Par Alain Sanders*
D’Alphonse Daudet, ce chantre de la Provence, on pourrait retenir Les Lettres de mon moulin, bien sûr. Pour Blanchette, la petite chèvre de Monsieur Seguin. Pour le sous-préfet aux champs qui croit si fort à la »Muse des comices agricoles ». pour le prêtre-trop-gourmand des « Trois messes basses ». Le berger amoureux des « Etoiles ». On pourrait retenir Le Petit Chose, qui serre le cœur évidemment. Et Les Contes du Lundi. Et l’Arlésienne.
Mais qu’on nous permette de retenir – d’abord – Tartarin de Tarascon, publié en 1872 (et ses « suites » : Tartarin sur les Alpes et Port Tarascon). On sait que, pour camper ce personnage de formidable Méridional, Alphonse Daudet s’est inspiré d’un sien cousin du côté maternel surnommé lou cassaïre (le « chasseur »). Mais aussi de grands chasseurs contemporains : Jules Gérard «le tueur de lions» et Bombonnel «le tueur de panthères ».
Pour opposer un jour – tout en les unissant – Tartarin de Tarascon et L’Arlésienne, Daudet a écrit « Il y a deux Midi : le Midi bourgeois, le Midi paysan. L’un est comique. L’autre est splendide ». Mais a-t-on remarqué que Tartarin est aussi un roman de l’Algérie française ? Si l’histoire commence à Tarascon, dans une jolie petite villa « avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes », on notera que le jardin de cette villa ne contient que des plantes exotiques : des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de barbarie…
Et puis, quand lassé des chansons des petits décrotteurs de devant la porte – « Lou fusioù de mestre Gervaï/Toujou lou cargon, part jamaï » (le fusil de Maître Gervais, on le charge toujours, il ne part jamais) – Tartarin s’embarque enfin à Marseille, c’est pour l’Algérie. Sur un paquebot de la compagnie Touacje le Zouave. Le reste se décline comme un roman d’aventure : Alger, la Casbah, la rue Bab-Azoun, Mustapha, Milianah, la plaine du Chéliff, l’Ouarsenis.
« En France, dira Daudet, tout le monde est un peu de Tarascon ». Et Anatole France : « Tartarin, c’est notre Don Quichotte ou presque ». Ce n’est pas mal vu. Car on aurait tort de croire que ce gros homme, qui s’est arraché au confort de sa petite ville, n’est que caricatural. Il y a du courage, de la gentillesse et même de la noblesse dans cette grosse enveloppe.
Quinze ans après la publication – et l’énorme succès – de Tartarin de Tarascon, Daudet notera : » Jugé librement à des années de distance, Tartarin, avec son allure débridée et folle, me semble avoir des qualités de jeunesse, de vie et de vérité ; une vérité d’outre-Loire qui enfle, exagère, ne ment jamais et tarasconne tout le temps. Le grain de l’écriture n’est pas très fin ni très serré. C’est ce que j’appelle de « la littérature debout », parlée, gesticulée, avec les allures débordantes de mon héros ».
Avec Tartarin – ne dit-on pas encore de nos jours « c’est un Tartarin » ? – Daudet a créé, par-delà la grimace, un type d’humanité. Un de ces personnages de roman sortis du roman et qui circulent avec leur nom, leur geste, leur vie propre. Quand il entendait dire, à propos d’un « passant de la vie », d’un fantoche de la comédie politique, artistique, mondaine : « C’est un Tartarin », Daudet ressentait comme un frisson : « Le frisson d’orgueil d’un père, caché dans la foule tandis qu’on applaudit son fils et qui tout le temps a envie de crier : « C’est mon garçon ! ».
Une galéjade, une farce, un éclat de rire, Tartarin de Tarascon ? Oui, oui. Tout ça. Mais plus que ça : beaucoup de Daudet. D’un Daudet qui s’embarqua, lui aussi, sur le Zouave, qui s’imagina réellement qu’il allait exterminer tous les fauves de l’Atlas (alors que c’était déjà quasiment fait*), qui courut le Sahel, porta la chéchia, frémit au son des derboukas, écouta glapir les chacals, bref tartarinisa avec bonheur et naïveté.
Il faut ranger Tartarin au premier rang de nos héros français. Avec Cyrano. Avec D’Artagnan. Et écouter ce que Mistral en disait dans une lettre à Daudet : « Ainsi que tu le dis si justement, il y a une chose légère, ailée, de nature divine, qui domine toutes les autres, c’est la poésie. Et tu fais de la poésie continue, si grotesque sujet qu’il te plaise de peindre, et de la philosophie supérieure, si fantaisiste que soit la forme épousée par toi ».