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Par Jean Cochet
Le 25 février 1994 Yann Piat, représentante du Var à l’Assemblée nationale où elle avait été une première fois élue en 1986 avec l’étiquette Front national, tombait sous les balles de deux tueurs à moto. Assassinée « au débouché d’un lacet sur la route panoramique du Mont des Oiseaux », à Hyères, en fin de journée, alors qu’elle regagnait sa villa, dont elle était toute proche. Qui était cette parlementaire atypique, dérangeante, au point de susciter, chez ceux qu’elle gênait, un projet de meurtre ?
Yannick Marie, de son nom patronymique, avait vu le jour le 12 juin 1949 à Saïgon, alors capitale de l’Indochine française. Née de père inconnu… Sa mère, auxiliaire féminine de l’armée de terre sera, après 1954 et la tragédie de Dien Bien Phu, envoyée en Algérie où elle militera dans les rangs de l’OAS. Un engagement qui lui vaudra de goûter aux ergastules de la République gaullienne. Yannick, qui a pour parrain Jean-Marie Le Pen, grandit à Saint-Raphaël, souvent loin de sa mère. En 1977, elle épouse en secondes noces un pilote d’essai, Philippe Piat.
Au début des années 1980, le Front national perce sur la scène électorale. Son fondateur, Jean-Marie Le Pen, incite sa filleule, dont il connaît la pugnacité, au militantisme politique. Il l’intronise secrétaire départementale du Front dans les Landes. Mais c’est dans son département d’origine, le Var, que la jeune femme sera élue député en 1986, à la faveur du scrutin proportionnel souhaité par François Mitterrand et qui permit au Front national d’obtenir 35 députés. Parmi lesquels un collaborateur de Présent : Georges-Paul Wagner.
La défaite de la gauche à ces législatives débouche sur une première « cohabitation », avec Jacques Chirac à Matignon. Un Chirac très offensif contre le Front national, qu’il veut priver de toute représentation parlementaire. Sa première décision en tant que chef du gouvernement sera d’abolir la proportionnelle.
Deux ans plus tard François Mitterrand, réélu pour un second mandat, renvoie Jacques Chirac à sa mairie de Paris et dissout l’assemblée. Mais il renonce à restaurer la proportionnelle. Toutes les sociétés d’influence, les médias dans leur ensemble et une grande partie de la classe politique sont vent debout contre ce mode scrutin « qui fait le lit du Front national ».
Les 35 parlementaires frontistes seront donc, selon l’objectif proclamé par Jacques Chirac, laminés par le scrutin majoritaire. A l’exception de Yann Piat, réélue député du Var avec un score de 53,71 % des suffrages. Elle le sera encore en 1993, à la faveur d’une triangulaire, mais cette fois sous les couleurs de l’UDF.
Un climat de lynchage politique
Pourquoi la filleule de Jean-Marie Le Pen s’est elle éloignée de l’homme à qui elle devait son entrée par la grande porte en politique ? A la fin des années 1980, Jean-Marie Le Pen défie verbalement l’insupportable dictature des maîtres penseurs et censeurs. C’est l’époque du « détail » et du « Durafour crématoire ». C’est aussi l’époque du montage de Carpentras. Yann Piat, malgré son tempérament de guerrière, s’est-elle laissée impressionner par ce climat de lynchage moral, politique et médiatique à grande échelle, également assorti de répression judiciaire contre le chef du Front national ? « J’ai aimé Jean-Marie, j’ai détesté Le Pen », essaiera-t-elle de se justifier.
Surtout, il y a l’ambition. Ses succès avaient probablement aiguisé son appétit de pouvoir. L’adhésion à un parti gouvernemental lui offrait des perspectives plus immédiates. En 92 et 93 la gauche est, autant qu’aujourd’hui, au sommet de son discrédit. La droite libérale se trouve en position de favorite pour gagner les législatives de 1993 et emporter, deux ans plus tard, l’élection présidentielle.
Sa popularité, Yann Piat la doit à son entregent mais aussi aux idées du Front national. Elle a quitté le parti, mais elle conservé pour l’essentiel le programme du FN, du moins en ce qui concerne l’immigration et la sécurité. Popularité renforcée par le fait qu’elle est membre à l’Assemblée nationale de la commission d’enquête sur les tentatives de la mafia pour s’implanter en France et infiltrer les milieux d’affaires, tentatives qui bénéficient de la complicité de responsables politiques. Son département lui offre, en la matière, un poste d’observation de premier choix.
Yann Piat dénonce « la collusion existant dans le Var entre la classe politique et le grand banditisme ». En région PACA, corruption et mœurs mafieuses sont souvent les mamelles de la vie politico-économique. Des politiciens entretiennent « des rapports ambivalents avec les gens du milieu ». Ses dénonciations répétées valent à la filleule de Jean-Marie Le Pen le surnom de « Yann d’Arc ».
Des esprits mal intentionnés prétendront que Yann Piat, à travers les dossiers qu’elle détenait, ou disait détenir, avait essayé de faire chanter certains décideurs du monde des affaires et de la politique… Calomnier c’est aussi, pour ceux qui n’ont pas la conscience tranquille, une façon de détourner les soupçons.
La lettre accusatrice
Bien avant la génération kalachnikov, ça flinguait pas mal à Marseille et Toulon, du moins dans les rangs de la pègre. Mais l’assassinat d’une élue de la nation, c’est autre chose. Le meurtre de Yann Piat suscita en France une vive émotion. Une grande partie de l’opinion lui prêta d’emblée des origines politiques.
Hypothèse nourrie par l’évocation dans la presse des rapports rédigés par l’élue, celui notamment concernant une consternante proximité entre des élus du Parti républicain de François Léotard et des truands varois. Et, plus encore, par une lettre testamentaire, dans laquelle Yann Piat mettait en cause, s’il lui advenait de décéder de façon suspecte, cinq hommes. Parmi lesquels le sénateur et ex-maire UDF de Toulon, Maurice Arreckx, Bernard Tapie que l’on ne présente plus et Jean-Louis Fargette, parrain du milieu toulonnais exilé en Italie (pour échapper au fisc) où il succombera, lui aussi de mort violente, à Bordighera.
Accessoirement, l’affaire Yann Piat mettra en lumières les accointances de Bernard Tapie avec le milieu marseillais, notamment le clan Zampa. Quant à Maurice Arreckx, il présidait alors le conseil général du Var. Le truand Fargette (membre du SAC) était l’un de ses amis intimes, qu’il chargeait de ses campagnes électorales. Surnommé, y compris par lui-même, le « Parrain du Var », Maurice Arreckx (1917-2001) sera condamné en 1997 pour concussion à quatre années de prison dont deux fermes et à un million de francs d’amendes. Les pots de vins qu’il avait touchés dépassaient toutefois largement cette somme.
Affaire d’Etat ?
Tous les ingrédients paraissaient réunis pour un thriller politique et l’extrapolation. En 1997, le journaliste d’investigation André Rougeot, collaborateur du Canard enchaîné et époux d’une commissaire de police, relançait, en compagnie d’un autre journaliste, Jean-Michel Verne, la piste du complot politique en publiant aux éditions Flammarion L’Affaire Yann Piat : Des assassins au cœur du pouvoir. Les auteurs confirmaient que l’élue avait bien été assassinée « parce qu’elle en savait trop sur des affaires immobilières impliquant des hommes politiques et le grand banditisme varois ». Mais Rougeot et Verne, qui prétendaient détenir des informations d’un ancien directeur du renseignement militaire, mettaient en cause nommément, sous le sobriquet visqueux de « l’Encornet » et le pseudonyme plus froufroutant de « Trottinette », respectivement François Léotard et Jean-Claude Gaudin. Des accusations pour lesquelles les deux auteurs, incapables d’apporter la moindre preuve de ce qu’ils avançaient, furent condamnés pour diffamation.
N’en restait pas moins la trame de l’affaire, autour de laquelle les deux journalistes avaient quelque peu brodé. Sans doute ont-ils été intoxiqués par des renseignements émanant effectivement de services secrets, dans un objectif évident : discréditer, en l’exagérant, ce soupçon de compromission existant entre responsables politiques, affairistes et malfaiteurs.
Pieds nickelés
Deux jeunes « demi-sel » du coin, Marco di Caro et Lucien Ferri, connus jusqu’ici de la justice pour des délits mineurs, seront appréhendés par la police. Ils passent vite aux aveux. Leur commanditaire ? Un certain Gérard Finale, tenancier d’un bar à Toulon, le Macama. Il jouissait d’un certain prestige à leurs yeux : n’était-il pas l’ami d’enfance du caïd Jean-Louis Fargette, « dessoudé » à Bordighera au 11.43 ? Finale, marié et père de famille, tenancier de bars louches – sans doute pour le compte de son copain Fargette – avait un casier judiciaire assez léger. Juste un taulier, se glorifiant d’une ancienne amitié avec le cador local, dont il laissait entendre, après sa mort, qu’il avait été son « homme de barre » (un associé sur lequel on peut compter).
Truand bidon, le patron du Macama se rêvait en caïd. Les rumeurs courant dans le milieu sur les rapports de Yann Piat lui donnèrent l’idée qu’il pouvait, en la supprimant, obtenir le respect du milieu. Et sans doute la reconnaissance intéressée de certaines huiles locales.
Aéroport, marina, casino
Pourquoi Yann Piat inquiétait-elle tant de monde dans le département du Var ? Elle prétendait s’opposer à l’agrandissement de l’aéroport de Toulon-Hyères, ainsi qu’à plusieurs projets immobiliers, dont la construction d’une marina sur la presqu’île de Giens. En outre elle annonçait que, si elle était élue maire de Hyères à la place du sulfureux Jo Sercia, elle fermerait le casino de la ville. Un casino qui était une lessiveuse pour le grand banditisme et une manne pour certains partis politiques et leurs intermédiaires. En tout cas Jo Sercia, député suppléant de François Léotard, vice-président du conseil général du Var et maire sortant de Hyères, sur lequel se concentrèrent beaucoup de soupçons durant l’enquête sur la mort de Yann Piat, ne sera pas inquiété. Son absence dans le box des accusés au moment du procès étonnera beaucoup de gens. De quelles protections jouissait « M. Jo » ? En 1995, il ira tout de même dormir en prison pour « avoir monnayé son appui pour des demandes d’ouverture ou d’extension de maisons de retraites. Un marché très juteux, dans un département comptant 224 établissements de ce type ». Le genre de pratiques que dénonçait Yann Piat.
Yann Piat « condamnée » ?
Personne n’a peut-être donné l’ordre direct à Gérard Finale d’assassiner Yann Piat. Mais ceux à qui le patron du Macama a parlé de son projet, truands, notables, politiciens ne l’ont pas dissuadé. Certains l’ont peut-être même implicitement encouragé. Voire guidé… Il n’y a sans doute pas eu de « contrat » précis, rien qu’un désir informel mais très vif de se débarrasser de la gêneuse. En réalisant ce souhait, Finale espérait sans doute se créer des obligés dans la pègre et la politique.
Au terme de sept semaines de procès, au cours desquels ils auront entendu 160 témoins, et après cinq heures quinze de délibération, les jurés ont jugé « la bande duMacama » coupable. Finale, considéré comme le commanditaire du meurtre, et Ferri, l’exécuteur, ont été condamnés à la perpétuité. Le conducteur de la moto a écopé, lui, de trente années de réclusion.
Le dénouement de cette affaire laisse un amer goût d’incertitude et d’inachevé. Pour l’opinion, cet assassinat d’une femme politique aura confirmé les liens existant entre le grand banditisme et certains milieux politiques. Ben Barka (1966), le prince Jean de Broglie (1976), Robert Boulin (1979), Joseph Fontanet (1980), Yann Piat (1994), François de Grossouvre (1994)… Autant de morts mystérieuses jonchant les allées de la cinquième République…
Il existe une rue Yann-Piat à Hyères et une place à Bormes-les-Mimosas. Une plaque commémorative avait été posée à l’endroit où Yann Piat a été assassinée. Elle a aujourd’hui disparu. Comme si ce nom, et ce qu’il évoque, gênaient encore aujourd’hui certaines personnes. Une histoire inachevée, pleine d’inexactitudes, de trous et de faux-semblants. Avec, au milieu, une seule chose bien réelle : le cadavre de Yann Piat, femme politique assassinée le 25 février 1994, à l’âge de 44 ans.