Vidéo / Il était une fois Sacha Distel…

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Il y a dix ans mourait Sacha Distel, le génial chanteur de jazz et de variétés à qui l’on doit tant de tubes, de «Scoubidou» à «Toute la pluie tombe sur moi» en passant par «Le Soleil de ma vie».

C’était l’un de ces dîners, rares, qui comptent dans l’existence d’un homme. Ce soir-là, Sacha Distel retrouvait les fantômes de sa jeunesse. Il venait d’enregistrer, pour France 3, « Le fabuleux destin » et, accompagné par Francine, sa femme, et ses fils qui l’avaient attendu et entendu en coulisses, celui qui était devenu un monument de la chanson française retrouvait des images d’hier qui éclairaient son présent. Derrière son sourire radieux, Sacha bataillait contre la maladie et les clichés. Cherchait à échapper à la fois au cancer et aux poncifs le cataloguant comme un séducteur frétillant. Dans cet après-« show », fêté dans un restaurant des Champs-Elysées, il se racontait. Retrouvait – quarante ans après leur liaison scandaleuse – Annette Stroyberg, qui, accompagnée par son mari, était venue de Copenhague lui faire une surprise tandis qu’une chaise vide attendait Brigitte Bardot, annoncée et décommandée. « J’ai la chance de ne pas sentir la charge des ans et d’avoir l’œil qui brille. J’ai une femme exceptionnelle et des enfants curieux de l’existence qui font, comme moi, un métier qu’ils aiment. Sacha confessait « se regarder dans la glace chaque matin avec le sentiment de quelqu’un qui a réussi à échapper à la mort », se situant ainsi à des années-lumière de l’image sucrée du « crooner français », affichant les bleus à l’âme d’une vie qui ne fut pas toujours rose. Mais resta belle.

UNE ÉTOILE JAUNE AU REVERS DE SES TAILLEURS

Sacha (l’officier d’état-civil de la mairie du XVIe arrondissement n’accepta le prénom russe choisi par papa Léonine, venu en France dès les dé buts de la révolution d’Octobre, qu’à la condition qu’il fût accompagné d’Alexandre) passe son enfance dans le magasin familial de lustres et d’ampoules au marché aux puces de la porte de Clignancourt. Pour amuser son petit garçon, né le 29 janvier 1933, maman Andrée, pianiste, ancienne lauréate du Conservatoire, s’amuse à allumer, d’un seul coup, toutes les lumières du magasin. Ebloui, le gamin bat des mains. Lorsque « tonton Raymond », Ray Ventura, célébrité du music-hall, vient répéter à la maison, Sacha s’endort sous le piano Pleyel en chantonnant à sa chatte Miquette « Tout va très bien, madame la Marquise ». Pourtant, tout va mal. Le môme gagne le premier prix du concours de RadioCité mais la guerre est déclarée et, bientôt, maman Distel arbore, au revers de ses tailleurs, une étoile jaune. Elle explique à son fils inquiet qu’il s’agit d’une sorte de « distinction administrative ».

Avant d’être arrêtée et envoyée dans le camp de Drancy, puis enrôlée de force dans un atelier du boulevard Magenta, elle découvre là pour compagnon d’infortune le père d’un certain Michel Drucker. Employée à trier les biens des Juifs saisis par les nazis, elle voit passer là ceux de ses parents. Mais elle évite la dé portation. Papa Léonine, lui, fait baptiser Sacha en quatrième vitesse et l’expédie au collège de l’Immaculée-Conception de Laval. Il y reste deux années sans avoir de nouvelles de sa mère. Lorsqu’elle revient à la maison, elle a les cheveux blancs. Les premières semaines, Sacha, très marqué, court dix fois par nuit jusqu’à sa chambre pour vérifier qu’elle n’est pas repartie. Marco, l’oncle paternel, lui, ne revient pas. Il est mort dans une chambre à gaz. Dans un environnement de grisaille, les seules paillettes à scintiller sont celles qu’agite encore l’oncle Raymond. Il ne rêve que de remonter un grand orchestre interprétant des chansons du monde entier. Sortant de l’univers de l’horreur et de la privation, Sacha bascule dans celui des rythmes. Dès le matin, puisqu’il est chargé de réveiller, avant d’aller au lycée, le guitariste du groupe qui loue une chambre près de chez eux. Après quelques « Debout là-dedans », hurlés, Sacha grimpe sur le siège arrière du vélomoteur, cramponné à la guitare d’un dénommé Henri Salvador qui conduit en somnolant. Un jeudi, en visite sur un plateau où travaille Ray, le môme tombe en extase devant la dextérité d’Henri et comprend, en un déclic, qu’il ne veut rien d’autre qu’être guitariste. Illico, il demande au cher Henri de lui donner des leçons. « Sûr, mon petit pote !»

JEANNE MOREAU L’INCITE À LIRE RIMBAUD, NERVAL ET ARAGON

Avec des copains de classe, il fonde un groupe de jazz, les Noise Makers et, d’emblée, dans les surboums du quartier de l’Etoile, les filles, folles de Sacha, font de lui une mini-star. Ray, qui l’emmène à l’Alhambra en 1948, lui fait découvrir Dizzy Gillespie. Et ce n’est pas le même Sacha, bouleversé, qui sort de ce concert. Il travaille, passe ses nuits à jouer de la guitare dans toutes les boîtes jusqu’au petit jour et décroche malgré tout le bac, copine avec les génies américains de passage comme Quincy Jones. Les lecteurs de la revue « Jazz Hot » l’élisent premier guitariste français. Le swing dans la peau, il séjourne à New York où il fréquente Audrey Hepburn. De retour à Paris, il se lie avec Sarah Vaughan qui ne le quitte pas et Bruno Coquatrix l’engage avec le petit orchestre dont il fait partie, pour ouvrir un gala à l’Olympia dont la vedette consacrée est Juliette Gréco, qui félicite son accompagnateur et le ramène rue de Verneuil. Quand Sacha joue, Juliette, quotidiennement, vient à pied l’écouter et officialise leur liaison. Après une tournée dans le Midi, elle le promène dans son Oldsmobile décapotable et lui fait découvrir Saint-Tropez. Engagée par Darryl Zanuck pour tourner dans « Les racines du ciel », la chanteuse s’attache au producteur américain. Triste et désespéré, Sacha accroche le regard d’une superbe fille bronzée installée au premier rang du Club Saint-Germain. Leurs yeux se parlent. Elle s’en va. Le barman confie que cette actrice vient de tourner dans un film produit par tonton Ray. Sacha réveille ce dernier au téléphone et obtient le numéro de la demoiselle. Aux aurores, il appelle. De sa voix grave, avant qu’il n’ait annoncé son nom, elle énonce : « J’attendais votre appel !» En fin d’après-midi, il la retrouve. C’est Jeanne Moreau. Et tous deux, en Austin-Healey, partent en week-end pour Cabourg et s’enferment dans une chambre du Grand Hôtel. Jeanne conseille à Sacha d’être exigeant pour les textes de ses chansons, l’incite à lire Rimbaud, Nerval et Aragon. Au bout de six mois de liaison, elle lui dit, sans s’expliquer, que tout est fini. Désespéré par ses deux échecs amoureux, Sacha ne mange plus, ne se rase plus, ne sort pas de son lit. Malade, il plonge dans la dépression. Refuse le personnage principal d’« A bout de souffle » de Jean-Luc Godard. Pour en sortir, il accepte, après avoir travaillé avec Lionel Hampton et le Modern Jazz Quartet, d’enregistrer un disque avec la musique écrite par Paul Misraki pour le film « Et Dieu créa la femme » de Roger Vadim. Comme il n’y a pas assez de matériel musical sur la bande sonore, la vedette du film doit remplir les blancs en racontant l’intrigue.

Mademoiselle Bardot arrive en retard d’une heure pour la séance d’enregistrement. Fou de rage – il ne reste que la moitié du temps de studio prévu –, Sacha la prie de se mettre au travail sans attendre. Les techniciens, Vadim et Ventura sont pétrifiés. Brigitte est, depuis peu, une star mondiale. En souriant, elle dit à la cantonade : « Il a raison, ne perdons pas de temps.» Elle lui demande ensuite de la raccompagner. En route, il propose de boire un verre. Elle raconte qu’elle vient d’acheter une maison de pêcheur dans la baie des Canoubiers de Saint-Tropez. Et, en le quittant devant chez elle, elle l’invite à lui rendre visite, « sans faute ». Sacha prend la route du petit port varois, loue un studio au-dessus du restaurant L’Escale.

LE PARADIS TERRESTRE AVEC BRIGITTE BARDOT

Deux jours après son arrivée, il rencontre une journaliste de Paris Match, venue là pour écrire un article sur BB se cachant à la Madrague. Irène Dervize, mariée à Claude Bolling, supplie Sacha de l’y emmener. Il commence par refuser puis finit par accepter. Accueilli avec un grand sourire et à bras ouverts, Sacha, ses bons offices accomplis, propose de se retirer. Brigitte insiste pour les emmener, lui et ses copains, dîner au restaurant de l’hôtel de la Ponche. Puis la petite bande part danser à L’Esquinade. Brigitte ramène Sacha à la Madrague. Où tous deux entrent en faisant le mur, la clé ayant été oubliée à l’intérieur. Les mois qui suivent ont les couleurs du paradis terrestre. Main dans la main, allongés sur le ponton, paressant sur la plage, marchant dans les rues, Poussé par son entourage, Sacha décide de chanter. Il entend Nancy Holloway entonner l’histoire d’une fille rencontrant un garçon lui demandant ce qu’elle fait pour vivre. «Je vends des pommes, des pêches et des cerises.» Soucieux d’aménager le texte, Sacha passe la nuit dessus et l’émaille de « Scoo bi doo bi ooh ah ». Le lendemain, il écrit qu’« elle vend des pommes, des poires et des scoubidous-bidous ». La chanson, lancée lors d’un gala à Alger, connaît un succès énorme. Les petits-fils du général de Gaulle accrochent des scoubidous, petits gadgets tressés, aux clés des portes de l’Elysée. Sacha est désormais une vedette à part entière. Brigitte, qui tourne « Babette s’en va-t-en guerre », s’amourache de son partenaire, Jacques Charrier. A la une de « France-Soir », Sacha découvre leur photo et vient aussitôt récupérer ses affaires. C’est l’été 1960. Après avoir été proche d’actrices comme Elga Andersen, Bella Darvi et Odile Versois, ou de princesses comme l’ex-impératrice Soraya, il rencontre celle qui passe alors pour la plus belle fille du monde : Annette Stroyberg. Une cover-girl d’origine danoise, mariée à Roger Vadim avec lequel les liens sentimentaux sont en train de se distendre.

LE CHANTEUR FRANÇAIS LE PLUS EN VOGUE OUTRE-MANCHE

Elle éblouit Sacha qui ne cachera jamais en avoir été très amoureux. Ils dînent au Café des Arts et passent la nuit à la belle étoile sur la plage de Pampelonne. Trois jours après, la terre entière est au courant. Vadim débarque à Saint-Tropez et veut récupérer sa femme. Annette va et vient entre son mari et son amant. Elle hésite. Le soir de la première du film dont elle est la vedette, « Et mourir de plaisir », lors du dîner de gala suivant la projection, chez Maxim’s, voisine de table d’André Malraux et de Salvador Dali, Annette va se recoiffer, prend la porte, grimpe dans la Lancia de Sacha venu la chercher et s’en va. « Sacha, raconte-t-elle dans ses Mémoires, était l’être le plus exquis et le plus délicieux que la terre ait abrité. Souriant, délicat, prévenant. Je l’ai adoré.» Pourtant, à l’époque, la sulfureuse Annette, divorcée et engagée par Dino De Laurentiis, part tourner à Cinecitta. Et Sacha pour Megève.

En Italie, elle tombe dans les bras de Vittorio Gassman et lui dans ceux de Francine Bréaud. Sur la piste A de Rochebrune. Avec des couettes brunes et des yeux verts, ex-membre pendant dix ans de l’équipe de France de ski, la jeune fille, appétissante comme un brugnon, arbore un style parfait. Très sportive, elle ne sort jamais le soir. Ils prennent néanmoins l’apéritif ensemble. Ils skient dix jours durant de conserve. Lui, d’abord comme un pied, puis presque comme un « chamois ». Elle le rejoint à Paris puis à Rio et maman Distel, lors d’un dîner, glisse à son fils : « Celle-là, c’est la bonne !» Sacha et Francine se ma- rient le 16 janvier 1963 dans un Megève enneigé qu’ils traversent en traîneau. Sacha dit adieu à sa réputation de séducteur et devient papa, de Laurent en 1964, puis de Julien en 1967, qui manifestent plus d’intérêt pour la mécanique que pour la musique, bien que leur père leur ait mis, enfants, une guitare dans les mains. « Mon plus grand plaisir, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’a jamais été de jouer les jolis cœurs mais de faire de la musique, la musique qui me plaisait. Ma musique. Sans me soucier des étiquettes.» Sacha continue une carrière dont tout le monde connaît les refrains par cœur. Petula Clark et les shows télévisés.

Le canotier de Maurice Chevalier. Avec des hauts et des bas. Il est à la mode. Puis il ne l’est plus. Sinatra lui prend une chanson. « La belle vie ». Il part assis ter à l’enregistrement et reste tétanisé en s’entendant féliciter par Frankie. Sacha s’envole dans les hit-parades puis dégringole. Mais il est toujours là. Il assume et il continue. En fait, il savait, et ce fut là son drame, que, beau garçon et artiste doué, il res- tait victime de sa réputation. Même si l’image du play-boy chevalier servant laissait place à celle du chanteur à succès, il continuait à afficher un air rieur et des airs légers, une allure pimpante et des sou- rires éclatants. « Evidemment, je souffre de cette réputation de légèreté. Il est vrai que mes plus grands succès, au fil du temps, ont toujours été des chansons de bonne humeur me donnant une aura dé contractée, donnant l’illusion d’une vie rêvée sans soucis et sans problèmes à qui rien de grave ne pou- vait arriver.» Loin des apparences, la vie de Sacha, jalonnée de succès musicaux comme « Mon beau chapeau », « Scandale dans la famille », « Monsieur Cannibale », n’a rien eu d’une mélodie du bonheur. Deux cancers, un de la thyroïde, un de la peau, et deux sérieux accidents, un d’avion au cours duquel il s’est écrasé près d’une ligne à haute tension et un de voiture, ayant défrayé la chronique, avec Chantal Nobel, l’ont mené aux portes de la mort. Mais il s’en est sorti. En fait, à travers ses gaies chansonnettes, la vogue déferlante du yé-yé, ses bonnes fortunes, sa notoriété étrangère (il était le chanteur français le plus en vogue outre-Manche où il avait joué, sur scène, l’avocat de la comédie musicale « Chicago »),  à travers les « Sacha Show » et les « Numéro un », Sacha donne le ton. Et une leçon essentielle. De vie. De belle vie. Il nous apprend que l’élégance existe, que le charme perdure, que, quand tout va pour le mieux, le pire vous guette. Et que, quand toute la pluie tombe sur nous, il y a toujours quelqu’un qui reste le soleil de notre vie. A table, ce soir-là, le grand Distel témoignait, parmi les soleils de sa vie, que ses chagrins d’aujourd’hui étaient faits de ses joies d’hier.

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