Un intolérable réquisitoire contre la France!

Le rapport Benbassa-Lecerf propose d’« introduire dans le recensement une question sur le pays de naissance des parents et la nationalité antérieure ». Pensez-vous que de telles informations ont un intérêt pour lutter contre les discriminations ? N’y a-t-il pas un risque de dérive vers des statistiques ethniques ?

Malika Sorel* : Tout d’abord, il est important de préciser que ce rapport indique très clairement, et dès le tout début, son orientation et son parti pris. En effet, il pose d’emblée que « les préjugés et les stéréotypes ancrés dans nos mentalités, qui fabriquent les discriminations, sont à la fois nombreux et prégnants ».
Quant à la collecte d’informations qu’il préconise, elles n’apporteraient strictement rien à une lutte contre des discriminations dont le rapport lui-même laisse entendre qu’il n’en sait, au final, pas grand-chose mais qu’il subodore qu’elles existent, et qu’elles seraient nombreuses. C’est dire la précision des éléments de réflexion sur lesquels le rapport s’est fondé pour demander des statistiques ! Il se fonde sur la perception personnelle qui a été transmise par des auditionnés, qu’il cite d’ailleurs un à un au fil de ses assertions et propositions.
Le rapport est d’une telle naïveté qu’il va donc jusqu’à dire exactement sur qui et sur quoi il fonde cette demande. Il faut le lire, car cela vaut vraiment le détour. Quant aux statistiques par la nationalité que le rapport propose, ce serait un jeu d’enfants que de reconstituer ensuite des statistiques ethno-raciales. Mais pour qui prend-on les Français ?

Ce rapport aimerait donc faire en sorte que l’on prouve statistiquement qui sont les victimes de discriminations, mais a-t-on vraiment besoin de cela pour savoir qui est victime et comment lutter contre ?
Il y a des passages de ce rapport où il est même question de faire prendre conscience à ceux qui n’en auraient pas conscience qu’ils seraient discriminés ou qu’ils sont de potentielles victimes des Français de souche culturelle européenne. De nouveau, j’engage les lecteurs à aller lire ce rapport sénatorial pour bien cerner de quoi il s’agit. Je l’ai écrit depuis mes premières publications : le fait de répéter sans cesse aux enfants issus de l’immigration extra-européenne qu’ils seraient potentiellement les victimes des Français de souche culturelle européenne est particulièrement grave. Cela concourt à instiller dans leur cœur la haine anti-France et anti-Français. Cette approche, qui s’est diffusée au sein de notre société depuis des années, a largement participé à faire détester la France à une partie d’entre eux et à les dresser contre elle. Cela met en danger la paix.

Le cadre juridique actuel en matière de lutte contre les discriminations n’est-il pas suffisamment clair et efficace selon vous ?
Non seulement il est clair, mais il est, de surcroît, déjà très conséquent. Ce que le rapport rappelle d’ailleurs avec insistance. Cela montre une certaine forme d’incohérence. Il faut également rappeler ici que l’on doit à Rachida Dati d’avoir, sous le gouvernement de François Fillon et la présidence de Nicolas Sarkozy, créé des pôles anti-discriminations au sein de chaque Tribunal de grande instance — excusez du peu ! Une idée dont j’avais à l’époque dénoncé l’idéologie sous-jacente, comme je dénonce aujourd’hui celle de ce rapport qui est, en creux, un réquisitoire contre la France et sa république. À noter que le président de la Commission des lois, l’UMP Philippe Bas, a déclaré en conférence de presse que ce rapport n’engageait que ses auteurs.
La réalité, c’est qu’un rapport d’activité de la Halde, entre autres, avait conduit à établir que sur plus de 10 000 plaintes en discrimination, 177 dossiers avaient donné lieu à un règlement à l’amiable et seulement 8 avaient conduit à une transaction pénale. Le rapport sénatorial dit lui-même que les plaintes sont peu nombreuses, et c’est au demeurant pour cela qu’il propose d’importer les actions de groupes d’individus, ou class actions, pour encourager les gens à porter plainte : « Une telle action pourrait faire tomber les barrières psychologiques : l’union fait la force ! » Quelle est la signification mais aussi la portée, ici, du terme d’« union » ? Union entre qui ? C’est un comble que dans la France républicaine, des membres d’une assemblée d’élus en viennent à vouloir instituer le communautarisme. Sommes-nous encore dans une démocratie ? Aux États-Unis, la class action empoisonne par ailleurs la vie des entreprises, qui préfèrent transiger en versant de fortes sommes d’argent plutôt que de prendre le risque de voir leur image dégradée par de tels procès. En somme, cette proposition, c’est tout pour améliorer le climat social en France !

Que pensez-vous de la proposition de créer des carrés musulmans dans les cimetières ?
La seule question qui vaille, c’est de s’interroger sur le fondement de la volonté des personnes pratiquantes de confession juive ou musulmane de ne pas vouloir reposer en paix aux côtés de Français non croyants ou aux côtés de Français chrétiens. Pourquoi faudrait-il des espaces séparés ? Les rites pourraient être respectés, y compris avec des tombes placées les unes à côté des autres. Le fait de vouloir être séparés même dans la mort m’apparaît comme extrêmement violent. Seuls les chrétiens, les non-croyants ou encore les musulmans et les juifs qui sont dans une pratique apaisée de leur religion, acceptent, finalement, de se « mélanger ».

L’enseignement du fait religieux peut-il réellement permettre de lutter contre les discriminations ?
Au Haut conseil à l’Intégration, nous avions travaillé sur la question de l’école. Plusieurs des recommandations de ce rapport sénatorial m’apparaissent comme dangereuses, car travaillant à l’exacerbation des tensions sur notre territoire, tensions qui atteignent déjà des niveaux fort élevés, y compris au sein de l’école. Il existe déjà un enseignement du fait religieux à l’école et il n’en faut absolument pas davantage. Dans certaines écoles, cet enseignement, qui s’en tient pourtant à la transmission d’un savoir neutre et de très bonne qualité, est malheureusement déjà suffisant pour donner prétexte à des élèves pour perturber les cours et en profiter pour asséner les vérités qui leur ont été transmises au sein de leur environnement familial, et qui ne sont pas nécessairement en harmonie avec l’ensemble des principes républicains.
Aujourd’hui, il est fondamental que l’école de la République s’en tienne aux principes qui ont toujours été les siens. L’école doit de nouveau permettre aux enfants de n’être que des élèves dans son enceinte, et participer ainsi à leur émancipation. C’est la seule façon de créer les conditions d’une possibilité de vivre ensemble sur la durée.

La proposition de remise de récépissés lors des contrôles d’identités n’est-elle pas un vœu pieux de la part des deux sénateurs, sachant très bien que Manuel Valls et les syndicats de police ne l’accepteront jamais ?
Cela part surtout du principe que nos policiers sont nécessairement suspects. Il y a une mise en cause récurrente, par les politiques, du professionnalisme de notre police, ce qui a des conséquences directes sur leur travail sur le terrain. Il ne faut pas venir ensuite s’étonner de la dégradation de la situation de la sécurité en France. Lorsque j’étais enfant, nous employions l’expression « la peur du gendarme ». A présent, et de plus en plus, ce sont les policiers et les gendarmes qui se retrouvent pointés du doigt. C’est très préoccupant.

Ne pensez-vous pas qu’un tel rapport atteint l’objectif inverse de celui qui est censé être recherché en pointant plus les différences entre les cultes et les origines que les ressemblances entre citoyens français ?
Il y a, de plus en plus, et pas seulement dans ce rapport, une remise en cause des fondements de la société française. La laïcité se trouve remise en cause, mais aussi la liberté individuelle, la liberté de construire sa propre identité. Si ce rapport était traduit en lois, le caractère d’indivisibilité de la République française en serait anéanti. Le principe d’égalité, qui est déjà fortement mis à mal par la multitude de plans dits « d’égalité des chances » disparaîtrait totalement car, il ne faut pas se voiler la face, l’objectif visé est l’instauration officielle, à terme, de la discrimination positive. Si telle n’est pas l’intention des rédacteurs du rapport, d’autres s’en chargeront car, dans les faits, c’est l’étape naturelle qui vient à la suite de ce rapport.
Je renvoie les lecteurs vers mon premier ouvrage, qui abordait les effets pervers de cette politique qui se transforme en discrimination négative pour tous ceux qui ne sont pas de l’ethnie ou de la race privilégiées par cette politique de discrimination positive. Je renvoie également ceux qui le souhaitent vers la lecture de mon audition par la Commission Simone Veil sur la Constitution, où ils pourront poursuivre la réflexion.
Ce rapport sénatorial s’inscrit dans la droite ligne du rapport du conseiller d’État Thierry Tuot et des cinq rapports sur la refonte des politiques d’intégration qui avaient, à juste titre, déclenché un tollé en décembre 2013 au sein d’une partie du monde politique ainsi que dans l’ensemble de notre société. On pensait que le message avait été reçu. Manifestement, ce n’est pas encore le cas.

* Dernier ouvrage paru : Immigration, intégration : le langage de vérité, Editions Fayard / Mille et une nuits, avril 2011, 288 pages.

Source

 

Sommaire du rapport Benbassa-Lecerf

LISTE DES PROPOSITIONS
AVANT-PROPOS
I. UN ÉTAT DES DISCRIMINATIONS EN FRANCE
A. LA DÉFINITION DES DISCRIMINATIONS
1. La notion de discrimination
2. Les catégories de discrimination
a) Les discriminations directes et indirectes
b) Les discriminations volontaires et involontaires
B. LE « SENTIMENT » D’ÊTRE DISCRIMINÉ
1. Un ressenti de discrimination croissant
2. Un droit abondant mais méconnu
a) Des dispositions nombreuses au risque de l’incohérence
b) Un nombre d’affaires paradoxalement faible
II. UN PRÉALABLE : MIEUX MESURER LES DISCRIMINATIONS
A. LES « STATISTIQUES ETHNIQUES » : UNE AVERSION FRANÇAISE ?
1. Une réticence française traditionnelle
a) Les « statistiques ethniques » sont-elles utiles ?
b) Les « statistiques ethniques » légitiment-elles le communautarisme ?
c) Les « statistiques ethniques » ouvrent-elles la voie à un « fichage ethnique » ?
2. Des pratiques différentes à l’étranger
a) Des « statistiques ethniques » largement développées
b) Des modalités de recueil de données « ethniques » très différentes
B. UN RECUEIL DE DONNÉES SUR L’ORIGINE DES PERSONNES FORTEMENT ENCADRÉ
1. L’interdiction constitutionnelle d’un référentiel ethno-racial
2. Le cadre précis de la loi « Informatique et libertés »
C. UNE APPROCHE PRAGMATIQUE À PRIVILÉGIER
III. CONFORTER LE CADRE JURIDIQUE DE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS
A. TOILETTER LE DROIT DE LA DISCRIMINATION
1. Une nécessaire remise en cohérence
2. Un vide juridique identifié : les abus du droit de préemption
B. RENFORCER LES VOIES DE DROIT OUVERTES À LA VICTIME DE DISCRIMINATION
1. Une voie pénale longtemps privilégiée
2. De nouveaux instruments en faveur de la victime de discrimination
a) L’aménagement du régime de la preuve en matière civile
b) L’assistance de la victime par les associations, les syndicats et le Défenseur des droits
(1) Des associations en manque de moyens ; des syndicats peu investis dans la lutte contre les discriminations
(2) Un Défenseur des droits aux prérogatives puissantes mais mal identifié comme successeur de la Halde
c) Introduire dans le droit français un recours collectif en la matière ?
C. ÉVITER TOUTE MISE EN oeUVRE DISCRIMINANTE DU PRINCIPE DE LAÏCITÉ
1. Une nécessaire réaffirmation de la liberté religieuse
2. Vers une garantie de l’exercice du culte même dans la mort
IV. UN IMPÉRATIF BESOIN D’INFORMATION ET DE FORMATION
A. LA FORMATION DES PROFESSIONNELS PUBLICS ET PRIVÉS
B. L’INFORMATION DE LA POPULATION DÈS LE PLUS JEUNE ÂGE
1. Améliorer la visibilité du Défenseur des droits dans sa mission de lutte contre les discriminations
2. Renforcer l’enseignement du fait religieux à l’école
C. LA NÉCESSITÉ DE RENOUVELER LE MESSAGE DES POUVOIRS PUBLICS
EXAMEN EN COMMISSION
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

INSTITUTIONS

Défenseur des droits

– M. Richard Senghor, secrétaire général du Défenseur des droits

– M. Jamel Oubechou, directeur de la promotion et de l’égalité

– Mme Audrey Keysers, responsable des relations avec les élus au cabinet

– Mme Sarah Benichou, conseillère à la direction de la promotion et de l’égalité

Contrôleur général des lieux de privation de liberté

– M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté

Commission nationale consultative des droits de l’homme

– Mme Christine Lazerges, présidente

– M. Marc Leyenberger, président de la sous-commission B, en charge des questions de racisme et de discriminations – membre au titre de la France de l’ECRI (Conseil de l’Europe)

– Mme Cécile Riou-Batista, chargée de mission

Commission nationale de l’informatique et des libertés

– M. Édouard Geffray, secrétaire général

– M. Hervé Machi, directeur des affaires juridiques, internationales et de l’expertise

– M. Geoffroy Sigrist, attaché parlementaire

– M. Katty Saint-Gelais, membre du service des affaires juridiques

– Mme Amel Marc, membre du service des affaires juridiques

Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme

– M. Régis Guyot, délégué interministériel

– Mme Claudine Tsiklitiras-Caron, adjointe au délégué interministériel

– M. Christian Margaria, conseiller spécial « formation et enseignement supérieur »

Pôle anti-discriminations du parquet du tribunal de grande instance de Bobigny

– Mme Catherine Brusaferro, procureur adjoint

– M. Mathieu Debatisse, vice-procureur en charge du secrétariat général du parquet

ORGANISMES DE RECHERCHE

Institut national d’études démographiques (INED)

– Mme Chantal Cases, directrice

Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)

– M. Fabrice Lenglart, directeur des statistiques démographiques et sociales

Institut européen en sciences des religions (IESR)

– Mme Isabelle Saint-Martin, directrice

Chercheurs universitaires

– M. Christophe Bertossi, directeur du Centre Migrations et Citoyennetés, Institut français des relations internationales (IFRI)

– Mme Magali Bessone, maître de conférences en philosophie morale et politique, université Rennes 1

– Mme Gwénaële Calvès, professeur de droit public, université de Cergy-Pontoise

– M. François Dubet, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

– M. François Héran, directeur de recherche à l’INED

– M. Michel Kokoreff, sociologue, professeur à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

– M. Jérôme Lasserre-Capdeville, maître de conférences, université de Strasbourg

– Mme Françoise Lorcerie, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

– M. Patrick Rozenblatt, directeur du Master « Inégalités et discriminations : manager les enjeux contemporains de l’égalité », université Lyon 2

– Mme Djaouida Sehili, directeur du Master « Inégalités et discriminations : manager les enjeux contemporains de l’égalité », université Lyon 2

– M. Patrick Simon, directeur de recherche à l’INED, chercheur associé au Centre d’études européennes (Sciences Po), Unité Migrations Internationales et Minorités

– M. Serge Slama, maître de conférences en droit public, université Évry-Val d’Essonne

– M. Vincent Tiberj, chargé de recherche, Fondation nationale des sciences politiques (FNSP)

– M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS

ASSOCIATIONS

Consistoire central israélite de France

– M. Joël Mergui, président

Union des organisations islamiques de France (UOIF)

– M. Amar Lasfar, président

Conseil représentatif des associations asiatiques de France (CRAAF)

– M. Buon-Huong Tan, président

– Mme Roshane Saidnattar, déléguée aux affaires culturelles

Conseil représentatif des associations noires (CRAN)

– M. Louis-Georges Tin, président

Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

– M. Roger Cukierman, président

– M. Francis Kalifat, vice-président

– M. Robert Ejnes, directeur exécutif

Ligue des droits de l’homme (LDH)

– Mme Nadia Doghramadjian, secrétaire général adjointe

– M. Michel Miné, membre de la LDH sur les questions de discriminations

Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA)

– M. Mario-Pierre Stasi, président de la commission juridique

– Mme Macha Pariente, responsable du service juridique

Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)

– Mme Bernadette Hétier, coprésidente

– M. Bernard Schmid, juriste

SOS racisme

– Mme Natacha Gorchon, responsable du pôle discrimination et membre du bureau national

Association « L’égalité d’abord ! »

– M. Madjid Si Hocine

Association « Les indivisibles »

– Mme Rokhaya Diallo

Collectif « Stop le contrôle au faciès »

– Mme Sihame Assbegue

– M. Francesco Ragazzi

PERSONNALITÉS QUALIFIÉES

– M. Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux

– M. Yazid Sabeg, ancien commissaire à la diversité et à l’égalité des chances

– M. Thierry Tuot, conseiller d’État, auteur d’un rapport sur la refondation de la politique d’intégration remis au Premier ministre le 1er février 2013

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