La bataille de Lépante

L’Occident chrétien est dans un état lamentable. Hésitant, désorganisé, divisé, lâche, perdant son temps en palabres stériles. Les Turcs voient dans cette faiblesse un don du ciel dans lequel le djihad islamique doit s’engouffrer. Premier objectif avoué : Chypre. Venise ne bouge pas, l’empereur d’Autriche, le roi de Pologne ont peur, le roi du Portugal fait de vaines promesses.

Catherine de Médicis, régente de France, détourne les yeux, Gênes propose, les mains tremblantes, une galère, le Duc de Savoie une autre. Avec bien du mal on rassemble 187 bâtiments mais on en attend un total de 206, plus tard, peut-être l’an prochain… En face, les Turcs sont prêts, avec 256 navires et une réserve portant leur force de frappe à 100 000 hommes.

Limasol tombe aussitôt, Nicosie se défend avec héroïsme, les Turcs profanent les sanctuaires, égorgent 20 000 personnes, 2 000 jeunes sont envoyés aux harems. Larcana succombe. En Europe, les Chrétiens délibèrent. Le projet d’alliance entre Venise et l’Espagne, gonflé d’orgueil, échoue alors que les Barbaresques occupent le Maghreb et rasent les côtes européennes, même atlantiques. Le Maroc est un danger permanent, comme Alger. Les Maures de Grenade aussi. Crète et Corfou sont à feu et à sang. Famagouste est un enfer et capitule après un siège de dix mois. Les Turcs rendent aux défenseurs les honneurs de la guerre puis les chefs sont affreusement torturés, écorchés, démembrés. Des multitudes sont massacrées dans des conditions abominables. On décapite en série, dans la droite ligne des conquêtes islamiques depuis plus de huit siècles.

« Chef de la Sainte Ligue »

C’est alors qu’un homme se lève, un pape impitoyable, un chef de guerre qui, pour défendre la chrétienté, se résout à laminer l’ennemi intérieur : les Huguenots, et l’ennemi extérieur : les Turcs. Pour lui, alors que ses finances sont ruinées, une seule arme contre le projet d’anéantissement de la chrétienté : le triomphe de la volonté. Pour mettre tout le monde d’accord, il se proclame Chef de la Sainte Ligue. Pie V organise son armée, unifie les partis, impose ses choix aux Européens frileux, définit les priorités : la Méditerranée est le cœur de notre civilisation, il faut la nettoyer des Turcs, des Barbaresques, des Marocains.

Rapidement les divergences s’effondrent, on se rallie de partout : Malte, les Princes d’Italie. Il impose un chef : don Juan d’Autriche, 24 ans, un chef charismatique, mélange d’Alexandre et de La Rochejaquelein. Celui-ci consulte, tranche, passe à l’action. On est sous le charme, on lui obéit. C’est une Croisade. On mobilise massivement, on ne fait pas de tri, tout ce qui peut tenir une rame de galère de 12 mètres est embarqué. La galère, une splendeur, un écrin pour les yeux enfermant l’enfer sur terre, chez les Chrétiens comme chez les Turcs.

Les islamiques, déjà solidaires, s’agglutinent autour des Turcs : le Vice-roi d’Alger se rallie, avec tous ses corsaires barbaresques. Le 7 octobre 1571, entre la botte italienne et la Grèce, se déroule une des plus grandes batailles navales de tous les temps. Les étendards de la Sainte Ligue rivalisent de couleurs, de symboles de pouvoir et de spiritualité. Son adversaire Ali Pacha déploie l’étendard du Prophète, apporté de La Mecque, blanc, brodé de versets du Coran en or, à la poupe de sa Réale. Il sera bientôt remplacé par la bannière de la Ligue, vainqueur. Ce sera une victoire de l’Europe, elle sauvera l’Occident. Alors, 12 000 esclaves chrétiens seront délivrés.

D’un pape à l’autre

Comme à quelques encablures de là, le 2 septembre de l’an 31 avant J.-C., la victoire d’Actium, d’Octave sur Antoine et Cléopâtre changea la face du monde, la bataille de Lépante aussi changea la face du monde, faisant exploser le mythe de l’invulnérabilité islamique sur mer. Mais cette victoire ne fut pas terrestre, aucun territoire ne fut gagné, et l’expansionnisme musulman, alors incarné par l’Empire Ottoman, n’aura qu’à reporter ses objectifs. « Ils nous ont coupé la barbe, qui repousse, mais nous leur avons coupé le bras, qui ne repousse pas », auraient-ils dit. Pour un temps, l’islam conquérant rentra dans ses repaires, avant de repartir à l’assaut, lorsque les conditions favorables seront réunies, lorsque l’Occident, maîtrisant les velléités islamiques dans ses colonies, puis repentant, perclus de mauvaise conscience, ouvrira ses portes aux ennemis d’hier, offrant ses gorges et le corps de ses vierges.

Quant à la papauté, soyons respectueux en remarquant bien humblement qu’elle a évolué, elle, au nom d’un progrès mythique, baissant les yeux, pendant que le sabre et le croissant étaient déterrés comme haches de guerre indiennes… Dans notre siècle fatigué et civilisé, les conquêtes se font plus insidieuses. Camus et Reggiani auraient pu écrire et chanter que les rats sont entrés dans la ville et qu’il est bien tard pour faire donner nos galères.

Bernard Chupin –  Présent

Nombreux sont les ouvrages traitant de la bataille de Lépante. Personnellement, j’ai un faible pour un court et flamboyant ouvrage du regretté Paul Chack : La Bataille de Lépante, Les éditions de France, 1938.

Illustration : Allégorie de la Bataille de Lépante, peinte par Véronèse.

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