Kai nomon egnô. « Il connaissait le nomos ». Cette citation homérique orne une pierre tombale à Plettenberg (Rhénanie du Nord-Westphalie). La croix gravée dans la pierre grise rappelle la foi chrétienne du défunt ; l’inscription nomos, sa qualité de juriste lettré. Ici repose, depuis 1985, un auteur controversé qui fut l’un des plus grands juristes du XXe siècle : Carl Schmitt.
Malgré le sceau d’infamie qui l’a longtemps marquée, son œuvre universitaire et polémique connaît, depuis quelques années, un renouveau remarquable. On dit qu’à travers le monde, il se publie un ouvrage consacré à Schmitt tous les dix jours. C’est dire si sa postérité intellectuelle est vivace. Une biographie de l’auteur – évocation de sa vie et synthèse accessible d’une œuvre complexe et plurielle – était devenue indispensable pour le lectorat francophone. C’est chose faite, depuis cet hiver, avec un « Qui suis-je » signé Aristide Leucate aux éditions Pardès.
L’auteur n’élude pas les questions qui fâchent. Oui, Schmitt a bien été, par opportunisme, membre du Parti nazi – sous la pression de Heidegger – et a publié des articles tels que « Le Fuhrer protège le droit ». Le nier serait folie. Mais l’honnêteté intellectuelle oblige aussi à rappeler, comme le fait l’auteur, la persécution de la SS envers Schmitt, provoquant sa mise en retrait de tout engagement à partir de 1936. Son procès à Nuremberg s’est d’ailleurs soldé par un non-lieu. Voilà pour les heures sombres.
Mais, pour évoquer Schmitt, il faut surtout parler du nomos, du droit. Pénal d’abord (thèse en 1910 sur la culpabilité) mais surtout public. Universitaire, son talent de constitutionnaliste le rendra célèbre. Sous Weimar, Schmitt propose de consolider le régime en donnant des pouvoirs extraordinaires (dictatoriaux) au Reichpräsident. On lui attribue même une influence sur l’article 16 de la Constitution française de 1958… Garder l’ordre, perpétuer l’Etat : considérations bien schmittiennes, au terme desquelles le souverain est défini comme celui « qui décide de la situation exceptionnelle ».
On le voit, Schmitt, loin d’être un positiviste (il s’oppose à Kelsen) déploie une pensée politique ; le politique étant fondé sur la diachronie ami-ennemi. Auteur créatif et original, héritier de Bodin et Hobbes, conservateur influencé par le romantisme, il emprunte aussi à la théologie, en pointant la nécessité politique d’un « katechon » (« retardateur »), rempart contre le désordre menaçant le cosmos. Plus tard, Schmitt s’aventurera aux confins du droit, du politique et des relations internationales, développant une réflexion sur la terre, « la prise de terre » sous-tendant la puissance, la politique et le droit (Terre et Mer ; Le Nomos de la terre). Bien malin qui pourra enfermer Schmitt dans une case étriquée. Sa largeur d’esprit est manifeste : c’est l’une des leçons de cette stimulante biographie.
- Aristide Leucate, Carl Schmitt, Pardès, « Qui suis-je ? », 128 pages, 12 euros.