C’était une époque où la France comptait encore 50.000 prêtres diocésains et 200.000 bistrots – ils ne sont plus aujourd’hui, respectivement, que 12.000 et 34.000 : de là à en conclure que la situation des débits de boisson s’est plus vite dégradée que celle de l’Église… Faites le calcul, c’est statistique ! Une époque où les prêtres portaient encore soutane et chapeau rond – ça n’allait pas durer -, les bistroquets, tablier bleu et casquette – cela dura encore un peu. Bref, l’époque des Tontons flingueurs qui avaient bien perçu les profonds changements « sociétaux », comme on dit de nos jours, auxquels notre cher et vieux pays était alors confronté : « La jeunesse française boit des eaux pétillantes, et les anciens combattants des eaux de régime. Et puis, surtout, il y a le whisky… C’est le drame, ça, le whisky. »
C’était en avril 1968, le 25, il y a tout juste un demi-siècle, donc, dans cette France qui allait bientôt avoir le bonheur de faire connaissance avec David Cohn-Bendit, Félix Kir disparaissait. Il était né en 1876. Pas n’importe où : à Alise-Sainte-Reine, ce village bourguignon, reconnu pour être Alésia. La preuve qu’Alise-Sainte-Reine est Alésia : Napoléon III y fit ériger une statue de Vercingétorix en 1865.
Félix Kir, prêtre, chanoine, maire de Dijon, grand promoteur de la boisson apéritive porteuse de son nom, commandeur de la Légion d’honneur. Un CV en raccourci qui serait impensable aujourd’hui.
Mais pour rétablir une vérité historique, disons tout de suite que le chanoine Kir ne fut pas l’inventeur du kir. C’est comme ça. C’est comme les trois mousquetaires qui étaient quatre ou Bonaparte au pont d’Arcole : les études les plus ennuyeuses n’enlèveront pas de la tête des gens que la légende est bien plus belle que la réalité. François Rebsamen, qui fut maire de Dijon jusqu’à récemment, se plaît à rappeler, lui qui est socialiste, que ce serait un maire de sa couleur politique, un dénommé Henri Barabant, qui aurait été en quelque sorte l’inventeur de cet apéritif au début du XXe siècle. Mais l’ancien ministre de François Hollande reconnaît au chanoine Kir le mérite d’en avoir « tellement bu qu’il a popularisé cette boisson » ! Si M. Rebsamen le permet, nous continuerons donc à commander au zinc un kir et non un barabant.
De 1901, année de son ordination sacerdotale, à 1940, Félix Kir mène une vie de prêtre diocésain : vicaire puis curé de paroisse en Côte-d’Or, le canonicat d’honneur en 1931, histoire de liserer son camail. Notons que, durant la Grande Guerre, Kir sert dans une section d’ambulanciers, ce qui lui vaut la croix de guerre. Entre les deux guerres, il écrit de nombreux articles dans un journal catholique, Le Bien du peuple et révèle ainsi son esprit polémiste. En juin 40, alors que le député-maire SFIO (socialiste) – qui, du reste, votera les pleins pouvoirs à Pétain – quitte la ville, le chanoine Kir est nommé membre de la délégation municipale de Dijon. Il réussit à faire évader 5.000 prisonniers français, ce qui lui vaut d’être détenu quelques semaines par les Allemands. En 1944, il est victime d’un attentat et se réfugie en Haute-Marne pour échapper à la Gestapo. Il revient à Dijon, le 11 septembre 1944, triomphal. Sa carrière politique est lancée. Il devient maire de la capitale bourguignonne et le restera jusqu’à sa mort. Il sera élu député de 1945 à 1967 et sera même doyen de l’Assemblée. Homme de droite, il était inscrit au Centre national des indépendants et paysans (CNIP), ce parti qui est aujourd’hui la plus ancienne formation politique de droite.
Son sens de la repartie était légendaire. À un député communiste qui lui reprochait de croire en Dieu alors qu’il ne l’avait jamais vu, il répondit : « Et mon cul, tu l’as vu ? Et pourtant, il existe ! » Le chanoine était théologien à sa manière… Sans transition, et pour conclure, une précision – depuis qu’on nous a inventé le kir royal et autres kirs bretons pour faire rosir joliment les joues des jouvencelles : le vrai kir se boit avec du vin aligoté de Bourgogne.
Georges Michel – Boulevard Voltaire