Voici plus de 200 ans que l’on fabrique à Pavlovski Possad, petite ville de la région de Moscou, des châles qui séduisent les femmes du monde entier. Le Courrier de Russie est allé voir comment fonctionnent les ateliers bicentenaires.
Vous avez forcément rencontré ces carrés de tissu fleuri : fleurs rouges sur fond noir, bleues sur fond rouge, dorées sur fond blanc… Les châles de Pavlovski Possad pourraient devenir le carré Hermès national. Ils sont un incontournable de toutes les garde-robes du pays, portés aussi bien par les grand-mères que par de très jeunes fashionistas.
Ces châles sont fabriqués à Pavlovski Possad, petite ville de 65 000 habitants à 65 km à l’est de Moscou. Aujourd’hui, la ville ressemble à n’importe quelle autre banlieue-dortoir de la capitale : les supermarchés voisinent avec de hauts immeubles, dont les habitants prennent chaque matin l’elektritchka pour aller travailler à Moscou.
Pourtant, il suffit de parcourir une centaine de mètres, depuis la gare, le long d’une route poussiéreuse, pour tomber sur des baraques en bois à un étage, des pigeonniers et du linge séchant dans les cours. En face, derrière une palissade de béton disgracieuse, se dresse un immense édifice datant de 1901. On a du mal à croire qu’il s’agit du berceau de la célèbre beauté fleurie. Mais ce château de brique à la tour pointue est bien le bâtiment de fabrication principal de la manufacture de Pavlovski Possad, qui produit 1,5 million de châles colorés de laine et de soie par an. En règle générale, les touristes et les étrangers ne sont pas les bienvenus en ces lieux – mais la direction a fait une exception pour nous.
Un paradis accessible
Tout a commencé quand Ivan Labsine, paysan libre et habitant d’un village des environs de Moscou, qui deviendra plus tard la ville de Pavlovski Possad, a imaginé et cousu son premier châle de soie, en 1795. L’affaire a été reprise et poursuivie par ses héritiers, et la manufacture est rapidement passée d’une production domestique à une grosse entreprise.
« L’histoire de la naissance des châles de Pavlovski Possad est liée à la France, entame Viktor Zoubritski, artiste-dessinateur en chef. À l’époque, Paris se passionnait pour les châles de cachemire, importés de Perse. La noblesse française en raffolait. Les aristocrates russes l’ont imitée, suivis, à leur tour, par les marchands et les paysans. Et la manufacture de Pavlovski Possad s’est concentrée sur la demande de ces derniers. »
Les châles colorés de Pavlovski Possad représentaient une alternative accessible aux coûteux cachemires, et leurs dessins reflétaient les représentations du paradis selon les paysans : couleurs vives et jardins luxuriants.
« Notre usine a survécu à la guerre de 1812, alors que les combats faisaient rage à proximité immédiate de Pavlovski Possad ; à la révolution de 1917 et à sa grande entreprise de nationalisation de la propriété privée ; et aux deux guerres mondiales, quand nous avons dû produire, à la place des châles, de la toile de parachute », poursuit Viktor Zoubritski.
Le dessinateur travaille pour la manufacture depuis 54 ans. Au cours de cette période, la production a largement évolué : alors que l’on utilisait autrefois du chlore, pour l’apprêt de la laine, on a recours aujourd’hui au traitement sous plasma. Les machines servant à la fabrication des châles sont de plus en plus complexes – et de plus en plus rapides. Leur fonctionnement est assuré par 850 personnes, qui travaillent en permanence à la fabrique.
Du fil au châle
La première étape de la fabrication est l’apprêt du tissu. Les toiles sont tissées sur des machines dédiées à partir de laine de moutons mérinos. Pour obtenir un châle aux couleurs brillantes, le tissu doit être idéalement blanc. Mais il n’existe pas de mouton idéalement blanc – et le tissu doit donc être lavé, séché et blanchi.
L’étape suivante consiste à transformer le morceau de tissu en un magnifique châle. L’équipement servant à l’impression des châles, qui occupe tout un étage de la manufacture, ressemble à une imprimante géante, où les feuilles de papier sont remplacées par des rouleaux de tissu sur lesquels on applique les teintes – couche après couche, couleur après couleur.
Chaque couleur est appliquée à l’aide d’une presse spécifique : il s’agit d’une grande plaque dotée de fentes, où est versée la teinture. Grâce à la technique de fabrication particulière de la manufacture, le dessin des châles ne déteint pas et ne s’estompe pas. Cependant, un motif de châle ne peut pas être reproduit à l’infini : chaque plaque ne peut être utilisée que mille fois – au-delà, elle s’érode et se détériore. Ainsi, chacun des châles de Pavlovski Possad, au bout de quelques années, devient un objet rare.
« L’impression multicolore à l’aide de ces plaques est une technique très complexe, commente Viatcheslav Dolgov, directeur adjoint de la manufacture. Personne ne fabrique ces plaques en Russie, nous devons tout faire nous-mêmes. »
La dernière étape de la fabrication exige un minutieux travail à la main : 30 ouvrières travaillent dans l’atelier de traitement final, où elles découpent les rouleaux de tissu teints, séchés et repassés en châles séparés et procèdent aux dernières finitions : travail des extrémités, couture des brins de soie.
« Malheureusement, nos châles ne sont pas éternels, explique la dessinatrice Tatiana Soukharevskaïa. Avec le temps, le tissu s’abîme, même si les couleurs restent vives durant plusieurs années. Mais c’est un bonheur de savoir que les gens portent mes châles. L’important, c’est de dessiner avec une âme pleine de bonté. »
Un carré idéal
Si la technologie de fabrication des châles de Pavlovski Possad a évolué depuis 200 ans, le processus de création des dessins est resté le même. Comme par le passé, les dessinateurs conçoivent les motifs colorés sur papier.
Cinq artistes-dessinateurs seulement travaillent à la manufacture, dont Tatiana Soukharevskaïa, plusieurs fois décorée pour ses œuvres par l’État russe. Le magasin en ligne de la manufacture propose une centaine de modèles conçus à partir de ses esquisses.
Tatiana, née dans la région de Nijni Novgorod, dessine des esquisses depuis 30 ans pour la manufacture de Pavlovski Possad, où elle a été envoyée juste après l’école d’art, selon la procédure de répartition en vigueur à l’époque soviétique. « Je n’ai pas réussi tout de suite à faire de beaux châles : c’est parfois difficile de saisir l’humeur juste. Jusqu’à présent, je cherche à créer le châle idéal : celui qui comblera la femme qui le portera, qui fera qu’elle ne voudra plus en acheter aucun autre. »
Tatiana travaille dans son atelier, chez elle, à Moscou : elle a conçu récemment plusieurs nouvelles esquisses, mais pas question de me les montrer – les dessins sont entourés du plus grand secret. Le travail sur une esquisse dure environ deux mois et les motifs terminés sont conservés à la manufacture, où personne ne peut les voir non plus. Mais malgré toutes ces mesures de précaution, des copies venues de Turquie et de Chine apparaissent régulièrement sur les rayons des magasins de souvenirs.
« Une fois, j’ai dessiné un motif avec des fleurs exotiques très vives, qui ressemblaient à des hibiscus, se souvient Tatiana. Des fleurs comme ça poussaient chez ma grand-mère, et leur image m’évoquait d’agréables souvenirs d’enfance. » Mais le conseil artistique de la fabrique n’a pas validé l’esquisse : les autres dessinateurs associaient le motif à des images d’hôpital et de maladie ; et la dessinatrice a dû transformer les hibiscus en roses. « Les roses, c’est sacré : toutes les femmes en rêvent, dans le monde entier », explique la dessinatrice.
Le processus de recherche d’idées pour leurs motifs peut prendre aux dessinateurs des mois, voire des années. Viktor Zoubritski précise avoir créé environ 500 travaux depuis qu’il travaille à la manufacture. « J’aime beaucoup les graines d’érable, vous savez, ces petits hélicoptères, et je me suis demandé pendant de longues années comment les intégrer à la composition d’un châle. Je voulais créer un châle urbain, pas folklorique, délicat… », confie le dessinateur. Un jour, après avoir vu une branche de sorbier sur la neige, il a décidé d’associer, sur un dessin, des baies de sorbier et des graines et feuilles d’érable. Le châle fabriqué à partir de ce motif, à la manufacture, a été baptisé Ryabina (« Sorbier »). « Quelques années plus tard, dans un bus, à Moscou, j’ai croisé une jeune femme – avec mon foulard sur ses épaules. Et je me suis dit : Voilà, j’ai trouvé ! » se souvient Viktor Zoubritski, joyeux.
Le prix des châles reste très accessible : dans le magasin de la fabrique, une pièce coûte en moyenne 2 000 roubles (33 euros). Dans les autres points de vente, il faut prévoir un peu plus. « Nous savons bien que les châles de Pavlovski Possad pourraient être vendus beaucoup plus cher, mais nous nous souvenons aussi qu’à l’origine, ils ont été conçus non pour les aristocrates mais pour les paysans, et que leur zone principale de diffusion est le monde slave, où les acheteurs riches ne sont pas nombreux, souligne Viatcheslav Dolgov. Nous produisons des objets qui sont fondés sur la tradition, mais notre tradition se développe en permanence. » La manufacture de Pavlovski Possad possède aujourd’hui plus de 170 magasins dans toute la Russie.
Comment reconnaître un châle authentique d’une contrefaçon
– L’étiquette doit absolument porter la mention « Made in Russia » et l’adresse du site Platki.ru. Les châles de Pavlovski Possad sont composés uniquement de laine pure ou de soie pure. Si l’étiquette indique une composition à seulement 70 % de laine, il s’agit d’une contrefaçon.
– Prêtez attention aux dimensions du châle. Les châles authentiques de Pavlovski Possad ne se trouvent qu’en quelques tailles différentes : 89×89 cm, 110×110, 125×125, 136×136, 146×146 et 148×148. Si le carré est de 100×100 cm ou 150×150, il s’agit d’une contrefaçon.