boire et conduire ne font pas bon ménage et ça ne date pas d’hier !
« Acabris ! Acabras !Acabram ! »
C’était reparti, Baptiste chancelant aux commandes. Ça ne prit pas une heure avant que le canot ne tombe dans la neige, une neige molle heureusement. Quoi faire ? Avec un conducteur ivre qui risquait leurs âmes à tous, ils décidèrent de le ligoter dans le fond du canot pour éviter de brûler en enfer. Leur besogne faite, on repartit, Herménégilde à l’aviron, Baptiste ligoté au sol. Mais voilà-t’y pas qu’à quelques lieues du camp, Baptiste, pris par le démon de la boisson, se défait de ses cordes et se lève prêt à se battre et laver son honneur. Il parvient à frapper Herménégilde et puis, arrive ce qui devait arriver, le canot plonge et s’enfonce dans la neige, les rameurs tombant dans les pommes à cause du choc.
Si j’ai pu entendre cette histoire, c’est que fort heureusement, le diable ne vint pas chercher son dû. Les bûcherons restés au camp trouvèrent les fugueurs dans la neige et les ramenèrent au chantier avant qu’il ne soit trop tard. On crut pendant des années qu’ils avaient trop bu et étaient aller cuver leur vin avant de s’assoupir dans la neige, ce qui est mieux ainsi. Risquer de vendre son âme au diable pour aller danser avec une fille, si belle soit-elle, ce n’est peut-être pas ce qui donne la meilleure des réputations, même sur un chantier de l’Outaouais.
- Adapté de La Chasse-galerie, 1891, dans La Patrie, par Honoré Beaugrand.
Affiche : Une des adaptations du conte à l’écran.