Avec les cinéphiles maniaques de la société Artus, passée maîtresse en matière de sauvegarde du cinéma populaire européen, c’est tous les jours Noël, même à Pâques. Ainsi, cette estimable enseigne vient-elle de rééditer le chef d’œuvre de Giorgio Ferroni, Le Moulin des supplices – titre très idiot que l’on doit aux distributeurs français –, alors que l’original s’intitulait bien plus joliment : Le Moulin des femmes de pierre.
De quoi s’agit-il ? Tout simplement du premier film gothique italien tourné en couleurs, en 1960, alors que l’autre étalon du genre, le désormais classique Masque du démon de Mario Bava, se contentait d’un simple noir et blanc, fut-il sublime. Mais il faut alors concurrencer les Anglais de la Hammer sur leur propre terrain, eux qui viennent de redonner, grâce à des acteurs tels que Christopher Lee et Peter Cushing, des cinéastes du calibre de Terence Fisher et John Gilling, leur lustre perdu aux monstres du très américain studio Universal : baron Frankenstein, comte Dracula et autres personnages tout aussi peu fréquentables.
Il peut arriver que les plagiaires puissent faire preuve d’autant de talent que les plagiés, car en matière esthétique, les Italiens n’ont évidemment de leçons à recevoir de personne et Giorgio Ferroni n’est pas non plus le premier venu, même si ayant aligné plus de documentaires que de films stricto sensu. Accessoirement, il est l’un des derniers cinéastes locaux à être demeuré fidèle au Duce, le suivant même dans la très discutable république de Salo. Que les démocrates sensibles se rassurent, cela ne se voit pas dans ce film ; si ce n’est l’atmosphère crépusculaire, peut-être.
En bonne logique, tout cela aurait dû être tourné dans un palais italien, avec paysages de Toscane en arrière-plan. Mais Ferroni préfère les clairs obscurs hollandais, les canaux et les moulins noyés dans la brume. C’est justement dans un moulin, possession d’un maître en automates, – les fameuses femmes de pierre plus haut évoquées, même si de cire en la circonstance – que se passe la majeure partie du film. La fille du maître des lieux, sublime Scilla Gabel (alors doublure très poumonnée de Sophia Loren) se meurt de langueur. D’où un besoin urgent de sang frais. Sang de jeunes filles si possible, autrement le film est moins avenant. D’où, encore, la présence de la pimpante Dany Carrel dont on entrevoit, quelques fugaces secondes, la rondeur des seins. Pas de doute, c’est un film italien.
En 1960, tout cela fait grand scandale : trop de sexe, de noirceur et de violence. À la revoyure de 2019, on croit rêver, tant les temps ont changé. L’actuelle violence gratuite coule tellement de source que plus personne ne s’en émeut ; quant aux nouveaux clercs, ils préfèrent s’indigner à propos des blagues misogynes à Toto imprimées sur emballages de Carambar. À chaque époque ses indignations. Ces considérations sociétales évacuées, demeure un film d’une splendeur renversante. Chaque plan est un tableau. D’un Vermeer, on passe à un Rembrandt. Les cadrages adoptent les lignes de fuite propres aux primitifs flamands. C’est un film qui se contemple autant qu’il se voit.
L’ensemble n’a pas pris une ride, même si délicieusement daté. Le héros aime l’héroïne. Leur amour est pur. Et même les méchants font le mal par amour. C’est beau. Tout aussi beau que le magnifique objet concocté dans l’atelier d’Artus, en forme de livre, comportant, en sus du film en DVD et Blu-ray, quelques heures de bonus permettant d’écouter les spécialistes du genre, sans oublier, morceau de choix, un essai plus qu’érudit de près de cent pages, signé d’Alain Petit, figure tutélaire de ces films trop souvent oubliés, parce que jugés trop populaires par le clergé cinéphile d’État. L’occasion est donc trop belle de découvrir ou de redécouvrir ce bijou baroque dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui, jusque chez Kiyoshi Kurosawa, chef de file de la nouvelle vague japonaise.
En effet, s’il y a des films qui marquent leur époque et d’autres qui se contentent de surfer sur le vide de l’air du temps, Le moulin des supplices fait d’évidence partie de la première catégorie.
Nicolas Gauthier – Boulevard Voltaire