“L’archipel du Goulag”, le livre témoignage d’Alexandre Soljenitsyne sur les camps soviétiques a été écrit et publié dans des conditions rocambolesques. L’histoire de cette épopée est racontée dans une exposition très documentée à la librairie russe “Les éditeurs réunis”, qui est aussi la maison d’édition Ymca Press, celle qui publia pour la première fois en russe en 1973 le livre du dissident.
Une valise pleine de livres en cyrillique, des microfilms, des boîtes de chocolat à double fonds, un meuble de typographie… Voilà ce que l’on découvre en haut de l’étroit escalier qui mène à l’étage de la librairie “Les Editeurs Réunis”, au 11 rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Derrière une élégante devanture vert sapin, se cache en effet un temple de la culture russe en France. Ce lieu aujourd’hui animé par Mélanie Struve, la fille de Nikita Struve, premier éditeur de “L’archipel du Goulag”, est aussi le centre culturel Soljenitsyne et le siège des éditions YMCA Press, qui ont publié du temps de l’Union soviétique de nombreux auteurs russes dissidents.
Boîtes de chocolat ayant servi à passer le manuscrit de “Août 14”, premier livre d’Alexandre Soljenitsyne publié par Nicolas Struve en 1971
Et c’est ici qu’en 1973 “L’archipel du Goulag” a pour la première fois été publié en russe dans le plus grand secret. On peut découvrir l’histoire extraordinaire de ce livre dans l’exposition “L’archipel du Goulag”, d’Alexandre Soljenitsyne, un séisme littéraire”. Un vrai roman d’espionnage à découvrir jusqu’au 31 octobre 2017.
“Il y a en fait trois histoires à raconter”, commence Yves Hamant, l’un des témoins actifs de cette aventure. Cet ancien attaché culturel en Union soviétique a été l’un des premiers à avoir eu entre les mains un fragment du manuscrit. Nikita Struve lui avait demandé de commencer à le traduire. Yves Hamant a ensuite participé à sa diffusion “sous le manteau” en Union Soviétique.
Manuscrits enterrés
“Il faut d’abord parler de la manière dont Soljenitsyne a écrit ce livre : durant deux hivers (1965-66 et 1966-67), l’écrivain séjourne dans une ferme près d’un hameau en Estonie, invité par des amis qui l’ont accueilli pour qu’il puisse écrire au calme et sans risque de contrôle. Soljenitsyne prenait toutes sortes de précautions pour ne pas être suivi. Il lui fallait aussi de la place pour étaler les centaines de témoignages qui lui ont servi de base pour écrire L’archipel”, poursuit Yves Hamant.
Tous ces témoignages, Soljenitsyne les a reçus à la suite de la publication de son roman “Une journée d’Ivan Denissovitch”, publié en 1962 : des centaines de lettres de rescapés des camps de travail soviétiques, qui l’ont décidé à écrire “L’archipel”. “Il avait déjà l’idée d’écrire sur les camps soviétiques dès 1945, mais il ne savait pas quelle forme donner à un tel livre. Quand il a reçu tous ces témoignages, il a compris qu’il devait donner à entendre toutes ces voix”, souligne Tatiana Victoroff, commissaire de l’exposition.
Soljenitsyne a composé cette œuvre dans le plus grand secret, ne conservant jamais au même endroit l’ensemble du texte. Il cachait les fragments du manuscrit dans des lieux différents, les enterrait, parfois même les brûlait. Ensuite il a commencé à les photographier pour les conserver sous forme de microfilms”, raconte Yves Hamant. Ces microfilms ont été conservés par les éditions Ymca-Press et sont visibles dans l’exposition.
Soljenitsyne écrivait oralement, en vers
“Il faut savoir que Soljenitsyne a toujours été très méfiant. Dès son internement dans les camps en 1945, il se montre très prudent. Cela va jusqu’à écrire oralement. Il compose ses textes mentalement et s’efforce ensuite de les retenir dans sa mémoire”, explique Yves Hamant. “Il écrivait mentalement en vers, pour mieux retenir ses textes, et il s’était même fabriqué un chapelet en mie de pain pour scander ses textes sans être pris puisqu’ l’on pouvait croire qu’il priait”, ajoute Mélanie Struve. Il a fini par se résoudre à écrire “à partir du moment où un habitant du village lui avait confectionné une caissette à double-fond dans laquelle il pouvait cacher ses manuscrits”, poursuit Yves Hamant.
Manuscrit “L’Archipel du Goulag”, premier chapitre
© Laurence Houot / Culturebox
“D’ailleurs, si vous regardez ses manuscrits, il écrivait d’une toute petite écriture”, ajoute Tatiana Victoroff, qui confirme la préoccupation permanente, dès le début de son œuvre, de Soljenitsyne de protéger ses écrits. “Il faut dire qu’à l’époque il y avait de quoi être paranoïaque. On ne se rend pas compte de l’atmosphère de conspiration qui régnait à l’époque. En Union soviétique, bien sûr, mais aussi en France”, se souvient Mélanie Struve, enfant à l’époque. “Je me souviens du coffre-fort de la maison, qui servait non pas à conserver de l’argent, mais les manuscrits que mes parents recevaient d’Union soviétique. C’est dans ce coffre qu’ils ont d’ailleurs conservé le manuscrit du premier tome de “L’archipel” jusqu’à sa publication en 1973″, raconte-t-elle.
Si pendant la période Khrouchtchev, Soljenitsyne avait profité d’une éclaircie, il se trouve très vite isolé et persécuté par le pouvoir, écarté de l’Union des écrivains. Il échappe même à une tentative d’empoisonnement en 1971. “Il ne l’a appris que 20 ans plus tard de la bouche de son empoisonneur”, raconte Mélanie Struve.
“À l’époque il n’a pas compris qu’il avait été empoisonné. Il dit d’ailleurs dans ses lettres à mon père qu’il souffre d’une étrange maladie qui l’empêche d’écrire. Il a été malade pendant trois mois, mais il n’est pas mort !”, explique la fille de Nikita Struve. L’écrivain, sorti momentanément du tunnel, doit retourner dans l’ombre et prendre toutes les précautions pour écrire. Entre-temps il reçoit le Prix Nobel de littérature, mais ne pourra pas se rendre à Stockholm pour recevoir son prix.
Les “Invisibles”
“Pour composer son œuvre, Soljenitsyne a toujours été entouré d’amis fidèles”, souligne Tatiana Victoroff. “Ce sont ces hommes et ces femmes que l’on appelle les “Invisibles”, et dont l’exposition a dressé la liste sur un grand miroir. “Ces hommes et ces femmes ont aidé Soljenitsyne pendant la rédaction de l’Archipel. Ils lui apportaient de la documentation en Estonie. On raconte qu’ils venaient discrètement, la nuit, qu’ils traversaient la forêt à pieds pour ne pas se faire repérer”.
Yves Hamant et Natalia Stoliarova en 1982 deux “Invisibles”
© Laurence Houot / Culturebox
Ces “Invisibles” ont aussi aidé à taper les textes et ensuite sans doute à les cacher et à les transférer en Occident au fur et à mesure de leur rédaction “, poursuit Tatiana Victoroff. “Soljenitsyne, qui était un homme très reconnaissant, les a ensuite beaucoup remerciés, en leur écrivant, ou en leur dédicaçant ses livres” (plusieurs sont visibles dans l’exposition).
C’est à la fin de l’été 1973, avec l’arrestation par le KGB de l’une de ces “Invisibles”, Elisabeth Voronskanïa, que s’ouvre le deuxième chapitre de l’histoire de “L’archipel du Goulag”. Interrogée pendant cinq jours par le KGB, elle rentre chez elle et se pend. “Elle a flanché, et révélé où se trouvait une partie du manuscrit et du coup le KGB a mis la main dessus”, explique Yves Hamant.
L’urgence
À partir de ce moment-là, les événements se précipitent. Soljenitsyne demande à Nikita Struve de publier une version russe de son “Archipel du Goulag” en lui intimant de garder le secret. “Soljenitsyne savait que son livre provoquerait un séisme. C’est pour cette raison qu’il avait tout calculé, tout prévu, pour que son livre puisse être publié même s’il lui arrivait quelque chose”, explique Tatiana Victoroff.
Nikita Struve et Soljenitsyne se connaissaient depuis plusieurs années. Ils entretenaient une amitié épistolaire. Ymca-Press avait déjà publié en 1971 “Août 14”, l’un de ses livres. Une publication qui avait satisfait l’écrivain russe, très exigeant. Dès 1970, Nikita Struve avait reçu des fragments du manuscrit de “L’Archipel du Goulag” sous forme de microfilms et les avait confiés pour traduction à Yves Hamant. “Nikita Struve m’avait demandé de prendre un coffre pour conserver le manuscrit”, se souvient Yves Hamant.
Tout est prêt donc. En quelques jours, le tome 1 de “L’archipel” est composé et imprimé dans le plus grand secret. “Un travail titanesque”, souligne Mélanie Struve. Ils étaient trois, Nikita Struve, son épouse et Léonid Lifar, le typographe, à travailler jour et nuit. L’ouvrage est imprimé clandestinement dans les établissements Beresniak rue du Faubourg du Temple en 50 000 exemplaires. Un exploit quand on sait que cette imprimerie appartenait à la CGT du Livre, très liée au PC. “Trois ou quatre personnes seulement étaient au courant de ce qui se préparait : mon père, ma mère, Léonid Lifar et Yves Hamant”, raconte Mélanie Struve. “Nous les enfants étions vaguement au courant même si nous n’aurions pas dû l’être… Mais ce sont des choses que nous n’aurions même pas eu l’idée de raconter en classe. Personne n’aurait compris !”, se souvient la fille de Nikita Struve.
En décembre 1973, le livre sort. Le succès est immédiat. “Il y avait une queue jusqu’au métro Mutualité pour venir acheter le livre”, raconte Yves Hamant.
Un tournant pour les intellectuels français
Commence ensuite le troisième chapitre de cette incroyable épopée. D’un côté, la diffusion clandestine de l’œuvre en Union soviétique : là encore les Invisibles vont jouer un rôle primordial, des centaines d’exemplaires de “L’Archipel du Goulag” sont transportés dans les valises vers l’URSS. Et de l’autre côté, sa portée historique, son impact sur l’intelligentsia occidentale, et notamment en France. “Il y avait déjà depuis longtemps un réseau d’étudiants, de diplomates, qui passaient des livres clandestinement vers l’URSS. C’est ce réseau qui a été utilisé”, raconte Yves Hamant, qui a lui-même participé à cette diffuion sous le manteau de l’Archipel du Goulag en Union soviétique.
Soljenitsyne est arrêté le 13 février 1974, puis expulsé d’URSS vers la Suisse. C’est le début d’un long exil qui durera 20 ans. L’écrivain ne pourra rentrer dans son pays que le 27 mai 1994, après l’ère Gorbatchev. “Ce qui était une terrible punition pour lui, souligne Tatiana Victoroff. L’écrivain ne se fera jamais à l’exil. “Il était même très critique vis-à-vis de l’Occident”, ajoute-t-elle.
L’expulsion de Soljenitsyne est mollement commentée en France. On est en pleine “Détente” avec l’URSS. En politique intérieure, personne ne souhaite entamer la toute neuve “Union de la Gauche”. Il n’empêche, la publication de “L’Archipel du Goulag” marque une rupture. “C’est un livre qui a marqué un tournant dans le rapport des intellectuels français avec l’URSS et le stalinisme, et qui a sans doute participé à l’émergence d’un nouveau courant incarné par ceux que l’on appelé les ‘Nouveaux Philosophes'”, explique Tatiana Victoroff.
Une grande oeuvre novatrice
“C’est surtout une œuvre d’une grande qualité littéraire. Une œuvre totalement novatrice dans sa forme. D’abord par son aspect choral, mais aussi dans cette manière de s’emparer du réel pour en faire une œuvre littéraire”, remarque Tatiana Victoroff. Car c’est bien une œuvre littéraire. “Rien que le titre”, souligne Yves Hamant. Soljenitsyne joue avec deux mots qui riment en russe. C’est lui qui a exhumé ce mot de “Goulag”, qui n’était quasiment pas usité à l’époque. Et le mot “archipel” pour désigner une réalité qui ne l’est pas, la constellation de camps disséminés sur le territoire de l’Union soviétique.C’est très poétique. Et il paraît d’ailleurs qu’un éditeur français a sorti un atlas pour chercher cet archipel sur les cartes de géographie !”, s’amuse Yves Hamant.
“Quand Nikita Struve m’a demandé de travailler sur la traduction, j’ai découvert qu’il existait déjà de nombreux ouvrages sur cette question des camps de travail. Mais ces ouvrages étaient illisibles, ennuyeux. Et du coup la réalité dont ils parlaient restait inaudible pour les lecteurs”, souligne-t-il. “Alors que L’archipel se lit comme un roman. Il approche même parfois d’une forme théâtrale, puisqu’il juxtapose des scènes, à travers lesquelles on découvre la personnalité des protagonistes”, explique Tatiana Victoroff. “Il y a même des chapitres très drôles”, ajoute-t-elle.
“C’est aussi le seul mémoriel vivant de cette souffrance, révélée par des voix humaines. Et d’ailleurs Soljenitsyne disait que quand il écrivait il avait le sentiment d’être un passeur. C’est un livre qui démontre qu’une œuvre de fiction peut témoigner de la réalité, dire mieux que n’importe quoi d’autre la vérité. Une œuvre inoubliable”, conclut Tatiana Victoroff.
Grand voyage dans le temps, dans l’histoire, dans la littérature, cette passionnante exposition invite le visiteur à se replonger dans l’oeuvre d’Alexandre Soljenitsyne.