Elle a bien voulu accorder un entretien fleuve au Rouge & le Noir à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, L’Islam – pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore) publié aux éditions Artège en avril 2017. 288 pages.
R&N : Quelles sont les principales questions que soulève la présence de l’islam en Europe ?
Annie Laurent : « Naguère, nous rencontrions des musulmans, aujourd’hui nous rencontrons l’islam ». Cette phrase prononcée par le cardinal Bernard Panafieu, archevêque émérite de Marseille, dans une conférence qu’il donnait il y a une quinzaine d’années, illustre bien le changement de perspective qui s’est opéré, dans notre pays. Après la Seconde Guerre mondiale, les premiers immigrés musulmans étaient pour l’essentiel des hommes qui venaient en célibataires pour des raisons économiques et aspiraient à rentrer dans leurs pays d’origine une fois qu’ils auraient les moyens de faire vivre leurs familles chez eux. Ils n’avaient donc aucune revendication d’ordre religieux ou communautaire. Tout a changé à partir des années 1970 au cours desquelles divers gouvernements ont opté pour le regroupement familial (en France, ce fut en 1974, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing), puis pour des assouplissements en matière de nationalité (droit du sol plutôt que droit du sang) et, enfin, la possibilité accordée aux étrangers de fonder des associations de la loi 1901. Des évolutions de cette nature se sont produites dans la plupart des pays d’Europe, certains optant même officiellement pour le multiculturalisme, comme en Grande-Bretagne.
Ainsi, peu à peu, le Vieux Continent a eu affaire à une immigration de peuplement, donc définitive. Les musulmans en Europe veulent vivre selon les principes de leur religion et de leur culture. Il faut savoir que l’islam porte un projet qui est aussi social et politique puisqu’il mêle le spirituel et le temporel. Et cette conception repose sur une volonté attribuée à Dieu, à travers le Coran, et sur l’exemplarité de Mahomet, qualifié de « beau modèle » dans ce même Coran (33, 21).
Or, les fondements de la culture islamique sont étrangers à ceux de la culture européenne, qui repose essentiellement sur le christianisme. Par exemple, l’islam ignore le concept de « personne », qui est d’origine biblique et s’enracine dans la réalité du Dieu trinitaire. La Genèse enseigne en effet que “Dieu créa l’homme à Son image, à l’image de Dieu, Il le créa, Il les créa homme et femme” (Gen 1, 27). Ainsi comprise, la personne humaine est dotée d’une dignité inaliénable et inviolable. Or, le récit coranique de la création occulte cette merveilleuse réalité. Allah reste étranger à l’homme, Il ne partage rien avec lui. Le mot « personne » est d’ailleurs absent du vocabulaire arabe. C’est pourquoi les chrétiens arabisés du Proche-Orient ont conservé l’usage du mot « ouqnoum », qui signifie « personne » en araméen, la langue que parlait le Christ. Dans l’islam, l’individu trouve sa dignité en tant que « soumis » à Dieu et membre de l’Oumma, la communauté des musulmans, éléments qui le privent d’une vraie liberté, notamment dans le domaine de la conscience et de la raison.
Il s’agit là d’une divergence fondamentale entre le christianisme et l’islam concernant la vision de l’homme et de sa vocation.
En s’établissant en Europe, les musulmans auraient pu bénéficier de la conception chrétienne en matière d’anthropologie. Mais l’islam s’installe chez nous alors que nous avons perdu de vue les racines de cette vision sur l’homme et de tout ce qui constitue les fondements de notre civilisation, notamment la liberté, dévoyée en libéralisme absolu, et l’égalité, dévoyée en égalitarisme ; alors aussi que nous sommes pervertis par l’athéisme et le laïcisme. Ayant délaissé notre héritage chrétien, nous sommes incapables de transmettre aux musulmans ce que nous avons de meilleur. En outre, ces derniers rejettent notre culture actuelle, alors qu’il y a encore un siècle elle leur paraissait attrayante et digne d’imitation.
Pour répondre plus précisément à votre question, l’islam en Europe heurte de plein fouet une société décadente qui, non seulement la rend incapable de relever le défi existentiel représenté par cette réalité nouvelle, mais la prépare à se soumettre à un système où Dieu et la loi divine ont la première place. Le problème est donc avant tout spirituel et culturel.
R&N : Quel statut l’islam donne-t-il au texte du Coran ? Comment l’islam accepte-t-il (ou non) la critique littéraire et historique de son texte et de sa formation ?
Annie Laurent : Selon une définition dogmatique fixée au IXe siècle, au temps du califat abbasside régnant à Bagdad, le Coran est un Livre « incréé ». Il a Dieu seul pour auteur. Il fait même partie de l’être divin puisque, dans sa forme matérielle, il est la copie conforme d’un original, la « Mère du Livre », conservé auprès d’Allah de toute éternité (Coran 13, 39), donc préexistant à l’histoire. Contrairement à la Bible, qui se présente comme un recueil d’œuvres écrites par des hommes sous la motion de l’Esprit Saint (doctrine de l’inspiration), la créature humaine n’a joué aucun rôle dans l’élaboration et la rédaction du Coran. Pour accréditer cette thèse, les musulmans ont toujours dit que Mahomet était illettré et ils l’ont présenté comme le transmetteur passif.
A cause de son statut divin, le Coran est intouchable. Il ne peut être soumis à une exégèse faisant appel aux sciences humaines, selon les critères historico-critiques appliqués à la Bible dans l’Église catholique. Il n’est pas interdit de s’interroger sur « les circonstances historiques de la Révélation » ; cette science est reconnue par les écoles qui ne s’en tiennent pas à une lecture littéraliste, mais elle ne peut contredire le caractère éternel du Coran dont le contenu est anhistorique. De même, les savants musulmans admettent le rôle du troisième calife, Othman, dans la composition du Coran tel qu’il existe encore. Mais ils ne s’interrogent pas, par exemple, sur les raisons qui ont motivé l’ordonnancement du texte. Les sourates et les versets ne sont pas classés par ordre chronologique de leur « descente » (mot servant à qualifier la transmission du Coran à Mahomet par l’ange Gabriel) ni par ordre thématique. L’ordre retenu est la longueur décroissante des sourates, la première mise à part, qui est très brève. Si bien que la deuxième est la plus longue tandis que la dernière, la 114è, est la plus courte. S’il en fut ainsi c’est que Dieu l’a voulu. La critique littéraire est également impossible. Le Coran se présente comme ayant été dicté en langue arabe (41, 2-3 et 43, 3). Or, des recherches effectuées par des philologues, malheureusement non musulmans, montrent que ce texte contient des emprunts à d’autres langues sémitiques comme l’araméen et le syriaque.
Il faut espérer que des musulmans oseront un jour se lancer dans des recherches scientifiques sur tous les aspects relatifs aux origines du Coran et de leur religion. On observe cependant de nos jours une prise de conscience chez certains de leurs intellectuels du fait qu’il y a un mal interne à l’islam et que la crise actuelle, d’une gravité sans précédent, ne trouvera pas de solution tant qu’une autorité reconnue n’aura pas le courage de soutenir d’authentiques travaux scientifiques sur le Coran.
R&N : « Ce n’est pas ça l’islam », entendons-nous régulièrement après un attentat islamique. Les mouvements djihadistes se situent-ils en marge de l’islam ?
Annie Laurent : Il est de bon ton d’affirmer que l’islamisme, au sein duquel le djihadisme constitue la forme violente, est étranger à l’islam, qu’il en constitue une perversion ou un accident de l’histoire. Cela est faux. D’ailleurs, jusqu’au XXe siècle, en Occident, la religion des musulmans était appelée « islamisme ». Désormais, on veut distinguer l’islam compris comme religion de l’islamisme compris comme idéologie. Mais les deux dimensions sont étroitement mêlées.
Le Coran comporte des dizaines de versets dans lesquels Allah demande aux musulmans de combattre, de tuer, d’humilier, etc. Je n’en citerai ici que deux : « Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre [juifs et chrétiens selon le Coran], ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut après s’être humiliés » (9, 29). Et celui-ci : « Que les incrédules n’espèrent pas l’emporter sur vous ! Ils sont incapables de vous affaiblir. Préparez, pour lutter contre eux, tout ce que vous trouverez de forces et de cavalerie, afin d’effrayer l’ennemi de Dieu et le vôtre » (8, 59-60).
Les djihadistes se conforment donc à ce qu’ils croient être des ordres divins. Et ils anathématisent ceux qui, parmi leurs coreligionnaires, refusent de pratiquer la violence. Pour eux, ce sont de mauvais musulmans qui méritent donc également la mort.
On ne doit certes pas enfermer tous les musulmans, pris indistinctement, dans un cadre idéologique légitimant la violence, mais prétendre que les djihadistes trahissent l’islam est une erreur. Le problème est qu’aucune autorité ne peut vraiment les condamner, sauf à considérer le Coran comme condamnable.
R&N : Le concept de taqiya existe-t-il réellement dans l’islam ou est-ce une invention récente ?
Annie Laurent : Précisons d’abord le sens de ce mot arabe : taqiya signifie « dissimulation ». Or, là aussi, contrairement à une idée reçue, il ne s’agit pas d’une perversion de l’islam. Certes, le Coran interdit formellement de renoncer à leur religion, sous peine de châtiments divins et de malédictions éternelles (cf. 2, 217 ; 3, 87 ; 4, 115 et 16, 106). Les musulmans ne peuvent donc en principe dissimuler leur identité et travestir leurs croyances. Cependant, le Coran évoque deux types de situations où il est possible, voire recommandé, de pratiquer la taqiya. D’une part, en cas de contrainte extérieure, le musulman peut renier Dieu extérieurement tout en conservant sa croyance dans le cœur (16, 106). D’autre part, en cas de rapports de forces défavorables, lorsque le fait de s’opposer aux infidèles présente du danger, il est possible de prendre ceux-ci pour alliés (3, 28-29) alors qu’en principe cela n’est pas autorisé (3, 118 ; 5, 51 ; 9, 23 ; 60, 13).
On est loin ici de la doctrine chrétienne, pour laquelle aucun prétexte ne doit servir à dissimuler sa foi en Jésus-Christ ou son identité baptismale, ce qui peut évidemment conduire au martyre.
Cela dit, historiquement, la taqiya a d’abord été pratiquée dans les communautés minoritaires ou dissidentes (chiites, druzes, alaouites, alévis). Mais aujourd’hui, elle est admise chez les sunnites, surtout lorsque ceux-ci sont en situation de minorités comme c’est le cas en Europe.
R&N : Les catholiques sont invités à imiter le Christ et les saints. Quel modèle Mahomet est-il pour le musulman ? L’islam donne-t-il à ses fidèles d’autres exemples à suivre ?
Annie Laurent : Pour les musulmans, Mahomet est le « sceau des prophètes ». « Pas de prophète après moi », aurait-il dit, selon la tradition islamique. Il est donc le plus grand, le préféré d’Allah qui lui a accordé une bénédiction spéciale, et son comportement est édifiant. Toute critique à son égard est dès lors considérée comme blasphématoire. On l’a vu avec les réactions violentes qui ont suivi les caricatures de Mahomet.
Du fait de cette excellence, cela ordonne de lui obéir car cela revient à obéir à Dieu (3, 132 ; 4, 80). Tout ce que Mahomet a dit, a fait ou n’a pas fait, en telle ou telle circonstance est donc normatif, digne d’imitation. Les récits rapportant tous ses actes, ses recommandations et ses ordres ont été recueillis par des témoins, puis rassemblés dans des volumes qui constituent la Sunna, la tradition prophétique. Celle-ci a tellement d’importance qu’elle est la deuxième source du droit musulman. Elle complète ce qui manque au Coran dans l’ordre législatif. En Occident, on a trop tendance à minimiser l’importance de la Sunna. Ce qui me frappe, c’est que les musulmans savent que Mahomet a tué, a menti et a rusé, a pillé des caravanes, a spolié les juifs de Médine de leurs biens, a été polygame, autrement dit n’a pas eu une vie morale exemplaire. Mais ils ne s’interrogent pas sur son comportement et ne se lancent pas dans une comparaison avec celui de Jésus tel qu’il est rapporté dans les Évangile. Au contraire, le fait que Mahomet ait eu une vie comme celle de nombreux hommes sert l’apologétique islamique : elle permet de montrer que les musulmans ne considèrent pas Mahomet comme un dieu, sous-entendu comme le font les chrétiens avec Jésus.
Pour l’islam, Jésus n’est qu’un prophète, chargé d’une double mission : apporter l’Évangile pour rectifier les erreurs que les juifs auraient introduites dans la Torah de Moïse, annoncer la venue de Mahomet comme « sceau des prophètes ». C’est en cela qu’il est digne de respect. Mais il n’est ni le Fils de Dieu, ni Rédempteur. Ignorant la réalité du péché originel, l’islam ne conçoit pas la nécessité d’un salut.
Un personnage occupe une place privilégiée dans le Coran. Il s’agit de Marie, à laquelle la sourate 19, qui porte d’ailleurs son nom, consacre de beaux passages. Certes, son identité est floue car elle est présentée à la fois comme la mère de Jésus et comme la sœur de Moïse et d’Aaron, lesquels avaient bien une sœur portant le nom de Mariam. Mais des générations séparent les deux Marie. Selon le Coran, Marie est honorée pour avoir donné naissance au prophète Jésus, conçu miraculeusement. Sa virginité perpétuelle est également reconnue. Mais, après la naissance de son fils, elle disparaît, on ne parle plus d’elle. Cependant, elle est décrite comme une parfaite musulmane, soumise à Dieu. C’est en cela que les musulmans sont invités à l’admirer et à l’imiter. S’ils ne peuvent en principe pas l’invoquer à la manière des chrétiens, j’observe qu’une authentique dévotion mariale se développe dans une partie du monde de l’islam.
J’en déduis, et c’est ma conviction, que Marie est le « porche de l’espérance ». Je crois que c’est par elle que les musulmans sont appelés à découvrir l’identité véritable de Jésus-Christ. Il n’est d’ailleurs pas rare que des musulmans se convertissent grâce à elle.
Les musulmans honorent par ailleurs Aïcha, l’épouse préférée et influente de Mahomet, très présente dans la Sunna. Elle est considérée comme la « mère des croyants ». On peut aussi mentionner Fatima, la fille d’Ali, cousin et gendre de Mahomet.
L’islam ignore le concept de sainteté au sens chrétien du terme. Seul les musulmans adeptes du soufisme, version mystique de l’islam, au demeurant ultra-marginale, vénèrent des saints qui leur sont propres. Mais aucune autorité spirituelle n’a le pouvoir de canoniser des êtres humains.
R&N : La perception de l’Église catholique en Occident sur l’islam est-elle équilibrée ? Elle semble bien différente de celle des chrétiens d’Orient.
Annie Laurent : En effet ! Le problème vient du fait que les Occidentaux ont oublié leur histoire ; ils ont oublié que la conscience d’une identité européenne s’est largement forgée dans la confrontation avec l’islam, contre lequel il a fallu se défendre pendant des siècles. Il faut ajouter à cela le syndrome qui a suivi la décolonisation et qui a engendré une forme de complexe particulièrement malsain car il conduit à une auto-culpabilisation qui demeure malgré les évidences actuelles. Le pacifisme qui s’est emparé de l’Occident après la Seconde Guerre mondiale est également responsable de cette situation. Dans certains milieux chrétiens, on rejette l’idée que l’on puisse avoir des ennemis, oubliant ainsi que le Christ Lui-même en a eus. C’est, hélas, une réalité héritée du péché originel et qui, comme telle, demeurera tant que durera l’histoire humaine. Nier la réalité des ennemis désarme l’Occident et le rend incapable de porter un regard lucide sur l’islam. Ce qui compte pour les chrétiens, ce n’est pas de s’enfermer dans le déni mais de chercher dans l’Évangile les moyens de répondre au défi de l’islam.
Pour leur part, les chrétiens d’Orient n’ayant jamais cessé d’être confrontés à l’islam, n’ont pas cédé aux dérives que je viens de décrire. Ils nous parlent à partir d’une expérience souvent douloureuse qui n’a jamais été vraiment interrompue. Leur parole doit donc être prise très au sérieux.
R&N : Vous avez par ailleurs créé l’association CLARIFIER. Quel en est le but ?
Annie Laurent : C’est essentiellement pour remédier à l’ignorance et à l’oubli dont je viens de parler qu’avec quelques amis nous avons créé cette association qui existe depuis 2009. Étant de formation juridique, je suis attachée à la précision, à la concision et à la rigueur des mots. Or, trop de confusions entourent la présentation de l’islam dans ses divers aspects. Il faut y apporter de la clarté. Notre action se distingue donc par un souci pédagogique. Par ailleurs, tout en portant un regard lucide sur l’islam, nous tenons à marquer de la bienveillance et du respect envers les personnes qui professent cette religion. C’est pourquoi nous avons choisi comme devise la phrase de saint Paul pour qui « la charité met sa joie dans la vérité » (I Co 13, 6).
Concrètement, nous diffusons périodiquement des Petites Feuilles vertes, qui traitent de tel ou tel sujet. Celles-ci sont envoyées par courrier électronique. Il suffit pour les recevoir de s’inscrire en allant sur le site de l’association : www.associationclarifier.fr
Nous proposons aussi des conférences et des sessions de formation à l’islam destinées à toutes sortes de publics : élus locaux, entreprises, établissements d’enseignement, ecclésiastiques.
Pour tout contact, on peut écrire à l’une des deux adresses suivantes.
Adresse postale : Association Clarifier – Galaxy 103 – 6 bis rue de la Paroisse – 78000 Versailles.
Courriel : [email protected]