Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, conseiller de Bill Clinton, expert à la Banque mondiale, professeur à la prestigieuse Université de Colombia, a publié le 6 juillet ce texte intitulé « From Brexit to the Future » qui dépasse, et de loin, la simple analyse du Brexit. Il nous est paru suffisamment intéressant pour que nous le traduisions en français et que nous vous le livrions ici.
« Il faudra un certain temps et à l’Europe et au reste du monde pour digérer toutes les implications du dernier référendum britannique. Les conséquences les plus profondes dépendront de la réponse de l’Union européenne au retrait du Royaume-Uni. La plupart des gens suppose que ce départ de l’UE ne devrait pas défigurer le continent : après tout, un divorce à l’amiable semble être dans l’intérêt de tous. Mais ce divorce – comme beaucoup d’autres– pourrait devenir détestable.
Les avantages du commerce et de l’intégration économique entre le Royaume-Uni et l’UE sont réciproques, et si l’Union européenne respecte sa conviction que l’intégration économique est la meilleure voie possible, ses dirigeants chercheront à garder des liens proches dans ces circonstances. Mais Jean-Claude Juncker, l’architecte des stratagèmes d’évasions fiscales massives pour les sociétés au Luxembourg et maintenant président de la Commission européenne, a décidé de suivre une ligne dure : « Out signifie dehors » martèle-t-il.
Cette réaction instinctive est peut-être compréhensible, étant donné que Juncker est la personne qui aura présidé la phase initiale de dissolution de l’UE. Il fait valoir que pour dissuader d’autres pays de quitter l’UE, Bruxelles doit être intransigeant, laissant au Royaume-Uni juste ce qui est garanti en vertu d’accords de l’Organisation mondiale du commerce.
En d’autres termes, l’Europe ne doit pas être conservée pour ses prestations, qui dépassent de loin ses coûts. La prospérité économique, le sentiment de solidarité et la fierté d’être européen ne sont pas suffisants, selon Juncker. Non, l’Europe doit être conservée par des menaces, l’intimidation et la peur.
Cette position ignore à la fois le Brexit et les primaires républicains aux Etats-Unis : une grande partie de la population ne s’en sort pas. L’agenda néolibéral des quatre dernières décennies est très bon pour les 1 % de favorisés, mais pas pour le reste. J’avais prévu depuis longtemps que cette stagnation aurait éventuellement des conséquences politiques. Ce jour-là est maintenant à nos portes.
Des deux côtés de l’Atlantique, les citoyens considèrent les grands accords commerciaux mondiaux comme source de leurs malheurs. Il s’agit d’une simplification excessive, mais compréhensible. Ces accords commerciaux, aujourd’hui négociés en secret, avec les intérêts des entreprises bien représentés, sont totalement opaques pour les citoyens ordinaires ou les salariés. Et sans surprise, les avantages sont à sens unique : la législation du travail s’en trouve affaiblie, la précarité devient la règle.
Alors que les accords commerciaux jouent un rôle dans la création de ces inégalités, beaucoup d’autres facteurs ont contribué à déséquilibrer la politique vers la finance. Les règles de propriété intellectuelle, par exemple, permettent aux laboratoires pharmaceutiques d’augmenter leurs prix sans limite. Mais toute augmentation de la puissance des sociétés entraine de facto une baisse des salaires réels – et un accroissement des inégalités, qui est devenu une caractéristique des pays avancés.
Dans de nombreux secteurs, la concentration industrielle s’accroit, ainsi que la financiarisation de l’économie. Les effets de la stagnation et des baisses de salaires sont combinés à ceux de l’austérité, annonçant les restrictions de services publics dont tant de salariés à revenus moyens dépendent.
L’incertitude économique qui en résulte pour les salariés, lorsqu’elle est combinée avec une immigration massive, créé un mélange toxique. De nombreux réfugiés sont victimes de la guerre et de l’oppression auxquelles l’Occident a contribué. Leur venir en aide est une responsabilité morale de tous, mais surtout des anciennes puissances coloniales.
Et pourtant, alors que beaucoup le nient, une augmentation de l’offre de main-d’œuvre peu qualifiée conduit à un abaissement des salaires. Et lorsque les salaires ne peuvent plus être diminués, le chômage augmente. Il s’agit du problème le plus préoccupant dans les pays où la mauvaise gouvernance économique a déjà donné lieu à un niveau élevé de chômage global. L’Europe, en particulier la zone euro, a été mal gérée ces dernières décennies, au point que son taux de chômage moyen est à deux chiffres.
Bien sûr, on parle beaucoup des bénéfices nets de l’immigration. Pour un pays offrant un faible niveau de prestations garanties – protection sociale, éducation, soins de santé, etc. – à tous ses citoyens, cela peut être le cas. Mais pour les pays qui fournissent une protection sociale décente, la situation est intenable.
Le résultat de toute cette pression à la baisse des salaires et à la réduction des services publics a été le massacre de la classe moyenne, avec des conséquences similaires des deux côtés de l’Atlantique. Les classes moyennes n’ont pas reçu les bénéfices de la croissance économique. Ces ménages comprennent que les banques ont causé la crise de 2008 ; mais ensuite, ils virent les milliards valser pour sauver ces financiers alors que rien n’était fait pour sauver leurs maisons et leurs emplois. Avec un salaire médian ajusté d’un travailleur de sexe masculin à temps plein aux États-Unis plus bas qu’il était il y a quatre décennies, personne ne devrait s’étonner d’avoir à affronter un électorat en colère.
Par ailleurs, les politiciens qui avaient promis le changement n’ont pas délivré ce qui était espéré. Les citoyens ordinaires savaient que le système était injuste, mais ils se sont aperçus que le système était encore plus truqué qu’ils ne l’avaient imaginé, et ils ont perdu le peu de confiance qu’ils avaient quitté dans les politiciens en place. Cela, aussi, est compréhensible : les politiciens avaient promis que la mondialisation serait profitable à tous. Mais un vote de colère ne résoudra pas les problèmes, et il pourrait engendrer une situation politique et économique encore pire.
Laisser le passé au passé est un principe fondamental en économie. Des deux côtés de la Manche, la politique doit maintenant chercher à comprendre comment, dans une démocratie, l’establishment politique a pu faire si peu pour répondre aux préoccupations de nombreux citoyens. Chaque gouvernement de l’UE doit maintenant chercher à améliorer le bien-être des citoyens ordinaires en priorité. Aucune idéologie néolibérale ne pourra les aider. Et nous devrions arrêter de confondre les fins avec des moyens : par exemple, le libre-échange, si bien réglementé, pourrait apporter une plus grande prospérité partagée ; mais s’il n’est pas bien administré, il abaissera le niveau de vie d’un grand nombre – peut-être d’une majorité – des citoyens.
Il y a des solutions de rechange au régime néolibéral actuel qui peut créer une prospérité partagée, tout comme il existe aussi des alternatives – comme le traité transatlantique de partenariat pour l’investissement proposé par le président Barack Obama à l’UE – qui causeraient beaucoup plus de mal. Le défi consiste aujourd’hui à apprendre du passé, afin d’éviter de nous enfoncer encore plus dans l’échec. »
Joseph Stiglitz (Texte traduit de « From Brexit to the Future », paru sur Project Syndicate)