Les mirages de l’art contemporain de Christine Sourgins / «La dictature du quantitatif et de l’éphémère »

Quels signes vous semblent montrer que la peinture a disparu en France ? Disparu d’où ?

  • Il n’y a pas de grandes rétrospectives de peintres français à Beaubourg par exemple (Rebeyrolle, Rustin, Crémonini, Mathieu, etc. pour les vivants, Garouste ou Truphémus etc.). Parfois les fonctionnaires de la culture l’avouent eux-mêmes comme Alain Seban, directeur du centre Pompidou : « Longtemps on a répugné à défendre les artistes français de crainte d’être accusé de nationalisme. »
  • Il y a aussi la manière dont sont traités les Salons historiques, si peu aidés qu’ils doivent accepter la présence d’amateurs pour financer l’événement et l’ensemble devient fort inégal ; les bureaucrates de la culture ont alors beau jeu de dire : « vous voyez bien, la peinture aujourd’hui n’a pas un bon niveau ».
  • Il n’y a plus d’émissions sur les grandes chaînes de télévision, de reportage sur les galeries… ou les ateliers. Idem dans la grande presse, dans les années 80, Le Figaro accordait des pages à un peintre comme Verlinde… qui, à plus de 80 ans, vient de décrocher une énorme commande de fresques… en Suisse !
  • Et dans la plupart des écoles des Beaux-Arts, il n’y a plus d’enseignement du métier (mais du conceptualisme, du marketing et du réseautage). Les jeunes, pour apprendre les techniques, s’en vont depuis longtemps, en Russie ou aux États-Unis.

Considérez-vous que le dirigisme culturel est directement responsable de la destruction de l’art classique en France ?

Oui mais pas uniquement de l’art classique, le classique est un style parmi d’autres. Le dirigisme est responsable d’une attaque plus large contre la définition même de l’art. Duchamp a inventé le ready-made en 1913 mais le plus connu est l’urinoir de 1917 : un objet appartenant à la vie quotidienne, détourné de sa fonction utilitaire, devenant œuvre d’art par la volonté de l’artiste. Ce qui compte dans l’Art Duchampien, n’est pas d’incarner une inspiration (avec des émotions, idées, rêves, visions etc.), dans une matière grâce à un travail formel, ça, c’est la définition millénaire de l’art. Avec Duchamp, l’idée prime la forme,  c’est l’intention qui compte : l’art a une base conceptuelle. Duchamp ne crée plus, il décrète. C’est une redéfinition drastique de l’art où le sens n’est plus un don de la forme, il n’y a plus ce lien organique entre les deux, désormais le sens esten dehors de l’œuvre, dans un discours plaqué sur des objets ou des situations (performance). C’est une autre définition de l’art qui n’a plus grand-chose à voir avec l’art de Lascaux jusqu’à l’Art Moderne inclus. L’art dit contemporain est en fait l’art d’une toute petite partie de nos contemporains qui travaillent dans la mouvance de Marcel Duchamp. Pour lever toute ambigüité, j’ai proposé dans mon livre d’employer le sigle AC, pour désigner ce sens particulier du mot contemporain appliqué à l’art.

Quel est le bénéfice tiré de cette disparition par ceux qui en sont responsables ?

Il s’agit moins d’un problème de concurrence, que de tolérer, ou pas, un  vis-à-vis révélateur : en France – le pays où s’est inventé la peinture moderne, tout de même – maintenir une peinture de qualité dénoncerait le vide et la fatuité d‘un art conceptuel usé jusqu’au rabâchage mais soutenu par les subventions. Le courant duchampien est par définition prédateur puisque le « détournement » est une de ses logiques favorites : il lui faut donc de la chair fraîche à détourner en permanence… d’où son goût pour le patrimoine qu’il peut squatter et tourner en dérision à loisir.  Détruire la Peinture, c’est aussi détruire des critères de jugement esthétique, jusqu’ici internes à l’œuvre : c’est ouvrir la voie à la spéculation qui va remplacer les critères esthétiques par les critères financiers. Il vaut mieux pour la ploutocratie au pouvoir que l’Art au sens propre, au sens premier, existe le moins possible car il attire l’attention sur la qualité ; or l’AC permet de conditionner le spectateur au règne du matérialisme et de la finance, à la dictature du quantitatif et de l’éphémère…

Ce phénomène de disparition n’est-il pas lié à une lassitude du public ? Un attrait supérieur pour la photo qui aurait remplacé la peinture ?

Qu’il y ait un intérêt pour d’autres médias, c’est normal et c’est très bien. Personnellement, j’adore le cinéma… ce qui ne m’empêche pas d’apprécier aussi la peinture ! L’invention de la fusée n’a pas périmé la bicyclette. Le problème est la disparition par le mépris : cet « articide » n’est en rien  fatal ou spontané, il a été organisé sous couvert… de politique de création : l’État s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas, d’inspecter les artistes par exemple – nous avons des inspecteurs à la création artistique ! Cet articide fut accompagné de morts bien réelles d’artistes écœurés par l’étouffoir mis en place, et de l’étiolement de bien des talents qui n’ont pas tous résisté. Deux générations d’artistes ont été sacrifiées.

Quelle est la force de l’art contemporain ? Qu’est-ce qui explique son succès ?

Sa force est financière et médiatique et, en France, institutionnelle : c’est un art officiel, dans sa version duchampienne, l’AC (à ne pas le confondre avec les artistes vivants qui sont bien nos contemporains mais qui continuent à travailler selon une autre définition que celle de Duchamp). Mais attention, si l’art officiel n’est pas nouveau, ce qui est inouï aujourd’hui, c’est qu’en France cet art officiel n’a pas de contrepoids : l’État, les grands collectionneurs qui sont des capitaines d’industrie, les grands médias, l’Église (voyez les Bernardins), tout ce qui a du pouvoir soutient la même chose. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, où, même si l’AC est important, il n’a pas tué la Peinture.

Comment expliquez-vous que des personnes sincères et cultivées puissent aimer l’AC ?

Le bougisme, le jeunisme, la confusion entre culture et divertissement, ce dernier semblant s’imposer comme la version démocratique de la culture : Koons, c’est évidemment plus facile à comprendre que Cranach et ceci ouvre le faux procès de l’élitisme supposé de la Grande Peinture. Cranach est accessible à une fille d’ouvrier – j’en sais quelque chose – comme à une fille de diplomate. Dans les deux cas, Malraux a raison, qui dit que la culture ne s’hérite pas mais se conquiert : il faut faire un effort. Et l’effort, rien de plus démocratique ! C’est la-dessus que reposait l’École de Jules Ferry, celle qui m’a formée. J’ai d’ailleurs tout un chapitre du livre qui explique comment la vision de Malraux a été dévoyée. Plein de gens font des efforts pour pratiquer l’alpinisme ou la randonnée alors pourquoi seraient-ils impotents côté peinture ? Je donne régulièrement des conférences sur la peinture du XIXème au XXIème pour que le public se réapproprie cette histoire : ce sujet passionne des gens d’horizons différents ; il suffit de leur expliquer.

Autre chose, on peut être sincère, instruit, au sens où l’on connait des artistes, des styles du passé, etc. mais collectionner passivement des informations : être passé, sans s’en rendre compte, d’une attitude cultivée à une attitude de consommateur. De là, une absence de réflexion de fond chez ces gens, sincères, cultivés, « sympas » assurément, mais souvent paralysés par la peur de passer pour rétrograde, de chagriner le cousin ou le patron qui collectionnent de l’AC, bref la peur de faire des vagues, en osant penser par soi-même et le dire. Nous sommes dans des sociétés où l’on ne recherche plus la vérité, mais le consensus : c’est tellement plus cool de hurler avec les loups et de bêler avec les agneaux…

N’est-il pas une façon de mettre tout le monde sur un pied d‘égalité ?

Vu les arguments avancés par l’AC et que j’ai détaillés dans mon livre, c’est l’égalité dans la médiocrité. Je préfère viser l’égalité dans l’excellence.

L’art Duchampien, spéculation intellectuelle, a entraîné une spéculation financière : on a donc eu droit à une rhétorique obscure, alambiquée (élitiste pour le coup !) puis à un art financier avec d’un côté les grands collectionneurs qui ont droit de visite privée dans les foires, ont les bonnes infos sur les « coups » montés aux enchères etc., et de l’autre côté, en totale asymétrie, le tout venant des bobos collectionneurs, qui s’imaginent faire moderne et branché et qui, dans ce casino qu’est l’art financier, seront les dindons de la farce.

Au-delà de l’aspect « intéressé » de ses défenseurs, n’y a-t-il pas une volonté de certains groupes minoritaires de s’attaquer aux structures qui font la civilisation occidentale ?

Il y a deux aspects dans votre question. Savoir si l’AC s’attaque aux valeurs qui nous permettent de vivre ensemble, la réponse est oui. Est-ce un complot ? La réponse est non. Nous vivons dans des sociétés complexes, le complot de papa avec cagoules et réunions nocturnes, c’est fini. Les choses se passent autrement, plus simplement et plus ouvertement : il suffit qu’un certain nombre d’acteurs de la société  aient, sans même se concerter, des intérêts convergents. Ces convergences seront présentées – parfois de bonne foi, c’est encore plus efficace – comme le sens de l’histoire. Exemple : la peinture c’est périmé puisque nous avons les écrans, c’est une évolution technique irréversible etc. Il y a probablement des guerres culturelles (pour reprendre une expression qui nous vient des États-Unis) comme il y a eu, après la Libération, une guerre froide. Mais les guerres culturelles sont diffuses, elles se répandent de manière virale, pas besoin de chef d’orchestre.

Jean Clair a défini l’AC comme « une vidange généralisée des valeurs ». J’en ai répertorié les principaux aspects, et montré dans Les Mirages de l’Art contemporain que la  transgression n’était pas une dérive, un dérapage malheureux mais une donnée structurelle à partir du moment où s’impose la définition duchampienne de l’Art. L’art dans sa première définition vise, pour faire court, la Beauté et la célébration du monde. Duchamp, après ses ready-made, n’a que faire de la beauté. Celle-ci sera remplacée par une transgression/ provocation tous azimuts. C’est  même devenu la définition de l’AC : une transgression de l’Art devenue un art de la transgression. L’AC se targue d’une fonction critique mais celle-ci n’est pas la bienfaisante critique constructive qui permet d’amender les choses. L’AC est un nihilisme qui se complait dans un système qu’il conforte en faisant mine de le contester. En fait, il est l’art, non pas de notre société (dire qu’il est son reflet pour le justifier est mensonge) mais l’expression du pouvoir d’une petite caste : celle-ci s’accommode fort bien de l’éradication de toutes les valeurs ou identités, pourvu qu’on n’abolisse pas les valeurs financières.

Ne défendez-vous pas une conception « archaïque » de la peinture, et plus globalement de la culture ?

Pas plus que le paysan qui veut des semences non trafiquées et se méfie des pesticides. Nous ne sommes plus au XXème siècle où l’industrie chimique puis le nucléaire promettaient le paradis sur terre. Le progrès oui, mais pas à n’importe quel prix : respirer est sans doute un geste très archaïque mais indispensable et vital. Je défends une culture qui permet à l’individu de s’inventer une intériorité vivifiante et de communier avec les forces créatrices qui nous entourent ; de vivre ensemble comme avec les générations qui nous ont précédés ou nous suivront. Une forme d’écologie culturelle, mon livre est un plaidoyer pour la diversité culturelle : Duchamp et ses émules (qui l’ont d’ailleurs trahi mais c’est une autre histoire) ne me gênent en aucune manière, mais qu’ils aient pris en otage les mots art, artiste – et « contemporain » – semant ainsi la confusion pour mieux éradiquer tout ce qui n’est pas eux, oui ! Les sectaires et les rétrogrades, accrochés à un urinoir  vieux d’un siècle, ce sont eux.

En quoi la puissance de l’AC est-elle gênante d’après vous ? N’est-ce pas une querelle d’artistes uniquement ?

Surtout pas, j’ai mis en tête de mon blog : « si vous ne vous occupez pas de l’AC, l’AC s’occupera de vous. » Prenons le genre. Duchamp a commencé depuis belle lurette de jouer avec, en se travestissant en « Rrose Selavy ». Depuis longtemps, sous couvert d’art, les jeunes sont « travaillés » en leur faisant accomplir des performances qui déconstruisent les stéréotypes. Beaucoup de parents se rendent compte de l’existence de l’AC quand leur gamin leur raconte une visite scolaire « bizarre » ; on les a par exemple amenés à jouer avec de la nourriture (comme Michel  Blazy), leur faisant, dans la bonne humeur, transgresser un des derniers tabous : ne pas gaspiller la nourriture car tout le monde ne mange pas à sa faim. En fait, l’AC applique des techniques de manipulation utilisées dans le marketing. C’est un dressage du citoyen sous couvert d’activités culturelles ludiques, la transgression passe mieux quand elle est drôle. Mon livre est aussi un kit de survie aux expositions d’AC : comment s’apercevoir qu’on est manipulé. L’AC est redoutable car il ne procède pas de face, mais par le biais de la subversion, or subvertir c’est contraindre en douceur.

Vous dites avoir été victime du mécanisme classique de fascisation ?

Le problème le plus récurrent est le déni. Le public ne pense pas qu’un système aussi retors se soit installé sans que les intellectuels n’aient lancé d’alerte. Mais ceux-ci n’ont rien dit car ils y ont contribué ! D’où, pour eux, l’évitement du débat : ils ont mauvaise conscience, ce qu’ils camouflent derrière l’arrogance et l’autosatisfaction. Ils affectent de ne pas entendre les critiques… refusent le débat de front. Mais le fait est que nous constatons que certaines critiques finissent par porter, parce qu’elles se diffusent, tout simplement. Et que le public commence à être immunisé contre un certain nombre de manipulations. La Reductio ad hitlerum a beaucoup servi également mais la corde commence à être usée et dissimule mal le manque d’arguments.

Que préconisez-vous pour inverser la tendance ? Cela passe-t-il par l’arrêt des subventions et du dirigisme culturel ?

Inverser la tendance voudrait dire faire la même chose à l’envers, non merci ! Il faudrait au minimum, l’arrêt des subventions pour l’AC (pas pour le patrimoine, bien sûr) et exiger la transparence dans les actions des fonctionnaires : ils travaillent avec l’argent public et ont des comptes à rendre, ce qu’ils ne font pas ; on ne connait jamais les montants et les critères d’achats des œuvres par exemple. Enfin, il faudrait que l’État arrête de vampiriser le mécénat privé. Mais cela passe aussi par une prise de conscience de chacun. On n’échappera pas à l’effort d’ouvrir les yeux sur les mécanismes du monde culturel, sur nos compromissions. Mon livre se conclut sur la phrase de Soljenitsyne :  « le mensonge ne passera pas par moi ».

Qu’envisagez-vous comme actions à court terme et long terme ?

Accompagner et présenter des artistes occultés : un site est en préparation pour que le public se réapproprie l’art d’interpréter des peintures. Et continuer sur mon blog à « déconstruire la déconstruction », ce qui donne une lettre d’information gratuite « le grain de sel du mardi ».

Christine SourginsLes Mirages de l’art contemporain, La Table ronde, 272 pages.

 

Source

Related Articles