Eric Verhaeghe a été administrateur de l’ACOSS (la caisse nationale des Urssaf), de la CNAV (les retraites), de l’UNEDIC (l’assurance chômage), de Pôle Emploi, de l’AGIRC (les retraites complémentaires), de l’ARRCO (les retraites des cadres), et président de l’APEC (association de conseil de cadres)… C’est dire s’il connaît le système social français et sa sacro-sainte Sécu.
— Le « récit hypnotique » des origines de la Sécu met en avant sa naissance au sein du Conseil national de la Résistance. Or rien n’a été inventé en 1945. Pourquoi cette dissimulation sur ses origines ?
— Il y a une double raison à cela. D’abord, parce que les promoteurs de la sécurité sociale de 1945 savaient qu’ils « tueraient » leur bébé s’ils lui reconnaissaient une origine vichyste. Il valait beaucoup mieux faire croire que la Sécu avait été conquise les armes à la main par la Résistance en 1944 pour assurer sa longévité. Une deuxième raison moins avouable a joué. Ni Laroque ni Parodi, qui furent les concepteurs de la sécurité sociale sous Vichy et ses promoteurs en 1944, n’avaient envie de rappeler leur participation au régime de Pétain, et singulièrement leur rôle très proche de René Belin, ministre du Travail qui signa le décret sur le statut des Juifs et des francs-maçons en octobre 1940. En 1944, vous le savez, personne n’avait envie de s’appesantir sur ses compromis avec la France de Vichy, surtout quand on servait le Gouvernement provisoire de la République française. Le parcours de François Mitterrand l’a abondamment montré : certaines pages d’un passé proche furent alors arrachées par leurs auteurs.
— La Sécu est un Léviathan qui se montre sous un aspect protecteur, une forme étatique de contrôle et de déresponsabilisation. C’est aussi « un des fromages » des syndicats. Cela aussi la rend-il intouchable ?
— Les organisations syndicales détiennent des milliers de mandats dans les innombrables conseils d’administration de la sécurité sociale. Ce sont autant de raisons de vivre pour des délégués qui n’ont absolument pas envie de retourner à l’usine. Pour les syndicats, le détricotage de la sécurité sociale présente donc un risque de déstabilisation interne. C’est d’ailleurs pourquoi les syndicats s’opposent à la fiscalisation de l’assurance-maladie : du jour où la santé n’est plus financée par des cotisations, mais où elle est financée par l’impôt, la gouvernance paritaire de la branche maladie ne se justifie plus. Toutes les organisations syndicales se battent donc pour conserver une forme paritaire à la Sécu et éviter une fiscalisation de ses ressources, même si celle-ci serait plus juste en étant financée par l’impôt plutôt que par les cotisations sur le travail.
— On nous assure que la France a « le meilleur système » de protection du monde. Lieu commun ou gros mensonge ?
— La France a le système le plus assisté du monde, mais ses performances sont médiocres par rapport à son coût. Pour le maintenir à flot, le gouvernement est obligé de diminuer sans cesse ses remboursements tout en augmentant ses recettes. Regardez ce que la Sécurité sociale rembourse sur les lunettes et les soins dentaires et vous aurez la réponse à cette affirmation. Les Français auraient une meilleure vue et une plus belle dentition pour moins cher si la Sécu ne s’occupait plus de ces sujets.
Qui sommes-nous pour la Sécurité sociale ? Des êtres humains… ou des pions ?
— Vous décrivez un système où les classes moyennes sont ponctionnées au profit des gens qui ne cotisent pas ou peu, et des fonctionnaires qui bénéficient d’un statut à part. Est-ce un effet structurel pervers ou le fruit d’une volonté quasiment idéologique ?
— De mon point de vue, c’est le fruit d’un choix collectif plus ou moins conscient opéré par la technostructure. Il existe un consensus mou parmi les élites françaises pour rendre supportable la condition des « exclus » sans toucher au cœur de la machine économique. Les élites veulent continuer à être recrutées dans les grandes banques pour faire carrière. On s’arrange donc pour ne pas nuire à la financiarisation de l’économie, et on compense ses méfaits en assistant à outrance les victimes de cet ordre économique qui marche sur la tête. Comme les fonctionnaires ne veulent pas payer pour le système qu’ils mettent en place, ils s’organisent pour faire trinquer les classes moyennes à leur place. C’est la meilleure façon de décourager la réussite : entre survivre au SMIC avec des allocations, et survivre en travaillant en finançant les allocations des autres, mieux vaut profiter que contribuer. Donc, pourquoi faire des études ou des efforts ? On voit bien que la sécurité sociale est ici le prétexte à autre chose qu’à la protection sociale. Elle est une façon d’affermir un ordre social dominé par une technostructure qui cherche à tirer la société vers le bas pour garder le pouvoir.
— L’uberisation de la société (comme on dit) va à l’encontre des principes qui inspirent la Sécu. Voyez-vous la Sécu évoluer sous la pression des faits… ou s’entêter jusqu’à son écroulement ?
— Les dernières semaines montrent qu’une sorte de gouvernement profond a déjà tranché la question : la Sécu doit survivre coûte-que-coûte, au nom de la solidarité, de l’héritage du CNR, et de toutes ces tartes à la crème dont plus personne ne sait ce qu’elles veulent dire. Il est donc très probable que, jusqu’à son écroulement, la Sécu et ses partisans cherchent à taxer de plus en plus le travail pour éviter toute réforme et toute remise en cause de leur petit royaume. Cette absurdité est particulièrement évidente sur le sujet du RSI, où les pouvoirs publics continuent à parler de fusion avec le régime général alors que le système de 2005 ne fonctionne pas. A ce degré, ce n’est même plus de l’obstination, c’est de l’aveuglement et de l’acharnement.
— Une des clés de sortie du système est le revenu universel, selon vous, afin d’équilibrer la liberté de chacun et la solidarité de tous. Quels seraient, en quelques mots, les avantages de ce revenu universel ?
— Le revenu universel a deux avantages majeurs. D’abord, celui de la simplicité : toutes les allocations si compliquées seraient remplacées par une allocation unique, d’un montant uniforme, qui permettrait à chacun de s’assurer tout au long de sa vie contre les risques sociaux. On remplacerait donc la Sécu par un système qui ressemble à l’assurance auto (sauf pour les maladies graves, bien entendu, qui continueraient à être prises en charge par la société) : on est obligé de s’assurer, on reçoit une somme mensuelle pour ce faire, mais on choisit librement son assureur et son niveau de couverture. C’est ici le deuxième avantage du revenu universel : il est extrêmement égalitaire, solidaire et responsable. Il est versé à tout le monde de la même façon. Il n’y a donc pas ceux qui reçoivent et qui ont intérêt à ne pas travailler, et ceux qui ne reçoivent pas et qui sont lésés. Notez que ce système ne désincite pas à travailler : les sommes versées au titre du revenu universel doivent être utilisées pour s’assurer contre les risques. Ceux-ci peuvent être élargis. On pourrait utiliser le revenu pour financer les études des enfants, ou pour acquérir des biens de ce type. Dans tous les cas, il serait versé quelle que soit la condition des bénéficiaires.
Propos recueillis par Samuel Martin pour Peésent
Eric Verhaeghe, Ne t’aide pas et l’Etat t’aidera – La Sécurité sociale et la mort de la responsabilité, Editions du Rocher, 252 pages, 18,50 euros.