Dans les premières années du second Empire, Michel Chasles, à soixante-huit ans, avait atteint les plus hauts sommets de la renommée : non point que son nom fût acclamé du grand public à l’égal de celui d’un Ponson du Terrail ou d’un Timothée Trimm ; ses travaux étaient appréciés seulement d’un petit nombre de grands esprits. I1 devait sa réputation à certaine étude sur « La Transformation du cercle en ellipse » qui avait fait sensation dans le monde des mathématiciens, et sa réputation s’était accrue encore lors de la publication d’un rapport traitant de L’Attraction exercée sur un point extrême par une ellipsoïde homogène ».
Polytechnicien de la promotion de 1812, collaborateur de la Correspondance mathématique et physique de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique, de l’Institut de France, professeur de géodésie à l’Ecole polytechnique, officier de la Légion d’honneur, M. Chasles était réputé comme possédant l’esprit le plus lucide, l’imagination la plus disciplinée, le sens critique le mieux averti et la clairvoyance la plus éveillée. A n’en pas douter, il devait ces qualités à la pratique des mathématiques ; il n’était pas cependant prisonnier de la science pure ; sa vaste intelligence embrassait, avec la même sécurité, bien d’autres formes du savoir humain : il aimait l’Histoire, collectionnait les documents et les autographes et excellait à tirer du passé de fécondes leçons pour l’époque présente.
Un jour, en 1861, il vit entrer dans son cabinet un pauvre hère qui avait sollicité de l’illustre savant quelques instants d’entretien : c’était un petit homme, de quarante-cinq ans à peu près, aux yeux vifs, au visage rasé, aux manières polies, déférentes, presque doucereuses ; mais un peu d’obséquiosité ne choquait pas de la part d’un si infime personnage. M. Chasles en effet savait tout ; son visiteur ne savait rien : il l’avouait. Où aurait-il trouvé le temps de s’instruire ? Fils d’un journalier des environs de Châteaudun, il avait appris à lire et à écrire dans la pauvre école de son village ; rien de plus. Obligé de gagner son pain, il s’était placé comme saute-ruisseau chez un avoué de Châteaudun ; son application et son exactitude lui avaient valu un emploi de copiste au greffe du tribunal et à la conservation des hypothèques. Depuis trois ans il se trouvait à Paris et vivait d’une petite place obtenue par recommandation dans les bureaux d’un de ces généalogistes qui fabriquent, pour les gens soucieux de nobles ascendances, des diplômes écussonnés et des chartes vieilles de six siècles.
Le visiteur conta ainsi à M. Chasles toute son histoire, dépourvue d’événements notoires. Il dit s’appeler Vrain-Lucas, nom bizarre, dont la première syllabe perce comme une vrille, mais dont les deux autres, plus rassurantes, évoquent le souvenir de paysans candides et sans ruse de l’ancien théâtre de la Foire. Puis il exposa, avec force excuses, le motif de sa démarche : Vrain-Lucas venait d’acheter un lot considérable de vieux papiers provenant d’une ancienne et noble famille, les Boisjourdain. Ces documents précieux, embarqués pour l’Amérique à l’époque de la Révolution, étaient restés longtemps à Baltimore ; le descendant des Boisjourdain désirait rentrer en possession de ces trésors ; le bateau qui les ramenait en France fit naufrage, et la plupart des documents, trempés par l’eau de mer, étaient maintenant presque illisibles. Le propriétaire actuel les avait cédés à vil prix et désirait que son nom ne fût pas prononcé. Bref, Vrain-Lucas avait acquis le lot et venait se renseigner, auprès de l’homme le plus compétent en ces matières, sur le parti qu’il pouvait tirer de ces paperasses. Comme échantillons il apportait quelques lettres qu’il sortit de sa poche, anxieux d’être fixé sur leur valeur : c’étaient des feuillets fripés, maculés, rongés sur les bords par suite de leur séjour dans l’eau. Il les posa sur le bureau de M. Chasles, attendant le verdict du savant.
Celui-ci prit ses meilleures lunettes, examina les papiers, et tout frétillant d’aise il poussa une exclamation :
— Des lettres du grand Pascal ! Des lettres adressées au chimiste anglais Robe Boyle, et traitant de sujets scientifiques ! Des lettres établissant qu’on attribue à Newton des découvertes dont l’honneur appartient à notre Pascal, puisque voici l’auteur des Pensées parlant — là, dans ce billet — dès 1648, du système des lois d’attraction dont Newton ne devait avoir la révélation que vingt ans plus tard !
Le modeste Vrain-Lucas écoutait, en homme qui n’y comprend goutte, les commentaires enthousiastes du savant. Puisque ces papiers semblaient intéresser celui-ci, on pourrait lui en fournir d’autres, le fonds Boisjourdain étant riche en documents similaires.
— Je prends tout ! s’écrie Chasles.
L’autre objecte qu’il ne peut livrer l’ensemble en une seule fois : il y en a de quoi remplir trois voitures de déménagement. Un tel mode de procéder serait d’ailleurs imprudent et pourrait éveiller la cupidité des marchands et des collectionneurs rivaux. Vrain-Lucas offre d’apporter les pièces par petits lots, au hasard, car il est malheureusement trop ignorant pour en évaluer l’importance, M. Chasles jugera et choisira.
Chaque jour désormais l’humble copiste pénètre chez l’académicien, présentant le résultat de son triage de la nuit. Chasles exulte : les autographes de Cassini, de Galilée, de Huyghens, de Leibnitz, d’Antoine de L’Hôpital, de Bernouilli s’entassent dans ses cartons… des merveilles insoupçonnées, sur les sujets les plus captivants, sur le calcul différentiel, sur l’analyse des infiniment petits et celle des sections coniques, sur la théorie du mouvement concret… Toute l’histoire de la science est à refaire. Ah ! ce fut une belle séance, celle du 8 juillet 1865 à l’Académie des sciences. Chasles, triomphant, déposa sur le bureau les lettres de Pascal qui furent insérées dans le compte rendu de l’illustre compagnie. Tout le monde savant était en émoi et la gloire de Chasles suscitait bien des jaloux. Ne se trouva-t-il pas un envieux confrère pour insinuer que ces textes supposaient l’emploi de formules et de mesures que n’avait pu connaître Pascal ? Mais Chasles avait de quoi riposter : Vrain-Lucas, au fur et à mesure des discussions, lui procurait de nouvelles lettres dans lesquelles Pascal lui-même — tant avait été merveilleux le prévoyant génie de ce grand homme — rétorquait, plus de deux siècles à l’avance, les arguments des contradicteurs. Les preuves surabondaient ; à chacune des séances Chasles arrivait muni de nouvelles armes, et les sceptiques durent s’incliner, ou du moins se taire, quoique Leverrier eût prononcé le mot de « faux » et que les savants étrangers, entrés en lice, se déclarassent ahuris des stupéfiantes révélations qui leur venaient de France.
Mais quoi ? La sincérité et la bonne foi de Chasles étaient hors de discussion ; son savoir et son sens critique ne pouvaient être mis en doute : il fallait bien le croire, et d’autant plus qu’il avait maintenant, à sa disposition, un arsenal étonnamment pourvu, de quoi foudroyer des armées de détracteurs ; car le fonds Boisjourdain était inépuisable et d’une admirable variété. Vrain-Lucas y découvrait maintenant des lettres d’Alexandre le Grand à Aristote, d’Archimède à Néron, un billet doux de Pythagore à Sapho, un placet de Lazare le Ressuscité à saint Pierre, un fragment des Mémoires de Vercingétorix… Il eût aussi facilement produit une lettre de menace adressée par Caïn à Abel, car — on le sait, le fait étant légendaire — il fabriquait lui-même ces ébouriffantes missives. Oui, l’ignorant saute-ruisseau de Châteaudun, l’humble primaire tenait en échec toute l’Académie des sciences, et ce qu’on voudrait connaître, ce sont ses impressions de mystificateur, ses craintes, son orgueil, ses joies profondes, son ironique dédain des savants. C’est donc si facile que cela de tromper le monde !
Sa fraude dévoilée, ce fut dans Paris une stupeur, puis un immense éclat de rire, et l’affaire Vrain-Lucas, appelée, en février 1870, devant la sixième chambre correctionnelle, prit rang au nombre de ces « actualités » qui défrayèrent le plus abondamment la chronique des six derniers mois de l’Empire. D’autant qu’à l’audience Chasles vint en personne exposer, non sans mélancolie, comment il avait découvert la fourberie dont il était victime : Vrain-Lucas tardait à livrer 3 000 pièces qu’attendait patiemment le savant, et celui-ci, craignant que son fournisseur ne les fît passer à l’étranger et ne frustrât la France de ces inestimables richesses, organisa une surveillance. II fut vite désabusé. Vrain-Lucas composait les documents au jour le jour ; encore lui fallait-il le temps de les rédiger et de les transcrire sur des feuillets arrachés à de vieux livres, et qu’il jaunissait, trempait, froissait, maculait et roussissait suivant les circonstances.
Il avait ainsi fourni, en huit ans, 27 000 pièces, empoché 140 000 francs et jeté le désarroi chez tous les savants du monde. Coût : deux ans de prison. Le plus puni fut le malheureux Chasles, brutalement éveillé du rêve étoilé dans lequel il marchait depuis tant d’années. Il ne pardonnait pas au mystificateur sa déception, et moins encore les joies intenses dont il lui était redevable.
On donna connaissance au tribunal de quelques-uns des plus précieux papiers, et l’auditoire se roulait à la lecture des lettres de Socrate, de Cicéron, d’Hérode… toutes écrites en vieux français, témoin ce billet d’Alexandre le Grand à Aristote :
A son très aimé Aristote :
Mon amé, ne suys pas satisfait de ce qu’avez rendu public aucun de vos livres, que deviez garder sous le scel du mystère ; car c’est en profaner la valeur… Quant à ce que m’avez mandé d’aller faire un voyage au pays des Gaules, afin d’y apprendre la science des druides, non seulement vous le permets, mais vous y engage pour le bien de mon peuple, car vous n’ignorez pas lestime que je fais d’icelle nation que je considère comme étant ce qui porte la lumière dans le monde. Je vous salue. Ce XX des kalendes de mai, an de CV Olympiade. – ALEXANDRE.
Cette appréciation favorable et prématurée, émanant du vainqueur des Perses, était certainement flatteuse pour notre amour-propre national, et l’on comprend la valeur que Chasles, bon patriote, attachait à pareille attestation ; son égarement n’allait pas d’ailleurs jusqu’à naïvement admettre que Lazare, Archimède, Cléopâtre ou Marie-Madeleine eussent écrit en français du XVIe siècle ; mais Vrain-Lucas avait prévu l’objection : « C’est le savant Alcuin, disait-il, qui, au temps de Charlemagne, forma cette collection de lettres anciennes qu’il déposa dans une abbaye de Tours. Sept siècles plus tard Rabelais la dépouilla, en prit des copies et des traductions et ce sont ces copies, attribuées pour la plupart à Rabelais lui-même, qu’a recueillies M. de Boisjourdain. »
Que sont devenus les faux de Vrain-Lucas ? Sans doute, conservés au greffe du tribunal, ont-ils disparu dans les incendies de 1871. Mais 27 000 pièces ! Est-il supposable que toutes aient été détruites, que quelques-unes au moins n’aient pas été distraites des dossiers, que Chasles lui-même ait tout livré ? A-t-il bien eu l’héroïsme de condamner au pilon ces papiers auxquels il devait les huit plus belles années de son existence ? Au prix actuel de l’autographe, une lettre de Virgile, même transcrite par Rabelais, ça vaut beaucoup d’argent, et si quelque collectionneur en possède une dans son cabinet, je doute que, même certain de sa provenance, il ait le courage de la désigner, dans son catalogue, par cette mention dépréciatrice : provient de la collection de M. Michel Chasles, membre de l’Institut.
*une lettre d’Archimède à Hieron ;
une lettre d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine, à Aristote ;
une lettre de Thalès, sage de la Grèce, au prince Ambigat, roi des Gaules ;
une lettre de la reine Cléopâtre à Jules César ;
un laissez-passer de Vercingétorix pour Pompée ;
une lettre de Lazare le ressuscité à Saint Pierre ;
une lettre de Marie-Madeleine à Lazare le ressuscité ;
une lettre de Charles Martel au duc des Maures ;
une lettre de Charlemagne à Alcuin, etc.
Voici quelques exemples, allégés de leur ancien français de pacotille :
De Socrate à Euclides :
Au pays des Gaules où vous devez partir, je vous recommanderai un mien ami, par la lettre ci-jointe. Et je viens vous dire par cette lettre qu’Anitus et Mélitus m’accusent d’impiété. Ils peuvent bien me faire mourir, mais ils ne sauraient me nuire. La fortune peut bien m’enlever la santé, les richesses, les faveurs d’un peuple ou d’un prince, mais elle ne sauraient me rendre méchant, m’ôter le courage ni me faire perdre cet esprit de prudence plus nécessaire à l’homme dans le cours de sa vie que le pilote ne l’est au navire voguant sur une mer hérissée de rochers. Ainsi, comme je vous l’ai déjà dit maintes fois, très aimé Euclide, je vous recommande trois choses : la sagesse, la pudeur et le silence ; sur ce, je vous souhaite bon voyage.
De Cléopâtre à César :
Mon très aimé, notre fils Césarion va bien. J’espère que bientôt il sera en état de supporter le voyage d’ici à Marseille où j’ai dessein de le faire instruire, tant à cause du bon air qu’on y respire des belles choses qu’on y enseigne. Je vous prie donc de me dire combien de temps vous resterez encore en ces contrées, car je veux y conduire moi-même notre fils … C’est vous dire, mon très amé, le contentement que je ressens lorsque je me trouve près de vous, et, en attendant, je prie les Dieux de vous avoir en considération.
De Jules César au chef des Gaulois :
Je t’envois un mien ami qui te dira le but de mon voyage : je veux couvrir de mes soldats la terre qui t’a vu naître. C’est en vain que tu voudras la défendre. Tu es brave, je le sais, mais moi aussi je le serai, s’il plaît aux Dieux ;ainsi, rends moi tes armes ou prépare toi à combattre.
De Dagobert à St Éloi :
Ce que vous m’engagez à faire pour la mémoire du bien-heureux Denis, qui, le premier, vint dans les Gaules pour y prêcher la foi de Jésus Christ a été exécuté, comme vous ne l’ignorez pas, par la très illustre Geneviève de Nanterre. Quoiqu’il en soit, je suivrai votre conseil et ceux faire bâtir près de cette église un monastère portant ce nom et où sera mon oriflamme. Aussi, venez me voir, et nous ferons le plan de celui-ci ensemble.
De Charles Quint à Rabelais :
Vous qui avez l’esprit fin et subtil, me pourriez-vous satisfaire ? J’ai promis 1.000 écus à celui qui trouvera la quadrature du cercle, et nul mathématicien n’a pu résoudre ce problème. J’ai pensé que vous qui êtes ingénieux en toutes choses me satisferiez. Si vous le faites, vous recevrez une forte récompense. Que Dieu vous vienne en aide.
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NB : L’affaire a été jugée par le Tribunal correctionnel de la Seine en 1870.
Cette affaire a été récemment rapportée dans P. Bouchardon « Les procès burlesques » (éd. de Crémille)
G. LENOTRE, « La Petite Histoire »