Alerte / Dictature à la suédoise!

Les élections prévues pour 2015 n’auront pas lieu, et le résultat de celles de 2019 est d’avance neutralisé puisque l’entente des sortants, ou plutôt de ceux qui ne veulent pas sortir, est organisée jusqu’en 2022. La Suède aura donc la « chance » d’être la première démocratie du monde à connaître la composition de son gouvernement avant les élections, et à savoir qu’il restera en place indépendamment de leur résultat. C’est sûr que ça renouvelle le concept de démocratie, tellement même qu’il faudrait trouver un nouveau nom.

La nouvelle n’a pas fait la « une » des médias, et c’est pourtant un des événements les plus inquiétants de ce début de siècle. Le dernier masque de la démocratie représentative, dans sa version postmoderne et corrompue, vient en effet de tomber.

Cela ne surprendra pas les libéraux, qui savent à quel point l’étatisme électif peut se rapprocher à pas de loup des « vraies » dictatures, et de quoi il est capable lorsqu’il se sent menacé de perdre ses prébendes. On le voit déjà montrer les crocs, à grand renfort d’HADOPI, LPM et autres mesures « anti-terroristes ». Mais en Suède il vient de mordre pour de bon, et saigner peut-être à mort une démocratie déjà bien abîmée par le très politiquement correct « modèle suédois ».

Les faits sont simples dans leur crudité cynique. Les dernières élections ont vu surgir un parti disons atypique, le mot « populiste » étant, en Suède comme ailleurs, un mot dépourvu de sens (tous les partis courtisent le peuple !). Avec ses 12%, le SD ne pouvait qu’être un parti d’opposition, mais lorsqu’un autre s’est joint à lui pour rejeter le budget, le gouvernement a été mis en minorité, et son budget invalidé : situation classique de « crise gouvernementale ». Dans toute démocratie, cela entraîne la démission du gouvernement, et chez nous ce serait un des cas où la dissolution s’imposerait. C’est si évident que dans un premier temps, le chef du gouvernement suédois, Stefan Löfven, a décidé, et annoncé pour le 22 mars 2015, la tenue de nouvelles élections.

Jusqu’ici tout va bien, me direz-vous, le peuple va trancher.

Mais voilà : les sondages se sont mis à dessiner une forte hausse du SD, l’amenant à des niveaux tels que ni l’alliance socialistes-verts, ni le centre-droit, ne puissent espérer gouverner. Craignant de perdre, avec leurs dernières plumes, les places qu’ils occupaient chacun leur tour dans une aimable alternance, ces partis ont décidé de se répartir les postes non plus alternativement mais simultanément, et pour toujours. En tout cas jusqu’en 2022, première date de révision de leur accord.

Le coup d’État

Stefan Löfven vient donc de revenir sur sa décision : les élections prévues pour 2015 n’auront pas lieu, et le résultat de celles de 2019 est d’avance neutralisé puisque l’entente des sortants, ou plutôt de ceux qui ne veulent pas sortir, est organisée jusqu’en 2022. La Suède aura donc la « chance » d’être la première démocratie du monde à connaître la composition de son gouvernement avant les élections, et à savoir qu’il restera en place indépendamment de leur résultat. C’est sûr que ça renouvelle le concept de démocratie, tellement même qu’il faudrait trouver un nouveau nom.

Mais ce nom existe déjà : comment nomme-t-on un événement où les élections annoncées sont brutalement reportées, le pouvoir annonçant que de toute façon il restera en fonction quel qu’en soit le résultat ? Bien sûr, cela n’a pas été proclamé sur fond d’hymne national par un colonel dont la garde prétorienne vient de s’emparer de la télévision : la Suède n’est pas une république bananière. C’est du moins ce que les naïfs croyaient jusqu’ici. Car si la Junte est habillée en civil, et que le parlement fait partie de la farce, c’est quand-même, très exactement, ce qu’on nomme un coup d’État. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est vécu de l’intérieur (cf. I.Carlqvist et L. Hedegaard) :

« L’accord de décembre peut valablement être décrit comme un coup d’État en douceur, qui engage la Suède sur la route de l’autodestruction.

En apparence, les institutions démocratiques de la Suède semblent intactes, mais à partir de maintenant elles ne sont plus qu’une coquille vide. L’accord de décembre organise ce qu’on pourrait définir comme un système parlementaire à deux faces. Le parlement officiel reste en place, mais dans l’ombre se tapit le parlement réel, constitué des chefs des sept partis du spectre politique traditionnel. Cette officine d’arrière-cour mène ses délibérations en secret, à l’abri de tout regard public. De temps à autre, elle présentera ses décisions au parlement, où la ratification ne sera qu’une formalité.

Le nouveau système peut aussi être décrit comme une « dictature consensuelle ». Quel qu’il soit, celui qui gouvernera dans les huit prochaines années aura dans la réalité des pouvoirs de type dictatorial : ses budgets, fondements de toute politique, disposent d’avance d’une garantie d’approbation. En plus du budget, les partis de l’union ont annoncé qu’ils rechercheraient l’unanimité sur les questions de défense, sécurité, pensions et énergie. »

Indifférence générale ou complicité ?

Si cela s’était passé dans n’importe quelle Ukraine ou Zimbabwe ordinaire, la levée de boucliers aurait été unanime. Pas cette fois : à l’exception d’un bref article dans Valeurs Actuelles, aucun « Indignez-vous ! » vengeur. Pire : un « grand journal du soir », le même qui avait applaudi l’entrée des Khmers Rouges dans Phnom-Penh (décidément, on ne se refait pas), n’en a parlé que pour en faire un modèle : « Une fois de plus, la Suède donne l’exemple. Confrontés à la perspective d’une crise politique prolongée, les partis politiques traditionnels, de gauche à droite, ont décidé de s’unir pour permettre au gouvernement de fonctionner en neutralisant la capacité de nuisance parlementaire du parti populiste. » On admirera incidemment un des plus beaux exemples de langue de bois jamais énoncés dans la presse française. Des élus d’opposition qui votent contre le gouvernement, rejettent ses projets de loi, déposent des amendements, bref, des opposants qui s’opposent ? De la « nuisance parlementaire ». Vite, le parti unique, seule garantie d’un parlement sans nuisance !

La question n’est pas celle des programmes des uns ou des autres ; elle est celle de l’honnêteté de ceux qui s’affirment démocrates, pour aussitôt s’accorder sur la neutralisation des votes qui ne leur conviennent pas. On est démocrate ou on ne l’est pas, le concept ne se divise pas plus que celui de liberté.

On justifie parfois les « exceptions » en ressortant la vieille fable : « Hitler a été élu démocratiquement, donc il y a des limites à la démocratie ». C’est historiquement faux, chacun le sait, mais finalement cela aide à mieux voir la connivence entre le fascisme et la démocratie « avec limites ». Car si Hitler n’a jamais eu de majorité dans un cadre pluraliste, la manière dont il s’est imposé est typique : il était minoritaire lorsque Hindenburg l’a nommé chancelier, dans un gouvernement « d’union nationale » où ne siégeaient de son parti que deux autres ministres. Saisissant leur chance, les nazis ont très vite organisé un changement des règles du jeu qui les rendrait aussi indéboulonnables que nos malins Suédois. Même ainsi, après que l’incendie du Reichstag leur eut donné prétexte à supprimer toutes les conditions d’un débat démocratique, ils n’ont cependant atteint que 43,9 %. Hitler n’a donc jamais représenté démocratiquement le peuple allemand (dont on peut critiquer la passivité, mais c’est un autre sujet). Son arrivée au pouvoir n’est pas la preuve d’une « faille » de la démocratie mais le résultat d’une de ces manœuvres de couloirs qu’on habille du joli nom de gouvernement d’union, négation même des choix différenciés de l’électorat. Les grands partis suédois ne font pas autre chose aujourd’hui, tout en jouant la vertu outragée, car désormais le totalitarisme est pleurnichard. À la naissance…

La menace se rapproche

Selon le traditionnel clin d’œil, « Toute ressemblance avec une situation française …», etc. Mais la plaisanterie ne fait pas vraiment rire : le fait est que cette histoire suédoise valide pour de bon, avec une variante mais l’essentiel y est, l’intuition de Michel Houellebecq. Qu’on n’aime ou pas ses thèmes et son style, cette sorte d’empathie sociale, cette aptitude à percevoir l’état du monde qui l’entoure, font de lui un prophète qui en vaut bien d’autres (aïe, blasphème !). Nous avons peu de temps devant nous pour en tirer les leçons.

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