« Habemus papam ! »
Avec sa verve habituelle Elisabeth Lévy, directrice de la rédaction de Causeur, salue ainsi l’élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française et rappelle « le surnom affectueux et gentiment moqueur de Rabbi » que les rédacteurs donnaient à leur cher maître. La connotation religieuse revient en première de couverture : « La revanche de la pensée ». Gilles Kepel n’avait-il pas écrit La revanche de Dieu ?
Quel est donc cet homme qui suscite amitiés et inimitiés passionnées ? Qualifié par le parti intellectuel de « maurrassien », accusé d’être un « néoréactionnaire », coupable de « communautarisme identitaire », le futur Immortel avait provoqué l’indignation de « quelques habits verts rouges d’indignation » : « Avec Alain Finkielkraut, c’est le Front national qui entrerait sous la Coupole ». Pourtant, son sens des formules percutantes, sa virtuosité dans l’art de manier la langue, son goût du mot juste, sa quête courageuse du vrai, ne le rendent pas indigne de l’Académie.
« Une chose belle, précieuse, fragile et périssable »
Mais la virulence de ces attaques cache mal les désarrois d’un parti intellectuel désorienté par un écrivain complexe, qui ne se laisse pas enfermer dans ses schémas binaires. Bravant les interdits, lui-même se dit antimoderne et conservateur, car il s’agit de conserver cette « chose belle, précieuse, fragile et périssable » qu’est aujourd’hui la France, « patrie féminine, patrie littéraire » menacée par le tout culturel des multiculturalistes et la culture de masse du mondialisme.
De cette complexité témoigne son dernier livre, L’identité malheureuse (Stock, 2014). Ce n’est pas le meilleur, son chef-d’œuvre étant, me semble-t-il, Nous autres modernes, publié en 2005. Mais c’est un livre où il parle de lui-même, depuis ce « moment de grâce de mai 1968 », « pleinement vécu », « ces années gauchistes de la déconstruction des valeurs héritées » jusqu’au « dégrisement par la lecture de L’archipel du goulag » et la défense tardive, non des valeurs, mais de la réalité de la tradition française de ces nations qui sont, comme l’écrit François Furet qu’il cite, « l’œuvre des siècles et des rois : les siècles ont façonné leurs langues et forgé leurs mœurs, les rois leur ont donné un corps ». A l’égard de cette réalité, Finkielkraut sait qu’il a une dette qu’il est tenu d’honorer et que de cet héritage, il n’est pas propriétaire, mais passeur, redevable et responsable pour les générations futures.
D’où la dédicace à son fils Thomas et le souvenir de ses élèves, dont il a pris congé cette année, puisqu’il reprend dans son livre les grandes lignes de ses cours de 2011 à l’Ecole Polytechnique : les thèmes de la laïcité, de la galanterie, de la concurrence des mémoires, de la guerre des respects.
Fils prodigue des Lumières
La laïcité lui est chère, et c’est pourtant en elle que Finkielkraut révèle ses hésitations, voire ses contradictions. Rappelant l’histoire de l’interdiction du voile à l’école en France, seul pays occidental à l’avoir interdit, il l’attribue à l’expression encore vivante de la galanterie française, comme « un tribut la féminité ».
Une justification plus profonde est la philosophie des Lumières et la Révolution française : « Il a fallu la révolution (…) pour que l’Etat se sécularise. » Et de rappeler ce qu’il appelle le programme des Lumières, magnifiquement défini par Kant : « La sortie de l’homme de l’état de minorité, dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre. (…) Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. » « Sapere aude », commentait-il en 2004 dans La défaite de la pensée : « Sans le secours d’un directeur de conscience ou la béquille des idées reçues ». Mais en 2014, il est plus circonspect : « Nous ne naissons pas tout armés de la cuisse de Jupiter, (…) nous avons besoin de maîtres pour nous affranchir de toute direction étrangère. Nul ne pense par lui-même sans détour par les autres. »
Mais quels autres ? Quels maîtres ? Finkielkraut cite, pour la récuser, l’excellente remarque de Mgr Freppel : « Ne pas parler de Dieu à l’enfant pendant sept ans, alors qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui faire accroire positivement que Dieu n’existe pas ou qu’on n’a nul besoin de lui. »
Préférant Ferdinand Buisson, Finkielkraut refuse de « voir la loi divine gouverner la cité terrestre ». Et de cette séparation totale de César et de Dieu, avec la suprématie de César, Finkielkraut présente comme garants Pascal et ses trois ordres autonomes et étanches – ordres charnel, intellectuel, spirituel – et Péguy et son apologie de l’instituteur, seul et inestimable représentant des poètes, des artistes, des philosophes. Mais on risque alors de dire avec Clemenceau : « Tout est à l’Etat. »
Et d’ailleurs, cette curieuse sollicitation d’auteurs chrétiens étonne chez un homme qui évoque rarement le christianisme, sauf lorsqu’il assume l’héritage de l’Ancien Testament : ainsi fait-il dans Nous autres modernes, une percutante analyse de « l’âge de la radicalité », et il explique la généalogie du communisme par « la répudiation du péché originel » et « l’affaiblissement progressif de la doctrine de la chute dans les temps modernes ».
Mais cette philosophie des Lumières qu’il semblait exalter par l’intermédiaire de Kant, voici qu’il la fustige quand elle inspire la Révolution : « Ils ont dit “que la Lumière soit !” et la Terreur fut. » C’est que, sortir de sa minorité, c’est aussi s’émanciper du passé : « Notre histoire n’est pas notre code », disait le révolutionnaire Rabaud-Saint-Etienne, et Finkielkraut déplore qu’on ait voulu tout détruire, sous prétexte que tout était à recréer. Il préfère, et c’est encore un paradoxe, Burke : « Ce qui fait l’humanité, ce n’est pas l’autosuffisance, ce n’est pas la capacité de s’abstraire de toute tradition, c’est l’appartenance, la fidélité, l’inscription dans une communauté particulière. L’homme n’est pas maître du sens : le sens passe à travers lui. Sa subjectivité est seconde. »
Communauté versus communautarisme
L’inscription dans une communauté : l’expression est aujourd’hui ambiguë, et Finkielkraut le sent plus qu’un autre. Fils d’émigrés juifs polonais – son père a survécu à la déportation à Auschwitz – ses parents et lui-même, né en France en 1949, bénéficient, en 1950, d’une naturalisation collective.
On parle yiddish à la maison, mais Alain n’a pas été circoncis et il ne fréquentera pas la synagogue, ne fêtant que Roch Hachana et Kippour. Pourtant, son attachement à Israël se sent lorsqu’il tente périlleusement, en 2012, lors d’un forum-débat à Tel Aviv, de défendre « l’Etat juif », « parce que, dit-il, la religion juive a donné du judaïsme une définition nationale, c’est-à-dire au bout du compte laïque ».
Dans L’identité malheureuse, il parle peu d’Israël, sinon pour rappeler – et par le biais d’Alain Badiou – « le scandale bien réel de l’oppression par Israël du peuple palestinien ». D’abord il se sent et se proclame français, car « la République logeait les boursiers et les Français de fraîche date à la même enseigne », « initiés ou profanes, nous avions la France en partage ».
Il souffre que la France, aujourd’hui, se transforme en « auberge espagnole ». Pudique expression. Car pour Finkielkraut, ce qui se joue en France, c’est la conjonction de ce qu’il appelle « la désidentification », c’est-à-dire le drame d’une Europe qui se renie et se vide d’elle-même, et d’un communautarisme musulman qui remplit le vide ainsi dégagé. « Le voilà, écrivait-il en 2002, le vrai choc des civilisations : l’Occident vit sous le régime de la critique, et le monde musulman – élites laïques comprises – sous celui de la paranoïa. » Et les violences de ce monde, il ne les attribue pas à des victimes d’inégalités sociales ni à des psychopathes, mais il les nomme pour ce qu’elles sont : des « crimes doctrinaux ».
Professeur, Finkielkraut, dans L’identité malheureuse, privilégie la critique de « l’école ouverte », qui « n’a pas cultivé le peuple », mais « a eu raison du peuple cultivé ». Et dans laquelle l’immigration de masse et ses corollaires à l’école, la concurrence des mémoires – pas question dans les banlieues d’étudier sans chahut l’histoire nationale, ou même Le Cid ou Tartuffe – et la guerre des respects – une mauvaise note est un manque de respect – est primordiale.
Sur l’école et les émeutes de 2005, Finkielkraut est intarissable et refuse de rien cacher, revendiquant Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Michel Onfray lui-même vient de publier un ironique Le réel n’a pas eu lieu. Décidément, on comprend que certains nouveaux rebelles s’attirent les foudres d’un parti intellectuel qui pratique le déni du réel et prétendait, naguère, compter ces esprits libres parmi les siens.
Danièle Masson