Une poupée aux formes de «femme normale», pour quoi faire ? Les jouets des enfants ne sont pas là pour donner bonne conscience aux adultes, ils sont là pour servir de support à leur imaginaire.
Lammily est une poupée. De loin, elle pourrait ressembler à une Barbie. Mais, elle est «plus petite, brune, avec des formes anatomiques réalistes et même de la cellulite en option». Nickolay Lamm, jeune graphiste de 26 ans, l’a créée pour montrer «qu’être une femme normale, c’est beau».
Cette anti-Barbie est haute de 28 cm et correspond aux mensurations moyennes d’une Américaine de 19 ans : 1m63, 68kg et 85cm de tour de poitrine1. Lammily semble répondre à une demande : celle de jouets qui reflètent une certaine forme de réalité et combattent la pression sociale qu’imposent les mensurations de Barbie.
Mais si le créateur et tous les commentaires élogieux qui l’ont accompagné ne se fourvoyaient pas complètement en proposant une telle poupée ? Qu’y a-t-il en effet de plus ennuyeux que la normalité ?
Le jeu, cela doit être l’imaginaire, le rêve, le fantasme, l’espoir, l’amour et l’aventure. Nulle envie particulière de défendre le jouet imaginé par Ruth Handler en 1959, qui nous a toujours paru restrictif, mais les enfants ne sont pas stupides. Ils comprennent très vite qu’une Barbie ressemble physiquement plus à un flamant rose avec son cou et ses jambes hors de proportions qu’à une vraie personne. Elle pourrait tout aussi bien avoir quatre bras, trois seins, peser 150 kilos ou cracher des flammes, l’enjeu n’est pas là. Il est dans la possibilité du jeu qu’elle doit offrir.
Lorsque Mattel met en scène sa poupée phare incapable de se débrouiller devant un ordinateur sans l’aide des garçons, nous avons un problème. Cela donne l’impression que ce métier, ce rêve-là, n’est pas ouvert aux petites filles (ou aux petits garçons qui ont envie de jouer à la poupée). Le combat est là : se battre pour que les grands fabricants proposent des jouets plus ouverts, où on puisse imaginer une Barbie à la guerre et un G.I. Joe derrière les fourneaux. Il n’est pas dans le fait de proposer une poupée avec dix kilos de plus ou de moins.
Si, à 5 ans, on ne peut pas rêver de l’impossible, à quoi cela sert-il d’être enfant ? Tout est encore imaginable. On peut être astronaute, pâtissière ou princesse, partir à la conquête des étoiles, de l’Everest, cultiver son jardin candidement ou attaquer une diligence en cavalant sur sa Mustang lors d’une grande parade sauvage. On peut, en jouant, sortir de soi-même. Oublier la camarade de classe qui n’a pas été sympa, la petite sœur qui est chiante, les parents qui s’engueulent et qui bientôt se sépareront. On peut, porté par son imaginaire, croire que l’on est unique, même si l’on n’a pas encore très bien compris comment nouer ses lacets.
Lammily, fondamentalement, a été créée par des adultes pour des adultes qui souhaitent se rassurer de leurs propres échecs et de leur banalité mais elle enferme l’enfant dans son propre corps. Que nous dit-elle ? Regarde, à 19 ans, tu pèseras 68 kilos, tu feras 1m63, tu auras un tatouage et sans doute déjà un peu de cellulite, mais ce n’est pas grave, tout le monde est comme ça, c’est normal, c’est super. Avec cette poupée, on remplace une norme, en chute libre de toute manière, par une autre, pleine de bons sentiments, ennuyeuse à mourir. Célébrons, au contraire, l’anormal, la diversité des possibles. Les jouets des enfants ne sont pas là pour donner bonne conscience aux grandes personnes, ils sont là pour servir de support à leur imaginaire. Ils auront largement le temps, plus tard, de se rendre compte que la réalité est légèrement plus complexe.