Professeur d’histoire à l’université de Cergy-Pontoise et chercheur associé à l’Institut d’Histoire du temps présent, Patrick Garcia explique comment le Panthéon est devenu l’un des plus forts symboles de la République. Quatre nouvelles personnalités doivent y faire leur entrée le 27 mai prochain.
La nation ne choisit pas ses grands hommes à son image. Pourquoi?
Patrick Garcia. Il faut d’abord exclure les nombreux choix de Napoléon qui ne sont pas représentatifs. Ensuite, le Panthéon est un lieu extrêmement sélectif, dont la fonction n’est pas d’être représentatif de l’ensemble des Français. Depuis sa «re-républicanisation» en 1885 avec l’entrée de Victor Hugo, Il s’est construit avec l’élection d’un certain nombre de grandes figures emblématiques des valeurs républicaines.
Le Panthéon reflète-t-il la nation? Qu’est-ce qu’un grand homme?
Rentrent au Panthéon essentiellement des intellectuels, liés à la question des valeurs. Il ne s’agit pas seulement de grands écrivains, mais de grands écrivains engagés comme Émile Zola, ou emblématiques de l’Histoire de France, comme Alexandre Dumas. Ce dernier a aussi été choisi parce qu’il était métis : celui qui a domestiqué l’histoire de France est un descendant d’esclaves dont le père, un général républicain, avait été cassé de son grade par Napoléon en raison de la couleur de sa peau. De même, quand André Malraux y entre, c’est moins le ministre que l’homme qui s’était engagé aux côtés de la République espagnole et de la Résistance. La question de l’engagement pour les valeurs est le premier critère d’entrée au Panthéon.
Quels écrivains renommés ne pourraient pas y entrer à cause de leurs valeurs?
Céline, par exemple. Ou l’antisémite Edouard Drumont que les réseaux d’extrême-droite voulaient faire entrer sous l’Occupation pendant la Seconde guerre mondiale.
Deux femmes rejoignent Marie Curie le 27 mai. Pourquoi ont-elles été longtemps absentes de ce lieu?
Cela renvoie au statut des femmes dans la société française. Ce n’est qu’en 1945 qu’elles ont le droit de vote. Jusque dans les années 1960, elles continuent à être considérées comme une minorité juridique, elles doivent avoir l’autorisation de leur mari pour détenir un compte en banque. C’est François Mitterrand qui va imposer au gouvernement Balladur, en période de cohabitation, l’entrée de Marie Curie.
Les quatre personnalités choisies par François Hollande l’ont été en fonction des valeurs qu’elles représentaient, est-ce une rupture avec les pratiques habituelles?
Absolument pas. Le Panthéon, c’est la bourse des valeurs républicaines. Leur caractéristique commune, hormis Jean Zay qui avait été arrêté par Vichy, est d’avoir été des résistants de la première heure. Les deux femmes, qui ont survécu à Ravensbrück, ont ensuite eu une action mue par des valeurs, avec ATD Quart Monde pour Geneviève de Gaulle-Anthonioz, le dialogue avec le FLN pour Germaine Tillion.
Le choix de Jean Zay fait protester des associations d’anciens combattants, qui reprochent à l’ancien ministre d’avoir «insulté» le drapeau français. Le Panthéon agit-il encore comme révélateur des divisions de la société?
Sous la IIIème République, certains choix de panthéonisations clivants, comme Emile Zola ou Jean Jaurès, ont donné lieu à des polémiques extraordinaires. Cela s’est ensuite reproduit en 1945 : la gauche proposait Romain Rolland, dénigré par la droite pour son antimilitarisme, quand les modérés proposaient Charles Péguy. Une troisième solution, avec Henri Bergson, avait été envisagée. En définitive, personne n’a été choisi. Depuis que la panthéonisation est décidée par un président de tous les Français incarnant la nation, il n’y a pas eu de réelle polémique. Lorsque Mitterrand avait fait entrer l’abbé Grégoire en 1989, l’église catholique avait boudé la cérémonie. Il reste quelques milieux d’extrême-droite pour contester Jean Zay en citant le drapeau, mais ils font peut-être en réalité référence à ses origines…
Comment le pouvoir se met-il en scène lors des panthéonisations?
Une rupture essentielle se produit avec la Vème République. Jusque-là, le rituel d’une entrée au Panthéon est funéraire, dominé par la scénographie du deuil. La première panthéonisation républicaine, celle de Victor Hugo, est un enterrement. Le choix est alors celui de l’Assemblée nationale et les corps constitués suivent le cercueil sur les marches. En 1958, le président de la République établit progressivement un rituel d’incarnation de la nation. Avec les commémorations mitterrandiennes, la cérémonie se cale sur la télévision : un spectacle rue Soufflot précède le discours du président de la République.
S’agit-il davantage d’une mise en valeur du panthéonisé ou de la fonction présidentielle?
Des qu’on utilise l’Histoire, on l’utilise toujours pour le présent. Commémorer, c’est évoquer le passé devant les hommes du présent pour leur parler de ce qui les unit et de leur futur commun. Le président entre aussi au Panthéon par le truchement de celui qu’il fait entrer. Mais l’exercice peut aussi être compliqué pour un président de la République. Si ce rituel d’incarnation lui confère une certaine stature, manier le sacré dans notre société peut se révéler contre-performant. Quand Chirac fait entrer Malraux au Panthéon, les interrogations portent sur le discours qu’il va prononcer : il risque d’être comparé au monument d’art oratoire qu’avait délivré Malraux lors de l’entrée de Moulin au Panthéon. En choisissant un décalage total dans le mode d’énonciation et dans les termes, Chirac s’en est très bien sorti.
Croyez-vous, comme d’autres historiens, que panthéoniser permet de relégitimer le politique?
Absolument. Hollande attribue une fonction puissante au Panthéon, il en fait un surmoi collectif, qui serait l’aulne de ce que les Français doivent faire. Une des façons de relégitimer le politique est de rappeler que l’on a pu mourir ou combattre pour des valeurs. Cette notion est très liée à la République.
La période politique actuelle avec la montée de l’extrême-droite rend-elle la réaffirmation de ces valeurs d’autant plus importante pour le Président de la République?
Selon moi, pour Hollande, faire entrer quatre personnalités au Panthéon n’est pas lié à la conjoncture, mais plutôt au fait qu’il est le second socialiste président de la République sous la Vème. Il panthéonise comme l’avait fait Mitterrand et Chirac avant lui, et comme n’a pas pu le faire Sarkozy. Mais réaffirmer les valeurs de la République a aussi un sens dans la période actuelle. Depuis les années 1980, la France est traversée de questions sur le rapport à son histoire. C’est alors que la question de la mémoire a commencé à se poser, qu’un regard critique a commencé à être porté sur le passé, que l’on a commencé à se préoccuper de la mémoire d’une nation en voie d´intégration dans un ensemble plus grand…
Comment expliquez-vous le soin avec lequel François Hollande prépare lui-même cette cérémonie, jusqu’au choix de l’artiste qui a réalisé les portraits des personnalités?
Le choix de la mise en scène est toujours soumis au Président de la République. Je me souviens de films montrant François Mitterrand étudiant un à un les projets pour le bicentenaire de la Révolution française. Cela renvoie sans doute au sérieux avec lequel Hollande prend sa charge.
Est-ce une façon pour lui de marquer sa filiation avec François Mitterrand, qui s’y était rendu le jour même de son investiture?
Pour comprendre ce geste lors de l’investiture, il faut le restituer dans un contexte. Mitterrand voulait alors prendre le contrepied de son prédécesseur. Pendant son mandat, Giscard d’Estaing avait focalisé son discours sur le futur et considéré que le passé comme une sorte d’empêcheur d’émergence de l’avenir. Dans ses vœux de 1977, il a dit : «Ne nous laissons pas accabler par les rhumatismes de l’Histoire». Il voulait ainsi permettre l’émergence d’un consensus pour rendre possibles l’entente entre les pays européens et la construction de l’Europe.
Pourquoi ce pouvoir a-t-il été si peu utilisé par la droite?
Le Panthéon est la mémoire de la République et c’est une mémoire de gauche. L’idée républicaine est d’abord défendue par la gauche. Au XIXème siècle, c’est elle qui défend la République, même si toute la droite n’est pas anti-républicaine, puisqu’en 1890, les catholiques et les modérés se rallient à la République. Après la Libération, les choses changent avec le discrédit qui affecte durablement l’extrême-droite. De Gaulle, dans les mémoires de guerre, ne parle pas du Panthéon, mais des Invalides. Et en aucun cas, je crois, il n’aurait voulu être enterré au Panthéon.
Le refus des familles d’Aimé Césaire, d’Albert Camus, deux noms proposés par Nicolas Sarkozy, était-il un signe de défiance envers la nation ou envers le précédent président de la République?
Envers le président, clairement. Les héritiers de Camus ne souhaitaient pas que Nicolas Sarkozy préside une entrée au Panthéon de leur aïeul. De même, quand la question de Marc Bloch a commencé à se poser de manière officieuse, Suzette Bloch, sa petite-fille, a aussitôt indiqué qu’elle s’y opposerait. Peut-on faire le consensus mémoriel et créer le ministère de l’identité nationale? Mais ce ne sont pas les seuls exemples de refus dans l’histoire.
Lors de son édification, le Panthéon devait être une église. Pourquoi la Révolution en a-t-elle fait un de ses symboles?
Le Panthéon est une église dont la construction, décidée par Louis XV pour remercier le ciel d’avoir exaucé un vœu, la guérison du dauphin, a été achevée au début de la Révolution. Elle est laïcisée par la Révolution, qui baptise le lieu Panthéon, en reprenant les références à l’Antiquité. La Restauration rétablit ensuite une croix sur le monument et l’église est consacrée. Louis XVIII prend alors la place que devait occuper Napoléon sur la fresque de la coupole peinte par Gros. En 1830, Louis-Philippe fait reconstruire un fronton mais n’investit pas réellement le lieu. Ce monument est jugé par tous embarrassant : cela vaut-il la peine de provoquer les Républicains sur ce sujet? Jusqu’en 1879, la République est dominée par les monarchistes, qui commandent un grand programme de peintures sur la France éternelle, celle des rois et des saints. C’est alors qu’apparaissent au Panthéon Clovis ou Sainte-Geneviève. Le Panthéon sera à nouveau républicanisé avec l’installation de statues. Tandis que les murs évoquent la France fille aînée de l’Eglise, les sculptures qui évoquent la France républicaine, avec un aspect œcuménique, puisque Robespierre et Mirabeau sont réunis. Le Panthéon est le lieu de cristallisation des deux romans de la France.
Pendant la période napoléonienne, quel usage l’Empereur en a-t-il fait?
L’entrée massive de généraux et d’académiciens correspond à une volonté de pacifier, sinon de glacer le Panthéon après les difficultés de la période révolutionnaire où l’on avait vu les choix opérés aussitôt remis en cause, avec l’entrée et la sortie de Mirabeau ou celle de Marat.
Malraux voulait d’ailleurs extraire les personnalités choisies par Napoléon, mais il s’est heurté à un refus du général de Gaulle…
Malraux voulait reconstituer la logique républicaine du Panthéon, le dynamiser en l’épurant. Il voulait y enlever ceux qui n’y étaient entrés pas au nom de valeurs. De Gaulle et Pompidou n’ont pas trouvé l’idée bonne car cela rappelait trop la période révolutionnaire.
La question s’est-elle reposée ensuite?
Non, au contraire. Sous Mitterrand, ont été recensés et identifiés les personnages entrés sous Napoléon. Laisser des cadavres napoléoniens, c’est respecter l’Histoire.
Diriez-vous encore aujourd’hui, comme Mona Ozouf en 1984 dans «Les lieux de mémoire», que le Panthéon est un échec?
Elle voulait dire que le Panthéon n’avait pas été à même de permettre l’essor d’un roman unitaire de la France. C’est paradoxal d’ailleurs puisque Mona Ozouf a été une des actrices de l’entrée de Pierre Brossolette au Panthéon. Ceci dit, son article a peut-être joué un rôle dans la réappropriation mitterrandienne du Panthéon. Je ne serais pas aussi sévère que Mona Ozouf, car ce rituel permet d’enrichir la mémoire collective des Français.
Il reste beaucoup de places au Panthéon. Sera-t-il un jour rempli?
L’idée de faire des panthéonisations régulières a déjà été évoquée. Mais instaurer un rythme très régulier ne risquerait-il pas d’épuiser le rituel?
Vidéo: extrait du célèbre discours d’André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin, en présence du général de Gaulle et de Georges Pompidou.