“Une police de la pensée et de la langue terrorise notre pays”!

Quand un philosophe qui a travaillé sur la figure du soldat revient sur les quinze jours qui ont changé la France et qui ont restauré, selon lui, la dignité du politique. Professeur agrégé de philosophie, Robert Redeker est écrivain. Son dernier livre «Le soldat impossible» a été publié aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.

Unknown-1821

Manuel Valls dit que la France en guerre….
Notre pays a pris l’inquiétante habitude, au moins depuis 1870, de ne pas être prêt lorsque la guerre survient. Le vocabulaire employé par M.Valls a le mérite de la clarté. «Guerre» est un mot que l’Etat n’employait même pas pendant la guerre d’Algérie, préférant l’euphémisme mensonger, «événements». C’est dire la force de cette déclaration. Nous sommes donc dans un état de guerre. Parler de guerre c’est reconnaître et désigner un ennemi. C’est une situation nouvelle pour les jeunes générations qui ont été élevées dans le sentiment de l’impossibilité de l’ennemi. Ce vocabulaire et la réalité qu’il désigne sonnent un réveil, la fin d’un doux songe: un retour au réel de l’histoire. Ce n’est pas un vocabulaire anodin car l’état de guerre entraîne des conséquences réelles, palpables, aussi bien dans la politique que dans la vie quotidienne. C’est une forme inédite, pour nous, de guerre: une guerre asymétrique sur le territoire métropolitain. Les ennemis voudraient que nous détruisions nous-mêmes, sous l’effet de la peur, ce qu’ils veulent détruire: la liberté d’expression, la laïcité, et, sans doute, notre mode de vie. Ainsi, ils veulent nous transformer en armes à leur service. Ils souhaitent nous transformer en soldats au service de leurs objectifs sans que nous nous en rendions compte. Toute guerre peut être gagnée. A terme les bénéfices politiques de la guerre peuvent se révéler inespérés: renaissance du sentiment national, renforcement de l’unité, de la solidarité, retour du sens (alors qu’on ne cesse de déplorer la perte du sens), renaissance des valeurs civiques.

Une société pour s’unir a-t-elle besoin d’un ennemi commun?
La France n’est pas simplement une société, elle est une nation. Dans une nation le lien politique est un lien amoureux, qui est autant le lien qui attache entre eux les citoyens que celui qui les attache au passé. Amour de ce que la nation est et amour de ce qu’elle fut. Deux éléments construisent cet amour: l’histoire et la langue. C’est cet amour de son histoire, de ce que la nation fut dans le passé, qui forme le socle de l’amour de la nation. Pour que ce lien amoureux perdure, l’éros politique, la France a besoin que le roman national soit enseigné, qu’à travers cet enseignement l’Ecole donne à aimer la nation. Jeanne d’Arc, Charles Martel, du Guesclin, Louis IX, Michel de l’Hospital, et cent autres, doivent être donnés en exemples à admirer pour nourrir l’imaginaire des écoliers. Cet enseignement rend possible un double mouvement psychologique: intérioriser l’histoire de France, d’une part, s’identifier à la France d’autre part. Le résultat en est l’amour-fusion. Pour grandir et se fortifier cet amour a besoin d’avoir une autre face: l’amour de la langue française. Lui aussi se dédouble: amour de la langue comme réalité statique, arrêtée, et amour de la littérature dans son historie. La France est le pays littéraire par excellence, le pays dont la littérature est l’âme. Comme l’enseignement de l’histoire a été détruit, l’enseignement systématique de la langue et de la littérature française a été détruit également. Le désamour d’une grande partie de la jeunesse pour la France trouve sa source dans ce crime contre l’enseignement de l’histoire et de la langue comme réalités nationales dont l’Ecole s’est, par idéologie, rendue coupable. Le projet de Mme Vallaud-Belkacem de faire de l’enseignement de la laïcité une cause nationale est bien insuffisant. C’est l’enseignement de l’histoire de France et, comme le dit Bérénice Levet, de la langue française, qu’il faut ériger en causes nationales.
Si la nation repose sur l’amour – Rousseau a fait de l’amour entre les citoyens une pierre de touche de son contrat social – elle n’a pas besoin intrinsèquement d’ennemis. Les ennemis sont un fait irrévocable, non une nécessité. Leurs menées renforcent certes l’union, comme dans toute histoire d’amour. Il n’y a pas de nation, en effet, sans un dehors, qui est tantôt complaisant tantôt hostile jusqu’à prendre la forme de l’ennemi. Dans la guerre actuelle, l’ennemi échappe à sa

On a beaucoup invoqué Voltaire ces jours ci et la liberté d’expression. Ou commence-t-elle, ou s’arrête-t-elle?
Une police de la pensée et de la langue terrorise – sous l’aspect du terrorisme intellectuel – notre pays depuis deux ou trois décennies. Ce n’est pas une police de la beauté de la langue, du style, qui aurait son utilité, bien au contraire, mais une police des mots, pour empêcher que des réalités qui se donnent à voir aux yeux de chacun trouvent leur expression verbale. Ainsi, entre cent exemples possibles, la grotesque suppression du mot «Mademoiselle» des documents officiels. L’office de la liberté d’expression est de protéger le droit de dire et d’écrire des choses destinées à susciter une levée de boucliers. La liberté d’expression ne s’exerce que dans le passage à la limite, voire la transgression. C’est la liberté de l’excès. La justification de cette liberté ne peut être de protéger l’expression anodine et consensuelle. Elle serait dans ce cas aussi inutile que la constitution de feu l’URSS qui garantissait un grand nombre de libertés dont aucune jamais ne fut effective. Elle est la liberté de prononcer et décrire des choses contre lesquelles pourraient s’élever des Etats, des pouvoirs, des associations, la société même, l’opinion publique. Dans tout autre cas, elle n’est qu’une formule creuse, une valeur décorative destinée à tromper, une liberté Potemkine cachant l’absence de liberté (exactement comme cette constitution de l’URSS dont nous venons de parler). La liberté d’expression existe pour protéger dans leur droit de parler et d’écrire aussi bien Charlie Hebdo que Renaud Camus. C’est une liberté tellement indivisible que toute personne qui soutient les uns (Charlie) doit également, sous peine d’incohérence, soutenir l’autre (Renaud Camus).
depuis deux ou trois décennies. Une police des mots, pour empêcher que des réalités qui se donnent à voir aux yeux de chacun trouvent leur expression verbale

Sommes-nous condamnés à être faible parce que nous sommes civilisés?
Entre «faible» et «civilisé» il n’y a pas de consécution nécessaire. Le croisement de la faiblesse et de la civilisation donne la décadence. Etre en même temps faible et civilisé, c’est être décadent. La décadence est l’entropie propre aux civilisations, leur usure causée par l’histoire. Mais ce n’est pas une entropie physique, c’est une entropie politique et morale, contre laquelle il est possible de lutter. Le déclin de l’amour de la patrie, par exemple, est un effet de l’entropie de la nation – pourtant, l’enseignement peut lutter contre cette entropie et restaurer cet amour. Quand une nation est faible, au contraire, c’est qu’elle commence à devenir moins civilisée. Dans sa force la civilisation est construction, affirmation de soi. Rome, dans l’antiquité, ou la France au XVIIème siècle, sont des exemples de très hauts moments de civilisation, qui n’allaient pas sans des violences et des discriminations que nous réprouverions aujourd’hui. Dans les domaines historique et politique, est fort, possède la capacité d’être constructif, de bâtir, celui qui sait nommer les choses, autrement dit l’opposé du politiquement correct. Rien n’est plus un symptôme de décadence que le règne du politiquement correct qui supprime le droit de nommer ce qui se donne à voir. Mais la faiblesse lorsqu’elle est bien identifiée se surmonte. La décadence n’est pas un malheur définitif: elle se combat par la morale publique (la vertu civique chère à Montesquieu et à Rousseau) et se contrôle par la politique. La vraie politique en effet résiste à la nature entropique de l’histoire, dont le Général de Gaulle était si conscient, elle est une contre-entropie. Rien n’est plus un symptôme de décadence que le règne du politiquement correct qui supprime le droit de nommer ce qui se donne à voir.

Que vous inspire la mobilisation pacifique des Français. La marche républicaine. Le succès en kiosque de Charlie Hebdo?
Pacifique cette mobilisation était quand même, et paradoxalement, un élément dans ce que M. Valls appelle une guerre. Inconsciemment le peuple français l’a organisée comme un temps stratégique dans une guerre beaucoup plus longue. Il faut apprécier les moments mystiques de l’histoire, celui des «masses en fusion» pour parler comme Sartre. Avec cette manifestation nous n’avons pas eu affaire à la mystique républicaine, chère à Péguy, qui ensuite se dégrade en politique politicienne, mais à la mystique nationale. Le message en était: nous, tous ensemble, sommes une nation. Il est triste qu’une partie du peuple, celle d’immigration récente, ne se soit pas jointe plus massivement à ce moment mystique d’affirmation nationale. Renan a vu la nation comme un plébiscite permanent. Mais la manifestation du 11 janvier a été beaucoup plus qu’un plébiscite se renouvellant virtuellement chaque jour: elle a été un moment exceptionnel, qui ne se reproduira pas d’aussitôt, de refondation, un moment de répétition de la fondation de la nation, de re-création de la nation. Quant au succès en kiosque de Charlie Hebdo, il ne témoigne pas d’une adhésion à l’impertinence convenue et au gauchisme chic de ce journal.
Avec cette manifestation nous n’avons pas eu affaire à la mystique républicaine, chère à Péguy, qui ensuite se dégrade en politique politicienne, mais à la mystique nationale. Le message en était: nous, tous ensemble, sommes une nation.

Qu ‘est-ce qui distingue les soldats de l’islamisme radical de ceux des démocraties occidentales?
Parle-t-on de soldats au même sens dans ces deux occurrences du mot? Les djihadistes sont les soldats seulement d’une idée, d’un imaginaire, d’un fantasme, et surtout d’un fanatisme. Le fanatisme est toujours la rencontre d’une passion triste, coulée dans le ressentiment, vivifiée par la haine, et d’une idéologie préfabriquée. Il ignore les barrières, tout lui est possible. Sur ce point, il s’oppose aux soldats d’une armée régulière d’une nation démocratique de haute et ancienne civilisation. Quand le soldat fanatisé fait un saut en dehors de l’humanité, en dépasse les limites, externalisation qui explique la terrifiante cruauté dont il peut faire preuve, le soldat civilisé combat au sein des limites de l’humanité. Le fanatisme idéologique, qui anime les soldats djihadiste, n’a rien à voir avec l’amour de la patrie et de la nation qui fait battre le cœur des soldats des armées régulières des Etats civilisés.

Source

Related Articles