Jeanne Malivel, pionnière de l’art moderne breton (Vidéo)

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C’est le moment, cet été, de visiter le musée de la Faïence de Quimper : en plus des vitrines habituelles, vous découvrirez une exposition Jeanne Malivel. Cette Jeanne morte à 31 ans est passée comme une étoile filante dans le ciel breton, marquant pourtant de façon indélébile le mouvement régionaliste.

Elle est née en 1895 à Loudéac (30 km au sud de Saint-Brieuc) dans une famille de commerçants, tout entière issue de Haute-Bretagne, et qui restera très soudée autour d’elle, soutenant sa carrière. En 1919, au sortir d’une guerre où elle servit un temps comme infirmière, elle est admise aux Beaux-Arts de Paris. Et c’est là, à Paris, qu’elle se découvre Bretonne avant tout. Elle s’inscrit à un cours de breton (dans les campagnes de Haute-Bretagne, on parle seulement le gallo, un dialecte roman), et elle y rencontre deux ou trois autres artistes, Creston, Robin (sculpteur), avec qui elle fonde le mouvement Ar Seiz Breur (Les sept frères) : tous ceux qui s’y agrègent (et ils seront des centaines, artistes, architectes et artisans, et aussi écrivains à partir de 1935) s’engagent à renouveler un art typiquement breton. On date la naissance du mouvement du 6 septembre 1923 au pardon de Notre-Dame du Folgoët, près de Lesneven où l’abbé Perrot dirigeait le lendemain les fêtes du Bleun Brug (Fleur de bruyère).

Un peu auparavant, le grand Maurice Denis, qu’elle a fréquenté à la Guilde Notre-Dame, avait aperçu « la frêle silhouette de Jeanne à la Grande Troménie de Locronan, passant à travers les vieux glazigs [gilets bleus des Cornouaillais] et les coiffes, joignant dans sa course rapide la prière et le travail » : « Elle tient de la main droite son chapelet et son crayon, de la main gauche son bloc de papier à dessin, dit un autre de ses admirateurs, l’avocat et historien brestois Alexandre Masseron, entre deux Ave Maria elle jette quelques traits sur ses feuilles, simples repères pour fixer des lignes et des valeurs, mais elle est plus attentive encore à la profonde émotion religieuse qui se dégage de cette randonnée. »

Les Seiz Breur

Pourquoi ce nom de Seiz Breur ? Nos trois amis ont sûrement pensé aux sept peintres de la Pre-Raphaelite Brotherhood d’Angleterre, qui eut pour épigone le mouvement Arts and Crafts de William Morris. Mais Jeanne Malivel appuya ce choix sur un conte qu’elle tenait de sa grand-mère paternelle et qu’elle avait enrichi de patois gallo et d’illustrations. C’est l’histoire de Loïza (« Une fille joliment jeune avait une fois sept frères… ») punie cruellement après chacune de ses sottises (réduite à l’état de servante d’un sarrasin, puis muette, puis victime d’une affreuse belle-mère…), mais que ses frères (métamorphosés entre-temps en oiseaux blancs) sauvent in extremis ; elle devient alors mère de sept fils à qui elle donne les noms des sept saints fondateurs de la Bretagne.

Le premier objectif de nos Seiz Breur, quand ils n’étaient encore qu’une dizaine, fut de créer une sorte de salle d’auberge, bretonne et moderne à la fois, pour l’exposition des Arts décoratifs de Paris en 1925. Ce fut un grand succès, et l’exposition de Quimper en montre quelques traces. Jeanne a participé à la création du mobilier, des tissus, de la vaisselle. Elle tenta de réveiller l’artisanat local. Elle s’épuisait en même temps à enseigner la gravure et la broderie aux Beaux-Arts de Rennes, tout en rentrant chaque dimanche se ressourcer à Loudéac. Elle était recherchée comme illustratrice, elle tenta de rénover la revue Feiz ha Breiz (Foi et Bretagne) de l’abbé Perrot. L’animation des Seiz Breur en pleine expansion n’était pas de tout repos. Elle les quitta d’ailleurs en 1926 après une brouille avec Creston. Elle venait d’épouser Maurice Yung, un jeune fonctionnaire alsacien bientôt muté de Loudéac à Vitré où elle entreprit d’aménager une maison. Malade, elle traîna pendant des mois une paratyphoïde, et mourut, après quelques semaines dans une clinique de Rennes, le 2 septembre 1926. Elle était enceinte, ce qui explique les vers de Marie-Paule Salonne, une amie avec qui elle prônait un « bon féminisme » (plutôt un métier pour les femmes que « les frivolités et mondanités ») : « Est-ce la femme, ou bien l’artiste ? Est-ce la femme / Qu’il faut pleurer, lorsqu’elle emporte en s’en allant / Ce doux chef-d’œuvre, aux ais rompus : un berceau blanc ? / Est-ce l’artiste, avec ce bel enfant : son âme ? »

Autonomiste ?

La carrière de Jeanne Malivel s’est déroulée sur fond d’autonomisme breton (minoritaire, mais dynamique dans l’entre-deux-guerres). Elle considérait le « séparatisme » comme « une chimère », « une utopie poétique », mais illustra sans états d’âme particuliers l’Histoire de notre Bretagne (1922) de son amie Jeanne Chassin du Guerny (née Coroller, et signant C. Danio), guidée par Camille Le Mercier d’Erm, commanditaire de l’ouvrage. Le texte est assez virulent. Le public retint surtout les bois gravés de Jeanne Malivel, et l’un d’entre eux choqua, où la France faisait les poches à la Bretagne. Elle laissa passer l’orage, non sans amertume, n’ayant voulu montrer, dit-elle, qu’une banale protestation contre la fiscalité abusive.

On tremble en songeant au destin qu’eût pu connaître Jeanne Malivel si elle avait vécu la guerre de 40 et la « Libération ». Non que tous les « autonomistes » aient adopté la même ligne politique. Sa propre famille ne semble pas avoir été « épurée ». Et le laïcard Creston, par exemple, comme beaucoup d’écrivains et artistes compromis (Duras, Jean Effel, Claude Roy, Bouvier-Ajam…), amorça un rapprochement avec la Résistance en 1942-1943 pour rallier le Parti communiste en 1945, avec prébendes à la clé. Mais trois amis de Jeanne ont péri assassinés : l’abbé Perrot en décembre 1943, le photographe et décorateur Christian Le Part en mai 1944, enfin Jeanne Chassin du Guerny (mère de cinq enfants) en juillet 1944, tuée par les mêmes maquisards qui massacrèrent le capitaine de vaisseau Le Mintier (commandant du Lynx à Mers el-Kébir), sa femme, sa sœur, et leur jeune bonne dans des conditions atroces, près de Merdrignac (voir par exemple l’actuelle notice « Jeanne Coroller-Danio » sur Wikipédia).

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On trouve à l’exposition l’une des monographies consacrées à Jeanne Malivel : celle d’Olivier Levasseur (Coop Breizh, 2013, 20 euros, nombreuses illustrations en couleur). La plus passionnante reste celle d’O.-L. Aubert, préfacée par Maurice Denis (1929), rééditée en 1995 ; la correspondance de Jeanne y est très largement citée (défilent les noms de Picasso, de Desvallières, et des titres de romans : L’Epithalame, La Brière…), les bois gravés de l’Histoire de notre Bretagne y sont presque tous, ainsi que le conte des Sept frères, mais la faïence est quasiment absente.

François Lecomte – Présent

Jeanne Malivel, pionnière de l’art moderne breton, musée de la Faïence, 14 rue J.-B. Bousquet, Quimper (tél. : 02 98 90 12 72). Jusqu’au 29 septembre (tous les jours sauf dimanche et jours fériés ; visites guidées à 15 h le samedi).

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