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En 2012, selon le journal australien Sydney Morning Herald, un habitant d’Adélaïde téléphona à la compagnie aérienne Qantas et fut mis en attente pendant près de 15 heures. Tandis qu’un message pré-enregistré se répétait, encore et toujours, et lui disait qu’un agent du service clientèle allait «bientôt» prendre son appel, il était resté en ligne –à travailler, lire et attendre. Comme il l’explique dans les colonnes du quotidien:
«J’ai voulu savoir ce qu’ils entendaient exactement quand ils disaient s’engager à prendre mon appel le plus vite possible.»
Dans de telles circonstances –mais sans aller forcément jusqu’à 15 heures d’attente–, nous sommes sans doute nombreux à avoir déjà été plongés dans des abîmes de perplexité philosophique quant à la nature du temps. Une question trouvée chez Wittgenstein: «Le temps peut-il se dérouler indépendamment des événements?» pourrait faire office de point de départ. L’attente téléphonique est le véritable purgatoire de l’existence contemporaine, un lieu de damnation temporelle qui ne renferme pas de feu purificateur, mais une légère brume musicale, où s’esquisse à intervalles réguliers («veuillez ne pas quitter, nous allons donner suite à votre appel») l’arrivée en terre promise.
Haendel aurait-il composé de la «telefonmusik»?
Parlons-en de cette musique: quand j’ai récemment été mis en attente –et après avoir supporté le rituel «confessionnel» consistant à appuyer sur des touches pour indiquer l’objet de mon appel– les premières notes de Water Music de Haendel sont parvenues aux écouteurs de mon iPhone. Je ne pourrais pas dire qu’elles se sont «écoulées», mais plutôt qu’elles se sont «égouttées»; le son était plat, terne, lointain et saccadé par les diverses hachures du réseau.
Mais en les écoutant, j’ai pris peu à peu conscience de la bizarrerie de la situation: Water Music est une œuvre composée par un musicien d’origine allemande et devenu anglais –décrit par Christopher Hogwood comme un être «difficile, inhabituel, obsédé par la nourriture, indépendant, plus grand que nature dans tous les sens du terme et particulièrement irascible»– pour un événement politique d’importance, une «fête d’eau» sur la Tamise organisée à l’été 1717. Selon Hogwood: «Haendel écrivait de la pure musique de divertissement –de la musique pour l’eau et non pas sur l’eau».
Comme il est étrange que cette musique de ballet nautique composée au XVIIIe siècle soit devenue le fond sonore privilégié du service client du XXIe siècle. Haendel a écrit de la «tafelmusik» –littéralement de la «musique de table» pour divertir les convives des banquets–, mais aurait-il pu aussi composer de la «telefonmusik»?
Ensuite, mon esprit a poursuivi sa route: qui, le premier, a pu penser qu’il serait nécessaire pour l’attente téléphonique d’avoir une bande originale? Le plus surprenant, quand on sait qu’à la fin du XIXe la haute société européenne écoutait souvent ses opéras par téléphone, c’est que l’idée d’une musique d’attente ne semble pas avoir germé avant la seconde moitié bien entamée du XXe siècle.
Ce qui serait aujourd’hui facile d’oublier, c’est qu’aux premiers temps de la communication téléphonique, on était «mis en attente» dès qu’on passait le moindre appel. Un prix sans doute dérisoire à payer par rapport au caractère extraordinaire de la chose.
Dans une chronique sur le premier appel transatlantique passé entre New York et Paris en 1928, le New York Times décrivait une expérience enivrante:
«Pour ceux qui parlent pour la première fois, il n’y a pas de frisson comparable à celui que procure que le premier signal “Votre communication avec New York est en cours”. Ne quittez pas. Attendez une minute. Une minute riche d’émotions contradictoires. On pense qu’il faudrait dire quelque chose de mémorable et pourtant on reste bouche bée.»
A l’évidence, de telles émotions ont perdu en ambiguïté quand le téléphone est devenu plus courant et la personne mise trop longtemps en attente allait avoir un tas de trucs à en dire. «Minutes perdues, perdues, qui ne pourraient être pires», peut-on lire au début du poème Quand quelqu’un téléphone d’Elizabeth Bishop, «Minutes d’une condescendance barbare». Mais il y avait un problème bien plus élémentaire dans l’«attente silencieuse»: impossible de savoir s’il y avait réellement quelqu’un «au bout du fil».
Au printemps 1962, un dossier fit son apparition à l’office américain des brevets et marques déposées, pour une invention humblement intitulée «système d’un programme d’attente téléphonique».
La chose débutait d’une manière relativement grandiloquente –«Lors de la réception d’appels téléphoniques»– pour cibler rapidement le problème: que faire du silence de mort que l’appelant devait supporter pendant le transfert de son appel et la traque de ses interlocuteurs? Les opérateurs étaient censés reprendre de temps en temps les appelants en attente, mais que faire s’ils avaient d’autres chats à fouetter? «Dans tous les cas», énonçait la demande de brevet, «devoir écouter un instrument qui ne réagit absolument pas est une entreprise fastidieuse et les appelants préfèrent bien souvent raccrocher et rappeler, ce qui génère des dérangements ainsi qu’une perte de temps et d’argent».
La solution?
«Il s’agit d’un objet de notre présente invention consistant à fournir un système relatif aux caractéristiques décrites et permettant par l’action d’un instrument d’attente, bouton ou clé par exemple, de connecter l’appel entrant à une source de matériaux programmés, musique par exemple, dans le but d’apaiser l’initiateur de l’appel si les délais d’attente deviennent excessivement longs, mais aussi pour rentabiliser le temps d’inactivité de l’appelant attendant la connexion vers une certaine partie ou extension.»
Le dépôt de brevet avait été effectué par un propriétaire d’usine, Alfred Levy, qui, selon un témoignage, aurait découvert que, par l’entremise d’un fil touchant une poutrelle en acier, le système téléphonique de son entreprise captait les émissions d’une radio locale. Quand les appelants étaient mis en attente, ils n’entendaient plus le silence, mais… de la musique. Le monde de la «musique d’attente» était né.
L’attente est moins longue en musique
Puis ce fut l’arrivée d’un concurrent –le «message d’attente». Pourquoi passer de la musique à vos interlocuteurs quand vous pouviez faire votre pub? A partir du milieu des années 1980, les entreprises allaient donc mélanger musique et annonces vocales; et des boîtes comme American Telephone Tapes allaient se spécialiser dans l’enregistrement de messages portés par des «voix sensuelles» et censés interrompre la musique «toutes les 40 secondes environ».
A l’heure actuelle, il va de soi qu’une «attente silencieuse» est synonyme de mort commerciale (vous ne vous souvenez probablement pas d’une attente téléphonique dénuée d’un quelconque accompagnement sonore). Si on en croit des statistiques un peu bidon citées par les entreprises spécialisées en messages d’attente, 70% des appelants rencontrant du silence raccrocheront en moins d’une minute! Le secteur est désormais tellement établi que son groupement professionnel (la On-Hold Message Association) organise chaque année une remise de prix (l’an dernier, la distinction est revenue à une entreprise de nettoyage canadienne).
En plus de son intention originelle et consistant à signaler à l’appelant que sa ligne est toujours active, l’essor de la musique et des annonces d’attente relève d’un élément fondamental de la psychologie humaine, théorisé par le «modèle d’affectation des ressources».
Pour reprendre la formule d’un article du Journal of Retailing, «la musique réduit les effets négatifs de l’attente parce qu’elle détourne l’attention du passage du temps et, par conséquent, les consommateurs perçoivent la longueur de l’attente comme étant plus courte que s’il n’y avait pas eu de musique». En d’autres termes, moins vous faites attention au temps qui passe, plus il vous semble passer vite. Et plus on a l’impression d’avoir attendu longtemps, moins on est satisfait de son expérience.
Et, globalement, la recherche confirme l’axiome voulant qu’en matière d’attente téléphonique, quelque chose est mieux que rien.
Par exemple, une étude publiée en 1997 dans le Journal of Direct Marketing trouvait que les appelants d’une entreprise fictive rapportaient des temps d’attente moins longs (et une satisfaction client plus grande) quand ils avaient entendu divers morceaux de musique –allant de Steve Winwood à Haendel et sa Water Music (!)– plutôt que du silence.
Oui, mais quelle musique?
Mais, évidemment, les choses ne sont pas aussi simples.
Que se passe-t-il, par exemple, quand vous tombez sur une musique que vous n’aimez pas? C’est le sujet d’une étude publiée en 1990 dans le Journal of Services Marketing et montrant que des individus jeunes vont estimer que leur temps de shopping est plus court quand il s’accompagne de titres issus du Top 40; une équation qui s’inverse quand les acheteurs ont plus de 25 ans.
Et votre musique favorite pose un autre problème, comme le montre une étude menée par Nicole Bailey et Charles Areni. «Par rapport à des musiques plus anonymes, écrivent-ils, «la musique familière est d’un accès mémoriel plus simple, ce qui fait que davantage d’événements sont associés à l’intervalle d’attente, ce qui augmente sa durée perçue.» Bien évidemment, même de la musique anonyme peut devenir familière, et même appréciée –le cas le plus célèbre est celui de l’ «Opus No. 1» de Tim Carleton, qu’avait longtemps utilisé Cisco.
Viennent ensuite des questions de valence. Est-ce que la musique joyeuse et entraînante que l’on entend en général lors d’une attente téléphonique la rend plus courte?
Une étude publiée dans Acta Psychologica observe que si une musique triste ou gaie peut avoir une influence sur l’émotion de l’appelant, elle ne semble rien changer à sa perception du temps (même si le sens commun pourrait vous dire que si vous faites attendre des gens, autant le faire dans la joie).
La pertinence est aussi un facteur à prendre en compte –Walking on Sunshine, par exemple, pourrait être un mauvais choix pour une entreprise de pompes funèbres, mais les études sont trop rares pour trancher. Une étude publiée en 1993 dans le Journal of Music Therapy observait ainsi que les appelants d’une «ligne d’écoute pour victimes de maltraitances» raccrochaient davantage quand ils entendaient du jazz, comparé à de la «musique de relaxation».
Mais en termes de pertinence, la musique d’attente suit peut-être ses propres règles du jeu.
Ce qui «fait» musique d’attente
En 1999, une étude menée par une équipe de psychologues de la musique avait incité des gens à appeler un numéro en plaçant une annonce dans un journal. Au moment de l’appel, ils étaient simplement mis en attente: soit avec un titre des Beatles, soit avec la même chanson mais en version «flûte de pan», soit avec un message vocal en boucle. Curieusement, la musique avec laquelle les appelants raccrochaient le moins vite n’était pas les Beatles, mais la reprise à la flûte de pan –peut-être, comme le soulignent les auteurs de l’étude, parce que cela «correspondait davantage à ce que les appelants estimaient être une musique d’attente». Ou bien encore, conformément à l’étude citée précédemment, parce que les Beatles étaient une musique plus familière et faisait donc passer le temps plus lentement.
Aujourd’hui, grâce aux progrès d’autres champs de la gestion des queues, les technologies d’attente ont évolué. Comme à Disneyland, nous comptons désormais sur une estimation de notre temps d’attente (des études ont montré que les gens qui reçoivent ce genre d’information sont deux fois moins nombreux à raccrocher que les autres); des entreprises comme Apple vous permettent même de choisir un créneau horaire pour qu’un conseiller vous rappelle. En outre, une grosse partie du temps d’attente est aspirée par les systèmes vocaux interactifs («tapez 3 si votre appel concerne un vol international»). Et il y a même des «doubles files» pour ceux qui ont plusieurs problèmes. («Je vous mets en relation avec mon supérieur»).
Un tas de maths et de psycho est nécessaire pour que le processus paraisse moins douloureux. Mais à un moment ou à un autre, il faudra bien en passer par de la musique.