Eco est mort. Le Nom de la rose l’a rendu célèbre. Alors que cet universitaire connaissait et appréciait le Moyen Age, ayant consacré sa thèse à saint Thomas d’Aquin, il passera à la postérité pour celui qui l’a magistralement caricaturé. Grâce à ce livre, mal lu, et à ce film, trop vu, chacun sait que des moines très laids et ennemis de la culture passent leur vie à s’assassiner dans la boue, le froid, les ténèbres et la haine.
Et pourtant ! Eco valait beaucoup mieux que ça. Loin d’être un penseur original ou profond (il a toujours magistralement expliqué mais n’a rien inventé ni élucidé), il était surtout un érudit, doué d’une culture encyclopédique et passionné de culture populaire. Il était aussi, plus profondément, un observateur désabusé de son époque. Il ne s’en est pas fallu de beaucoup qu’il devienne un réactionnaire flamboyant ! On peut retenir de lui qu’il lutta contre Berlusconi : certes, mais c’est surtout l’effondrement du sens qui l’obsède (il fut pape de la sémiotique), la montée de la bêtise, le déferlement de la vulgarité (« C’est l’invasion des imbéciles », dit-il en parlant des réseaux sociaux). Il avait peu à peu inventé un personnage nouveau, l’universitaire détective, traquant dans les marges, les vieux livres, les notes en bas de page et les journaux, la preuve que ce présent ne valait pas grand chose, que ses signes n’en disaient pas beaucoup plus et qu’il valait mieux dresser d’inutiles et magnifiques listes de ce qui disparaît : ses romans n’étaient en fait pas autre chose que des tombeaux.
Il avait évidemment le goût du faux et du laid, auxquels il consacra de nombreux ouvrages, dont La Guerre du faux (Grasset), qui rapprochait utilement dans leur inutilité spectaculaire terrorisme gauchiste et Disneyland. Un goût si prononcé que Le Cimetière de Prague, paru en 2010, provoqua un sérieux malaise : sous prétexte de dénoncer l’antisémitisme « avec humour et érudition » (lieu commun de la critique s’agissant de cet auteur), Eco n’avait-il pas écrit le parfait roman antisémite ? Qui plus est, en mettant en scène un faussaire immensément érudit et jouisseur (Eco appréciait les plaisirs de la vie) ? Les amateurs de complot eux-mêmes ne savaient pas qu’en penser.
Les critiques avaient appris à louer prudemment l’intellectuel narquois, trop italien pour basculer dans le camp des néo-réacs, trop révéré pour être contesté, mais trop intelligent pour ne pas être destructeur du consensus. Les thuriféraires précisent qu’il était « homme de gauche », onction rassurante, bénédiction virtuelle. Je crois plutôt qu’il a fui le combat politique, par confort, et qu’il s’était réfugié dans le commentaire comme d’autres rêves de thébaïde, de peur d’attester que « la gauche » et ses certitudes étaient un leurre. En mai 2015, sur France Culture, il expliquait : « La littérature sert à constituer et à maintenir des images mythiques qui continuent à survivre tandis que la réalité s’oublie. (…) La vérité romanesque a cette qualité de ne pouvoir être mise en cause, alors que toutes les autres vérités peuvent être mises en cause. » Eco lui aussi survivra, héros romanesque de cette civilisation finissante, Don Quichotte réfugié dans les livres sinon dans la folie.
Hubert Champrun – Présent
A lire :
Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Livre de poche. Un peu ardu, très éclairant, et rachète Le Nom de la rose.
Vertige de la liste, Flammarion. Eco à son meilleur, rassemblant dans une même réflexion sur la vanité du dénombrement les listes de courses, Proust, Rabelais, les cabinets de curiosités et l’anaphore.
La Mystérieuse Flamme de la reine Loana, Grasset, roman illustré. Eco raffolait de la bande dessinée, sur laquelle il a beaucoup écrit (l’inefficacité économique et social de Superman, les BD maoïstes ou fascistes, Claire Bretécher et Snoopy, etc.). Le héros du roman, bouquiniste sexagénaire, retrouve la mémoire grâce aux bandes dessinées de son enfance (obligeamment reproduites par l’éditeur).