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Le site américain Vice est connu pour ses vidéos-choc dans les endroits les plus dangereux du monde. Cet été, le site a diffusé The islamic state, un reportage découpé en cinq épisodes de dix minutes chacun, au cœur de l’Etat islamique en Syrie. Réalisé par Medyan Dairieh, un journaliste palestinien habitué aux terrains difficiles, le film connaît une grande notoriété dans le monde entier.
D’un côté, il représente un véritable exploit, en filmant au plus près du groupe terroriste le plus terrifiant du moment – et qui vient de décapiter le journaliste américain James Foley. De l’autre, l’absence de distance entre l’auteur et son sujet fait débat. Il faut dire que pour pouvoir tourner à Racca, il a dû accepter d’être cornaqué en permanence par des combattants de l’Etat islamique, sans réelle liberté de mouvement.
Nous avons montré l’intégralité du reportage au journaliste David Thomson, à la fois pour recueillir ses impressions sur le discours véhiculé par Vice et ses réflexions sur la progression de l’Etat islamique en Syrie et en Irak.
Reporter à RFI, il a écrit un livre sur les djihadistes français qui partent en Syrie (« Les Français jihadistes », mars 2014, éd. Les Arènes). Quand il travaillait en Tunisie, entre 2011 et 2013, il a aussi réalisé un documentaire sur le groupe salafiste Ansar Al Charia.
Son parti-pris est assez proche de celui de Vice : lorsqu’il parle des djihadistes, il n’émet pas de jugement mais s’astreint à un traitement très factuel. Grâce à cette attitude, il a développé des relations privilégiées avec des combattants habituellement réticents à recevoir la presse. Comme pour d’autres sujets, la confiance joue à plein : « Quand ils savent qu’il y aura un traitement objectif, qui ne colporte pas de rumeurs, qui tient compte des gens et de leurs codes, ils acceptent. Pour Ansar Al Charia, le pacte de départ était que je ne prenais contact qu’avec eux. Je n’ai pas de contact avec des sources policières ni judiciaires, je ne collabore pas avec les autorités. »
Premier épisode
Racca, une ville du centre de la Syrie, est devenue la capitale de l’Etat islamique qui déborde déjà largement sur l’Irak et prétend administrer bientôt tout le Moyen-Orient. A l’époque où les images ont été tournées, en juillet 2014, une base militaire du régime est assiégée. Elle est tombée aux mains des djihadistes depuis.
Un reportage sous contrôle
Abu Mosa, « l’attaché de presse » de l’Etat islamique, accompagne le journaliste de Vice dans tous ses déplacements à Racca. « Sa mort a été annoncée mercredi par l’Etat islamique », précise David Thomson. Il aurait été tué par l’armée du régime syrien pendant des combats à la base aérienne de Taqba : « Les djihadistes de la branche média d’EI ne se contentent pas de faire de la propagande. Ils sont également au cœur des combats. »
Abu Mosa s’adresse aux Etats-Unis : « Ne soyez pas lâches en nous attaquant avec des drones. » Il poursuit : « Envoyez-nous plutôt vos soldats qu’on a humiliés en Irak. »
« C’est un argument qui revient en permanence dans les groupes djihadistes, dès qu’ils sont critiqués pour avoir tué des civils. Ils répondent par l’argument des drones, en disant qu’au Yémen, au Pakistan, les Etats-Unis tuent beaucoup plus de civils au lieu de venir se battre en face à face comme des hommes. »
Juste après, Abu Mosa promet de « lever le drapeau d’Allah sur la Maison-Blanche ».
« Là aussi, on entend souvent cet élément de langage. C’est un peu paradoxal compte tenu de la stratégie de l’Etat islamique, jusqu’à présent uniquement régionale, sans tentatives de frapper l’Occident. Mais on peut s’attendre à ce que cette stratégie change avec le soutien français aux combattants kurdes et les frappes américaines. »
Allégeance à Abou Bakr al Baghdadi
« Il est très difficile de tourner dans une mosquée, même quand on est musulman. L’Etat islamique combat les sunnites qui ne lui ont pas prêté allégeance. Quand on n’est pas musulman, en théorie, c’est impossible. Je l’ai fait en Tunisie, pour notre reportage sur Ansar Al Charia, uniquement grâce un sauf-conduit délivré par un chef haut-placé, une recommandation écrite.
Ici, on assiste à une bay’a collective, une cérémonie d’allégeance devant un représentant du calife, Abou Bakr Al Baghdadi, pour lequel il y a un vrai culte de la personnalité. Ces images servent à montrer le soutien populaire dont il bénéficie.
En fait, on voit toujours les mêmes têtes. Ils doivent être 20 000 ou 30 000 maximum, en comptant les nombreux combattants étrangers, pour contrôler deux pays. »
L’ultra-violence comme argument marketing
Le sujet de Vice utilise des images tournées par son reporter, mais aussi beaucoup d’images issues des organes officiels de propagande de l’Etat islamique. A commencer par Al Furqan Media, l’organe officiel de production vidéo : « Cette agence existe depuis longtemps, depuis la création de l’Etat islamique en Irak [ancêtre de l’EIIL, ndlr] en 2007, peut-être même avant. Cette agence est certainement animée par un collectif mais on ne connaît pas les noms des responsables. »
David Thomson perçoit une limite majeure dans le reportage de Vice : « La provenance des images est rarement signalée, mais beaucoup n’ont pas été tournées par Vice. Il y a des extraits de la série vidéo produite par EI appelée “Salil Sawarim”, le bruissement des épées. C’est une série sur laquelle tout le monde se rue dès qu’un épisode d’une heure est publié sur Internet, on en est au quatrième. C’est bien réalisé, presque hollywoodien, tournée avec des drones et des caméras 5D.
“Salil Sawarim” compile un florilège des actions les plus violentes de l’Etat islamique. Ils diffusent tous leurs attentats, leurs exécutions, les attaques contre les “apostats” du régime.
Certains disent même que c’est à cause de “Salil Sawarim” que les soldats irakiens n’ont pas combattu à Mossoul. L’épisode 4 était sorti juste avant la chute de la ville, avec l’objectif de terrifier les ennemis. Chaque fois qu’un gars tire, il est filmé par quelqu’un juste derrière son épaule, voire il a une GoPro sur son arme, pour tout documenter.
Dans d’autres cas, les images ont bien été tournées par Vice mais ce sont des “reconstitutions” de scènes déjà montrées par les organes de propagande. C’est le cas des images de corps de soldats syriens décapités dont la tête a été plantée sur des piques, à Racca. On peut penser que le reporter a filmé la même chose qu’Al Furqan, parfois au même moment, sous un autre angle.
Il n’empêche que les séquences tournées par le journaliste de Vice sont très courageuses. Le fait d’y aller et de ramener quelque chose est déjà admirable. »
Deuxième épisode
La deuxième partie est consacrée à la propagande déroulée par l’Etat islamique pour convaincre les habitants de Racca de les rejoindre.
Prendre la ville
Le 29 juin, les djihadistes défilent dans le centre-ville de Racca, en exhibant leurs prises de guerre. David Thomson commente : « C’est un mélange de vieux butin syrien, comme les deux missiles Scud visibles dans le premier épisode, et d’armes prises à l’armée irakienne, armée par les Etats-Unis. La branche média de l’Etat islamique a également montré ces images de parade. Il faut savoir que l’Etat islamique est un groupe qui fait ce qu’il dit, et qui dit ce qu’il fait. Parce qu’ils considèrent que tout ce qu’ils font, ils le font au nom d’Allah. Ils n’ont donc aucune raison de le cacher. Ils en sont fiers. »
La prédication et le combat
Un camping car diffuse des messages de propagande: « Ce camping-car est très connu. Il sillonne la région de Racca pour diffuser la bonne parole. Il s’arrête sur la place publique, diffuse des vidéos ou le discours de grands émirs, avec des chaises en plastique pour que la population s’asseye. Les Tunisiens d’Ansar Al Charia ont prêché de la même manière dans toute la Tunisie pendant deux ans. Cette pratique s’appelle le Da’wah, la prédication. Il y a deux volets dans le djihad : le combat “sur le sentier d’Allah”, et la prédication ou “appel à Dieu”. C’est pour ça qu’en Algérie, le GSPC s’appelait “groupe salafiste pour la prédication et le combat”. »
Un peu plus loin, on voit des enfants se baigner dans l’Euphrate: « Les djihadistes adorent mettre en avant leurs enfants. Ils prouvent ainsi qu’ils sont dans une démarche durable d’installation, que la génération suivante sera là, élevée dans l’idée de prendre la relève. Cette scène de baignade vise à montrer comme il est doux de vivre dans la capitale de l’Etat islamique. Dur avec les mécréants, doux avec les musulmans : c’est une sourate du Coran. »
« Il a une voix extraordinaire »
Beaucoup d’hommes et d’enfants posent l’index levé vers le ciel. David Thomson explique :« C’est un signe d’adoration chez les salafistes, en hommage à l’unicité de Dieu. Quand un combattant meurt en martyr, ses compagnons lui mettent le doigt en l’air, pour montrer qu’il était en train de faire la chahada (la profession de foi) quand il est mort. »
Troisième épisode
Dans les rues de Racca, la police islamique (hisbah) patrouille. Elle a « potentiellement le droit de vie et de mort sur tout le monde ».
Un Etat, pas un groupe combattant
Le repentir des condamnés
Quatrième épisode
Dans cet épisode, le reporter de Vice continue de patrouiller avec la police islamique. Le « guide » accompagnant le journaliste se fait encore plus explicite sur ses objectifs. « C’est un Etat, pas un groupe. Nous avons pour but un Etat islamique dans tous les aspects de la vie. » Cette police s’accompagne d’un système judiciaire entièrement placé sous le signe de la charia.
Un homme crucifié en place publique
Un homme est crucifié en place publique pour meurtre. Les images viennent encore de RMC. Mais selon David Thomson, il faut se méfier du bouche à oreille sur le sujet : « L’Etat islamique a effectivement crucifié. Y compris des combattants issus de ses propres rangs, après les avoir tués, parce qu’ils rançonnaient les gens aux check-points.
« Partir, se convertir ou payer une taxe »
Cinquième épisode
Le dernier épisode de la série s’attarde sur le débordement du califat vers l’Irak, qu’il contrôle maintenant en grande partie. Les combattants passent allègrement la frontière, à 300 km de Racca. Ils ont commencé à l’effacer matériellement, en retirant les barbelés et en aplanissant le terrain avec un bulldozer.
« Visiblement, le journaliste de Vice n’était pas sur les lieux au moment de l’ouverture de la frontière. Il assiste à une sorte de reconstitution. C’est très courageux de sa part de s’être rendu dans une zone contrôlée par l’Etat islamique. Mais ce qui en ressort, c’est exactement ce qui a été tourné par les organes officiels. EI peut donc dire : tout ce que vous voyez sur nos images est vrai, puisque quand un journaliste étranger vient et filme, vous voyez exactement la même chose. Finalement, c’est “tout bénéf” pour les deux parties. Vice offre à l’Etat islamique un label “vu à la télévision mécréante”. L’organisation touche un public qui ne regarde pas les vidéos djihadistes : les musulmans non-djihadistes et les non-musulmans occidentaux. De l’autre côté, Vice fait un “coup” énorme pour un média pas très connu du grand public. Leur reportage a été repris dans le monde entier, parce qu’il est unique. Aucun journaliste ne connaît l’Etat islamique de l’intérieur, à part en étant otage. »
Une progression continue
« Il y a deux ans, j’ai rencontré des djihadistes sur le départ pour la Syrie, persuadés qu’ils allaient prendre le pays et l’Irak. J’avais du mal à les croire.
Il est difficile de savoir ce que pensent vraiment les habitants de Racca. Le journaliste de Vice se déplace avec l’Etat islamique, ils ne peuvent pas se plaindre des djihadistes ou les critiquer auprès de lui. »