L’île bleue de Jean Raspail

Jean Raspail nous prévient d’entrée de jeu : « Ne cherchez pas l’Île bleue sur la carte d’Indre-et-Loire (…). J’y suis retourné juste avant cette réédition. Rien. Il n’en restait rien ». Rien ? Voire… Car il en reste – et pour l’éternité – ce roman, paru en 1988 et opportunément réédité aujourd’hui.

Nous sommes en 1940. En Touraine. Avec de vrais étés. Des chics garçons en culottes courtes. Des gamines en socquettes et en jupes plissées. Des tantes bougonnes et des tantes complices. Les adolescents « de ce temps » (comme dirait Raspail) avaient encore le goût des royaumes secrets. Ceux de L’Île bleue, Bertrand, Pierrot, le narrateur, Zigomar, Maïté et Zazanne, ont installé le leur dans un antique omnibus noir parqué dans une grange, sur un bout de terre perdue entre les bras d’une rivière paresseuse.

Ce royaume a son souverain : Bertrand. Sa reine : Maïté. Son Commynes : le narrateur. Son manant (au sens lavarendien du terme) : Pierrot. Son fou du roi : Zigomar. Sa courtisane : Suzanne, dite « Zazanne ». Maîté est belle comme Guenièvre : « Treize ans aussi, longue et mince, presque sans rondeurs, avec de superbes cheveux blonds dont elle jouait comme une femme et un regard qui ne s’animait qu’au son de sa propre voix. » Zazanne est plus charpentée, un gros popotin, des lèvres épaisses. Il ne faut surtout pas mésestimer son charme : tous les petits garçons devenus grands me comprendront.

Quand le roi de ce royaume, Bertrand Carré, voit passer la triste cohorte des ministres et de leurs poules, des secrétaires d’Etat et de leurs grues, des sénateurs et des députés de la IIIe République la paille aux fesses, il sent qu’il n’est pas de leur engeance. Lui, il ne recule pas. Il tient son poste. Il se bat. Il résiste. Avec un regard méprisant en direction de ces pleutres qui se carapatent, il lance à son Commynes : « Vivement notre tour, n’est-ce pas, qu’on leur montre. Tu es prêt ? On ne devrait plus les attendre longtemps, ces Allemands ! »

Ils arrivent, en effet. Au moins un. Le lieutenant Frantz von Pikkendorff, tankiste de la Ve Panzerdivision. Un hussard bleu, comme l’île, mais sanglé de noir, comme le destin. Il tient son journal de campagne. Le narrateur s’en servira pour compléter le récit des événements. Frantz a vingt ans. Il voit se dresser devant lui Bertrand qui en a quatorze, coiffé d’une casquette sudiste et porteur d’un drapeau inconnu (1), et qui lui crie : « Vous êtes aux frontières de chez moi. Vous ne passerez pas. »

Du jeu du roi au jeu de la guerre… Il n’y a rien de plus sérieux qu’un jeu. Frantz le sait qui déclare à ses congénères, « bougres de mangeurs de saucisses » : « Ces petits Français nous font l’honneur de jouer. On ne refuse pas cet honneur-là ! ».

Plus tard, bien plus tard, des bouffeurs de sauciflards, eux, viendront pique-niquer près de l’Île bleue. Ils y découvriront un petit monument et une plaque : « Ici se sacrifia Bertrand Carré, premier résistant de Touraine, mort pour la France à l’âge de 14 ans, assassiné par les nazis, le 21 juin 1940 ». A l’exception du nom, de l’âge et de la date, rien n’est vrai. Mais ça, c’est une autre histoire… Et c’est justement celle que nous raconte Jean Raspail.

(1) Il s’agit, en fait, du drapeau patagon, vert, blanc, bleu.

Editions Robert Laffont.

Alain Sanders- Présent

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