Entretien avec Gilbert Collard : lexicographe de la « langue de con »Imprimer
Flaubert a épinglé les idées reçues, Bloy a analysé les lieux communs. Plus près de nous, Daninos s’est moqué du langage qui tourne à vide (Le Jacassin, 1968). Le Dictionnaire de la langue de con que publie Gilbert Collard s’intéresse à son tour à ces mots qui constituent le fond du langage d’une époque hautement bavarde. Mais, depuis Daninos, les choses ont changé : le lynchage médiatique et la condamnation judiciaire guettent celui qui ne parle pas la « langue de con » comme l’exige la plus pure grammaire. Rencontre avec l’avocat, député RBM, dans son bureau parisien tapissé d’éditions Budé et orné d’un tableau de Gen Paul.
— Qui parle la langue de con ?
— C’est une langue qu’on pratique tous. La contagion sémantique est telle que, si on veut pouvoir s’exprimer publiquement, il faut utiliser des mots-valises. Cette langue est le cercueil des démocraties. J’avais un professeur (du temps où on les admirait) qui enseignait l’histoire des institutions du droit. Il voulait que je fasse une thèse sur la décadence de l’empire romain en lien avec la décadence du langage. Je n’ai pu faire cette thèse, accaparé par la vie professionnelle. Mais cette idée de l’agonie des structures liée à l’agonie du langage m’a toujours hanté. Voilà pourquoi, sans prétention aucune – la modestie porte bonheur, selon les Grecs – j’ai écrit ce livre.
— Vous dénoncez un conformisme langagier. N’est-on pas bien au-delà de cela, dans la tyrannie ?
— Tout ce qui est conformisme est tyrannique. Dès qu’on adopte le vêtement langagier des médias, on en est prisonnier. Il existe un véritable laboratoire de la manipulation du langage. Vous prononcez une phrase, les médias n’en retiendront qu’un élément qui va être exploité à des fins polémiques. Pourquoi ? Parce qu’il y a un commerce médiatique, une concurrence financière entre les médias. Ils doivent « faire le buzz », quelle expression ! Le mot buzz, ici, évoquant le vol des mouches du coche médiatique… Copé parle des pains au chocolat, en ayant raison d’en parler. Il est tout de suite lapidé. J’ai été le premier à parler de « 5e colonne », terroriste avais-je précisé. C’était dans une émission de Sud-Radio, et je l’ai répété à l’Assemblée. Personne n’a réagi parce qu’on ne pouvait instrumentaliser mon propos dès lors que j’avais précisé « terroriste ». J’avais déminé la manipulation langagière.
— La langue de con vise souvent le Front national ou les réalités qu’il décrit. Est-ce la langue de l’UMPS ?
— Le PS et les Républicains ont la même langue. Quand un membre des Républicains dit un mot qui s’apparente à un « dérapage », la tempête se lève et il retire son mot : il a peur. Lorsque j’ai présenté un amendement pour mettre fin à l’Aide médicale d’Etat, Eric Ciotti a voté contre, Copé a voté contre. Bien après, au moment où ils pensaient que le mot pouvait être dit, avec la lâcheté de l’horloge ils l’ont dit. Pourquoi ne pas avoir le courage de dire la chose sans attendre que l’atmosphère médiatique s’y prête ? Quand on appelle un étranger « sans-papiers », on fait comme si l’absence de papiers, autrement dit l’infraction, était constructrice de droit. La France est le seul pays où l’illégalité octroie des droits. Alors, pourquoi ne pas conduire ou chasser sans permis, mais avec le statut de « sans-permis » ?
— Et la Cité des Poètes, en Seine-Saint-Denis ?
— Elle marque à quel point la volonté de masquer la réalité est forte. La Cité des Poètes est en réalité la cité des trafics, la cité de la violence, la cité de l’humiliation des musulmans qui ne veulent pas se comporter comme les intégristes le voudraient ! C’est une insulte à la réalité mais… c’est la Cité des Poètes, la vie est belle ! Kalachnikov rime avec overdose, les bobos sont ravis.
— La langue de con dissimule la réalité. N’est-ce pas aussi une façon de l’éviter ?
— Les hommes politiques et les journalistes vivent sur les expressions de la IIIe République qu’ils appliquent au monde des années 2000. Il y a les fascistes et les résistants. C’est évidemment simpliste. Quand le « front républicain » reproche à Jean-Marie Le Pen des amitiés douteuses, c’est oublier que Lucien Combelle, le rédacteur en chef de Révolution nationale, qui appelait les Français à s’enrôler dans la légion contre le bolchévisme, a travaillé après la guerre à Europe 1, à RTL, qu’il était l’ami d’Ivan Levaï et de Jean-Pierre Elkabbach. Je l’ai dit sur Europe 1 dans un débat, il s’en est suivi un silence de mort et cela n’a été repris par aucun média. Or cela figure dans le Dictionnaire amoureux de la Résistance de Gilles Perrault.
— Vous consacrez un article aux Nazaréens. Pour le coup, ils n’appartiennent pas à la langue de con.
— Les chrétiens d’Orient ne font pas partie de ce qu’on pourrait appeler les « ustensiles du commerce médiatique ». Ceux d’Occident non plus. Il aura fallu la tentative d’attentat à Villejuif pour qu’on daigne évoquer la situation des chrétiens, non sans lâcheté de l’épiscopat qui n’a pas dit à ce moment-là, de façon ferme, qu’être chrétien aujourd’hui c’est appartenir à une minorité du langage. Nous ne sommes considérés que dans la ridiculisation.
— Vous siégez à l’Assemblée, vous fréquentez les tribunaux et les médias. Où parle-t-on la langue de con la plus pure ?
— Au Parlement, la langue de bois est totale. Les interventions de Valls relèvent du tic verbal, ce qu’en communication on appelle « éléments de langage ». Pareil pour Najat Vallaud-Belkacem, pareil pour Taubira. J’ai essayé de briser cet usage en traitant Valls de fasciste ou les députés de faux-culs, à la tribune – mais les médias ne me reprennent pas, car la pire chose qu’on puisse faire au système est de parler vrai. Dans les prétoires, il est difficile d’employer la langue de con. Les mots sont confrontés au dossier et aux faits. En matière de presse, on en retrouve quelquefois des traces dans les jugements, avec des expressions comme « vivre-ensemble », « amalgame »… Dans les médias, la langue de bois est épuisante, sans compter que le journaliste compte plus que l’interviewé ! Il est là pour promouvoir « l’intelligence » de sa parole. Audrey Pulvar, dans ce domaine, bat tous les records. Je parle, donc tu te tais.
— N’est-ce pas d’autant plus vrai quand l’invité est du Front national ?
— Leur animosité verbale est alors immédiate. La première question est une agression. Voyez Apolline de Malherbe. Le seul moyen de contrecarrer ces journalistes est d’avoir le génie de la formule, pour les renvoyer dans les cordes, ou d’employer des mots compliqués afin de leur faire perdre leurs moyens. Un mot comme palingénésie vous met un journaliste lambda par terre. Cet art, Jean-Marie Le Pen l’a pratiqué avec succès. Quel orateur !
— La richesse du vocabulaire, la linguistique ne sont-elles pas des armes contre la langue de con ?
— Récemment, dans une émission, je me suis retrouvé devant une « spécialiste du langage » qui avait examiné le langage de Marine Le Pen pour le rapprocher de celui de son père. Je lui ai parlé signifié et signifiant, rôle de l’actant dans le discours : elle était perdue ! Quand Jean-Marie Le Pen parle de « détail », il faut étudier le signifié : que met-il dans ce mot ? Si vous omettez cette analyse et ne considérez que le signifiant (l’enveloppe sonore), vous pouvez faire dire n’importe quoi à n’importe qui. Et le rôle de l’actant : quel est le rôle de la personne qui parle ? Le contexte, le co-texte… bref, cette « spécialiste du langage » ignorait les bases de la pensée de Saussure, mais cela ne l’empêche pas d’être consultée par les médias. Un jour, les historiens diront le mal que la marchandisation médiatique a fait à notre vocabulaire et à notre réflexion.
Propos recueillis par Samuel Martin pour Présent