Alphonse Boudard, grand auteur français et prince de l’argot

Investigateur chevronné, mémorialiste truculent et conteur hors pair, Boudard emporte ses lecteurs par une vague tantôt faubourienne, tantôt lettrée, avec toujours en filigrane le sens de la gaudriole élégante.

Alphonse Boudard* a créé une œuvre inspirée par sa vie pleine de zigzags : «combattant du petit bonheur» dans l’armée de Lattre, résistant décoré, malfrat envoyé en prison pour des casses malheureux, tuberculeux soigné en sanatorium. Il fit ses universités au cachot où la lecture intensive lui donna le goût de tâter de la plume.

Les concours de rots et parties de fesses en l’air ne sont qu’un voile, car derrière cette gauloiserie, il y a les libérateurs pitoyables, les cours de justice infamantes, les prisons dégueulasses, les mouroirs qui s’appellent hôpitaux, toute la misère humaine racontée avec verve et colère. Cet amalgame-là rend la lecture de Boudard à la fois distrayante et terrifiante.

«Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles.» Né de père inconnu et délaissé par sa mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses premières années, comme “un petit clébard”, entre Blanche et Auguste. Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que “Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène”. Une première approche du langage pour le jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile statut d’ouvrier agricole.

Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille d’adoption pour le ramener à Paris, où elle l’installe chez sa grand-mère. Il vit d’abord du côté de la Motte-Picquet Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy. Se mêlant aux “locaux”, Alphonse perd son accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri de ses nouveaux “potes”, les populos du quartier qui vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au “jinjin” qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours dans les bistrots.

La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup entre l’appel au calme de Pétain et le “grand large” proposé par De Gaulle. Ces deux figures sont bien loin du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour le Maréchal par les militants des partis de droite qui trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, et pour le Général par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ? Peut-être plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent ? Le hasard et les amitiés font bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve du “bon côté de la barrière”. Après avoir été sur les barricades de la place Saint-Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France. Un fait d’arme lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.

 La fin de la guerre sonne le glas des illusions de beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération. Ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé. Or, La Fontaine le disait déjà, “l’oisiveté est mère de tous les vices”, et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement. Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désoeuvré… Il commence par quelques combines illicites, puis s’essaie au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives “affaires”.

C’est le début de sa période sombre. Il passe une quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Pied-Nickelé. Bien plus que «gangster», comme on dit à l’époque. Un poil Croquignol pour le tarin «bien nez», un brin Filochard pour l’art de bonimenter. Du bagout, il en faut pour vendre des photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse monnaie. Ainsi, une première fois amnistié par Vincent Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans, au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie de casser les coffres-forts: «Dans la profession, les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en rencontre pas des bottes et, en général, cette spécialité les met à l’abri des compromissions trop sordides.»

Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture. C’est ainsi en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages. Il fait ses gammes, en quelque sorte. Ces lectures ne font pas son éducation, mais elles la complètent. Il le dit lui-même, “les voyages, comme les livres, ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique”. Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche… Il sort de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints de son style à la fois argotique et littéraire, témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses premiers écrits conquièrent un large public, amateur d’un langage “où les gauloiseries, les truculences et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies”.

C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le “miracle Boudard” que Michel Tournier, un de ses premiers lecteurs, qualifiera de “la rédemption par l’écriture”. Son style immédiatement reconnaissable, son expérience personnelle unique, son réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse Boudard une valeur sûre, et le cinéma lui tend la main.

Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes, premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à son auteur de «passer de la rubrique des faits divers aux pages littéraires». Dans cet ouvrage racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur, Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre Céline et Frédéric Dard.Prix Renaudot. Adapté illico à l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour musique de Jimmy Smith) est un succès.

Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom figurant au générique de plusieurs films dont le Soleil des voyous, Du rififi à Paname, le Solitaire ou le Tatoué” Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son deuxième livre traitant de ses années d’incarcération, Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire d’argot (il se réclamait bilingue «français-argot»), la Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977 (pour les Combattants du petit bonheur), puis le grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa jeunesse et ses relations avec sa mère («Mademoiselle ma mère»), prostituée. Il y décrit notamment l’enterrement dont il rêve, «dans un jardin de mon coeur», au bord d’une route, histoire sûrement de narguer une dernière fois les cimetières: «Une torpédo s’arrêtera” en descendra une jeune femme, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne” Un léger, léger fantôme” rien que pour moi au royaume des ombres”»

A la sempiternelle question: «Pourquoi écrire?», Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer, avait une réponse toute prête: «Pour narguer les cimetières.»

A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et se risque dans un de ses derniers livres, Mourir d’enfance (prix du roman de l’Académie Française, 1995), à établir son autobiographie romancée. Peu d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort, avec un tel détachement et une lucidité étonnante. Détachement et lucidité dont témoignent tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste: “il y un temps pour tout, un temps pour planter, un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir.

(Né en 195 à paris, Alphonse Boudard est décédé en janvier 2000 à Nice)

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