USA / QUAND DES AVOCATS DE BALTIMORE FOURNISSAIENT DE ESCLAVES AUX RICHES…

Le Rosewood Center (autrefois Maryland Asylum and Training School for the Feeble Minded[1], fondé en 1888) est un hôpital psychiatrique désaffecté de la banlieue de Baltimore. L’établissement est resté en service jusqu’en 2009, date à laquelle le Maryland décide de fermer ses portes à la suite d’une montagne de plaintes alléguant de problèmes de sous-effectif, de négligences et de violences envers les patients. Aujourd’hui, ce vieil asile de fous tombe pour moitié en ruines, quand les murs de l’autre ne sont plus qu’une épaisse couche de suie, la faute à un incendie récent et très probablement criminel. Mais, malgré son état de décrépitude avancée, le bâtiment conserve toujours une présence imposante et capable de vous glacer le sang.

Comme bon nombre d’établissements psychiatriques vétustes, et construits au tournant du siècle dernier, Rosewood traîne depuis longtemps son lot de sinistres rumeurs. Son plus gros scandale –celui qui fait de Rosewood un asile à part– fut dévoilé par Leo Kanner, le 13 mai 1937. C’est ce jour-là, devant une foule dense venue assister à Pittsburgh au meeting annuel de l’American Psychiatric Association, que Kanner raconta la terrifiante histoire des «filles de Rosewood».

Si peu de gens la connaissent encore aujourd’hui, l’histoire a son importance en ce qu’elle nous rappelle quel peut être le pouvoir de nuisance d’une élite au sentiment d’impunité souverain, et combien il est vital de protéger les intérêts de ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes. Sans compter qu’elle nous force à revisiter un moment désagréable de l’histoire des Etats-Unis, une époque où l’eugénisme –la sélection délibérée de traits humains socialement désirables, à l’instar de l’intelligence– était considérée, même aux yeux des apôtres les plus progressistes des droits de l’homme, comme une pratique fondamentalement éthique et humaniste.

Leo Kanner, éminent médecin né en Autriche et directeur de l’unité de psychiatrie infantile de l’Université Johns-Hopkins, était un défenseur des «simples d’esprit». Aujourd’hui, c’est surtout sa découverte de l’autisme qui reste dans les mémoires –le «syndrome de Kanner» a d’ailleurs été pendant longtemps l’autre nom de l’autisme.

Fait particulièrement remarquable: l’ensemble des symptômes qu’il fut capable de relier entre eux, voici plus de soixante-dix ans et grâce à l’observation d’un tout petit échantillon d’enfants autistes, demeure encore à l’heure actuelle un outil diagnostique des plus valides. Et, de fait, c’est en me documentant, pour un autre article, sur l’histoire de l’autisme que je suis tombé sur une mention fugace du rôle de Kanner comme principal lanceur d’alerte dans l’affaire de Rosewood.

C’est un cliché, je sais bien, que de parler de «banalité» du mal, mais il n’y a pas de meilleur mot pour qualifier les agissements découverts par Kanner. Un mal en toilettes distinguées et chapeaux cloche, prenant le thé le petit doigt en l’air et pouffant des ragots de la haute. Un mal, comme le montra Kanner, qui prit tout particulièrement ses aises à Catonsville et Forest Park, deux banlieues bourgeoises de Baltimore où, dans leurs belles demeures lambrissées et ceintes d’un dédale d’allées verdoyantes, il put caler ses battements de cœur sur le tic-tac incessant des horloges de parquet.

Quelle fut la nature de ce mal? Pendant plus de vingt ans, des familles comptant parmi les plus riches et les plus établies de Baltimore firent littéralement leur marché dans les couloirs de Rosewood. Elles y «adoptèrent» des filles et des femmes souffrant de problèmes mentaux afin d’en faire leurs esclaves personnelles.

Du simple compte-rendu de Leo Kanner, difficile de savoir qui fut le cerveau de l’opération, le premier à avoir l’idée d’enlever ces patientes à leur vie de recluses, mais je suspecte qu’un loup aux dents longues de cupidité ait été au cœur de l’histoire. Le célèbre Harry B. Wolf[2], pour être précis.

Wolf était un avocat surdoué –plaidant en moyenne plus de 1.000 affaires par an, et les gagnant quasiment toutes– dont on retrouve la griffe aux quatre coins du Baltimore de l’époque. Sa signature était lisible dans des contrats immobiliers, des investissements hôteliers, et même dans les statuts d’une lucrative compagnie de ferry opérant dans l’Eastern Shore. A 28 ans, Wolf pouvait se targuer d’être déjà passé par le Congrès américain. Et, pendant la Grande Dépression, il n’était pas rare de le voir se pavaner au volant d’une Rolls Royce, quand il ne se prélassait pas dans son lumineux manoir, situé dans un des quartiers résidentiels les plus sélect de la ville.

L’indice d’une implication de Wolf, on peut le dénicher dans de vieilles chroniques judiciaires, pour beaucoup publiées dans les colonnes du Baltimore Sun. «Après 30 ans à Rosewood, une femme obtient sa libération», peut-on lire en tête d’un article datant de 1920. «Le tribunal relâche une jeune fille après 7 ans passés dans un hospice», titre un autre. Wolf y est présent en tant qu’avocat de patientes longue durée de Rosewood ayant personnellement obtenu des ordonnances d’habeas corpus pour recouvrer leur liberté. «Devant le jury, Maître Wolf s’est livré à un vigoureux plaidoyer au nom de la jeune fille, critiquant sévèrement les responsable de sa détention», peut-on lire dans une des chroniques.

Mais, dans cette triste manigance, le signe le plus évident du rôle central de Wolf est sans doute à chercher du côté des 26 dossiers similaires –mentionnés rapidement dans l’article– qui attendaient alors leur arbitrage dans le cabinet de l’avocat.

Si, à vos yeux, Wolf était un bon samaritain qui ne faisait qu’aider de pauvres femmes à se soustraire d’une existence de captivité entre les hauts murs de Rosewood, vous auriez été un juré idéal pour ses petites magouilles. En réalité, l’avocat ne faisait que détourner le système à des fins de profit personnel.

La vieille ordonnance judiciaire d’habeas corpus garantit qu’une comparution physique devant un juge détermine la légalité du maintien en détention d’une personne. Si, en vertu d’une telle ordonnance, une patiente de Rosewood était désignée comme saine d’esprit par le juge (non-expert) après sa comparution, elle était relâchée dans la société –ou, plutôt, dans un contrat de tutelle échafaudé par son avocat.

En 1922, Wolf fut radié pour entrave à l’exercice de la justice dans une affaire de meurtre (sans lien avec Rosewood), mais sa succession fut assurée par toute une ribambelle d’avocats véreux qui, maîtrisant à la perfection ses tours de passe-passe judiciaires, transformèrent Rosewood en juteuse petite affaire pour initiés goulus. Les familles des patientes ne seront jamais informées de leur sortie; naturellement, bon nombre de ces familles ayant, des années auparavant, vu dans l’établissement un moyen bien commode de se débarrasser de leurs membres indésirables, ce genre d’information leur en auraient sans doute touché une sans remuer l’autre.

Selon les révélations de Kanner, pas moins de 166 patientes quittèrent Rosewood entre 1911 et 1933 en vertu d’ordonnances d’habeas corpus, et ce sans la moindre indication sur les critères choisis par les juges pour justifier leurs décisions étrangement complaisantes. Et quand Kanner, avec l’aide de Mabel Kraus, une assistante sociale zélée, examina les dossiers en profondeur, il put confirmer que ces filles, femmes, et quelques garçons, avaient non seulement été enlevés de Rosewood au nez et à la barbe de tout le monde, mais que des riches les avaient ensuite achetés pour en faire des ouvriers non-rémunérés et des serviteurs-esclaves. Soit du trafic d’êtres humains en bonne et due forme et parfaitement bien huilé.

Au départ, les psychiatres de Rosewood protestèrent. Mais en voyant que les juges –plus que probablement corrompus– répondaient avec une telle indulgence aux demandes des avocats, ils finirent par abdiquer et laissèrent leurs résidentes partir dès qu’un avocat brandissait la moindre menace d’ordonnance. Ce qui fait que le scandale dépasse sans aucun doute les seuls cas répertoriés. L’informateur de Kanner fut peut-être le directeur de Rosewood, Frank Keating, mort quelques années avant son rapport de 1937.

«Dans l’Etat du Maryland, dénonça Kanner devant son public de Pittsburgh, le Dr. Keating fut une voix clamant dans le désert. Sans soutien de la communauté, il fut forcé de capituler.»

Pour Kanner, par contre, hors de question de réitérer l’expérience. Il exigea la fin de ces injustices. «Lors de notre dernière et prétendue ère de prospérité, les bonnes revenaient relativement cher», expliqua Kanner au barreau de Baltimore, peu avant de rejoindre Pittsburgh.

«L’avocat 1 et plusieurs “dames patronnesses” concoctèrent un dispositif cauchemardesque dont le but était de fournir à ces dernières des domestiques bon marché.» («L’avocat 1», sans doute Harry B. Wolf, avait réussi à obtenir une liste de patientes de Rosewood ayant déjà effectué de petites tâches au sein de l’établissement, les voyant comme de potentielles travailleuses domestiques.).

«L’avocat 1, ses associés de cabinet, et trois autres avocats allant bientôt rejoindre la boutique, déposèrent une ordonnance pour chaque fille à leur insu. Les filles, dont la durée de résidence à l’école allait de 5 à 30 ans, n’avaient aucune intention de quitter l’établissement. Elles y étaient bien traitées, y avaient un foyer permanent et n’étaient pas adaptées à une vie en dehors de ses murs. Elle furent tout à fait ignorantes des ordonnances jusqu’au jour où, par ordre de cour, leurs “corps furent amenés” pour une comparution qui les déclara “confiées à la tutelle” de femmes qu’elles ne connaissaient pas et qui ne les connaissaient guère plus.»

Imaginez que vous ayez passé trente ans à l’abri d’un établissement psychiatrique et que vous vous retrouvez, du jour au lendemain, à récurer les cabinets d’un somptueux manoir édouardien, sous les ordres d’une grosse nantie qui vous exhorte à davantage de gratitude compte-tenu de tout ce qu’elle a fait pour vous.

Mais le scandale ne s’arrêtait pas là.

Kanner et Kraus suivirent la trace des anciennes résidentes de Rosewood pour savoir ce qu’il était advenu d’elles depuis leur sortie. Le résultat n’était pas beau à voir. La grande majorité était effectivement partie habiter chez des «dames patronnesses» qui, sous couvert de leur offrir la chaleur d’un foyer, avaient en réalité payé Wolf ou d’autres avocats véreux afin d’obtenir la pensionnaire de leur choix. Et elles en eurent pour leur argent.

«Les femmes furent bien souvent très déçues par leurs bonnes et manifestèrent un grand désarroi en découvrant la “lenteur” et la “stupidité” manifeste de ces filles», expliqua Kanner à ses collègues de Pittsburgh.

«Pour autant, cette découverte ne les dissuada pas de commander une nouvelle fille auprès de l’Avocat 1 après le renvoi de la première.»

Une grande bourgeoise changea même d’avis dès la sortie du tribunal, abandonnant sur le parking sa nouvelle protégée à son sort. Une autre disposa pendant deux mois de sa «filleule» comme femme de chambre personnelle et la mit dehors quand toute la maisonnée partit pour des vacances en Europe.

Au sein de ces nobles foyers, d’autres furent victimes d’abus.

«Quelques femmes exténuèrent et affamèrent tellement leurs bonnes débiles, nota Kanner, que bon nombre d’entre elles moururent dans les deux ou trois ans qui suivirent leur sortie de Rosewood, le plus souvent de tuberculose pulmonaire sévère.»

Une femme, qui avait moissonné pas moins de 35 patientes de Rosewood, avait une fille particulièrement mauvaise qui crachait au visage des domestiques, quand elle ne s’amusait pas à renverser leurs seaux pendant qu’elles se tuaient à la tâche. Celles qui osèrent se plaindre de son comportement furent tout simplement mises à la porte et remplacées par de nouvelles pensionnaires. D’autres furent abusées sexuellement.

«Une fille placée dans la demeure d’un médecin, sous la supervision de sa femme, fut si mal supervisée, dit Kanner d’une autre lamentable anecdote, qu’elle subit neuf mois d’une grossesse illégitime et donna naissance à un enfant sans que personne ne le remarquât; la “superviseuse” épouse du médecin (…) trouva le nouveau-né dans son placard.»

Après s’être avérées de piètres domestiques, les femmes finirent par être jetées à la rue. Et c’est là que les choses deviennent encore plus sordides –les anciennes filles de Rosewood connurent «une triste pérégrination à travers les bordels et les tripots des bas-fonds», pour reprendre les mots d’un étudiant de Kanner, écrits des années plus tard.

Selon le rapport de 1937, Kraus réussit à retrouver 102 patientes, sur les 166 dossiers d’habeas corpus répertoriés. Elle trouva que 11 femmes (toutes en parfaite santé au moment de quitter Rosewood) étaient mortes de maladie ou de négligence; que 17 avaient contracté la syphilis, la gonorrhée ou la tuberculose; que 29 étaient devenues prostituées; que 8 étaient retournées dans des hôpitaux psychiatriques; et que 6 avaient été emprisonnées pour crimes graves. Au total, écrivit Kanner, 89 se révélèrent «être un échec misérable et infligèrent de graves maux et périls à leurs personnes, tout autant qu’aux communautés qui purent les abriter».

Après l’exposé de Kanner, la nation tout entière bruissa de l’indigne nouvelle et des agissements atroces commis au sein même de la plus haute société de Baltimore, coupable d’une exploitation éhontée d’individus vulnérables. «Quand la misère succède à l’émancipation de filles débiles», titrait dès le lendemain le Washington Post. Vite, on procéda à des changements radicaux pour s’assurer que tout cela ne puisse jamais se reproduire.

Mais Kanner était un héros de son temps, pas du nôtre. Oui, il était sincèrement préoccupé par les filles de Rosewood, mais son analyse détaillée des comportements reproductifs de ces «imbéciles» ne semble plus trop charitable à l’heure actuelle.

L’une des raisons principales pour laquelle cette affaire lui tenait tellement à cœur, c’est qu’il pensait que l’intelligence, ou le manque d’intelligence, était héréditaire.

Une fois que ces femmes en âge de procréer seraient livrées ouvertement au monde, pensait-il, leur progéniture mentalement déficiente deviendrait une nouvelle souche de pestilence civile. Selon ce point de vue, les enfants faibles d’esprit des filles de Rosewood allaient accabler une nation qui avait déjà bien du mal à se remettre économiquement sur pied. De fait, au moment de son rapport, 165 enfants étaient déjà nés de cette morbide cohorte que formaient les 102 anciennes patientes de Rosewood. Et, affirmait Kanner, dans cette seconde génération «108 sont incontestablement faibles d’esprit».

Un cas typique est celui de «Edna May H.»:«En 1924, un juge [la] relâche chez une femme à la recherche d’une bonne. Edna May est devenue prostituée et, au moins à une occasion, a eu des rapports sexuels avec son propre frère. [Elle] a aujourd’hui quatre enfants faibles d’esprit, mal nourris et livrés à eux-mêmes, souvent recouverts de gale et vivant dans des quartiers crasseux et infestés de vermine.»

Compte-tenu d’une telle avalanche de calamités, Kanner estimait que ces femmes –et le reste d’entre nous souffrant actuellement des conséquences sociales de leurs inconséquentes libérations– s’en seraient mieux sorties si elles étaient restées enfermées à vie à Rosewood, isolées du reste du monde. Ce qui fait que, si on saisit assez bien que Wolf ait été le méchant de cette embarrassante histoire américaine, est-ce que Kanner en fut pour autant, réellement, le gentil?

Il faut juger les gens dans leur contexte historique. Quoi qu’il en soit, la position de Kanner n’est qu’à un ou deux pas de la stérilisation forcée des «indésirables».

Les handicapés mentaux ont-ils le droit de faire des enfants? Aujourd’hui, la plupart d’entre nous répondrait «oui», sans la moindre hésitation. Mais, selon Kanner, les droits reproductifs de ces filles de Rosewood étaient un concept absurde, vu l’impact que leur reproduction pouvait avoir sur la société.

«Seul le temps pourra dire combien d’enfants illégitimes, livrés à eux-mêmes et faibles d’esprit supplémentaires ce groupe de patientes de Rosewood émancipées aura octroyé à une communauté ne pouvant rien faire d’autre qu’observer et payer le prix d’habeas corpus appliquées à l’aveugle par ses cours de justice», disait-il. En laissant ces pauvres âmes épaisses derrière les murs de Rosewood, concluait Kanner, les intérêts de tous auraient été protégés. Hors de la vue, hors de l’esprit.

Jesse Bering  

Traduit par Peggy Sastre


[1] Soit littéralement «Asile et centre d’apprentissage du Maryland pour les faibles d’esprit».

[2]  Wolf = loup,.

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